Liliane Wouters (1930-2016)

Testament

À l’enfant que je n’ai pas eu
mais que d’un homme je reçus
septante fois sept fois et davantage, à l’enfant sage
dont je formai le souffle et le visage
sept fois septante fois, dans un ventre pareil
au mien, par des nuits rouges de soleil,
par des jours cristallins d’aurore boréale,
à l’enfant dont je porte en moi les initiales
secrètes, ainsi que ton nom, Yahvé,
enfant conçu, toujours inachevé,
qu’on me fait, que je fais, à chaque fois que j’aime,
qui se défait en moi pour donner un poème,
à l’enfant qui ne viendra pas
clore mes yeux, choisir l’ultime drap,
marcher derrière mon poids d’os, de cendres,
me regarder dans la fosse descendre,
à cet enfant je lègue devant Dieu, devant
les hommes et mon chien, devant le jour vivant
(qui n’est que parce que je suis et qui mourra
comme je meurs) je lègue, pour autant que se pourra,
pour autant qu’il en fasse usage en lieu et place
de moi, ses père et mère en un seul être pris,
je lègue tous mes biens de chair, d’esprit,
de temps toujours compté et d’illusoire espace :

le coin de ciel que j’ai scruté en vain,
l’arpent de terre où j’usai mes semelles,
les quatre murs entre quoi je me Uns,
les six cloisons qui leur seront jumelles;

l’argent qui m’est entre les doigts filé
— pour le plaisir que j’eus à le répandre —,
le faux savoir qu’on me crut refiler
— pour le bonheur d’aussitôt désapprendre — ;

les jours passés que je n’ai pas vécus,
les jours vécus près desquels suis passée,
le temps mortel à quoi j’ai survécu,
l’heure éternelle et pourtant effacée  

l’amour jeté dont j’ignorais le prix,
l’amour donné à qui ne sut le rendre,
l’amour offert qu’aussitôt je repris,
l’amour perdu qu’on voit dehors attendre. 

A l’enfant que je n’ai pas eu,
que pourtant j’ai, de ma semence
formé, dedans ma chair conçu,
dont chaque étreinte parfait l’existence,

à cet enfant je lègue pour le mieux mais surtout pour
le pire, ce que m’a prêté le jour  :

le moi dont à crédit je fais usage
à des taux qui dépassent mes moyens,
dont je n’ai pu choisir ni le visage,
ni le sexe (il faut prendre ce qui vient)  :

un cerveau creux dans une  tête pleine,
un corps trop mou sur des os trop puissants,
un sang trop vif pour une courte haleine,
un cœur trop doux pour ce furieux sang, 

des pieds qui n’ont soulevé que poussière,
des bras surpris d’avoir étreint le vent,
des genoux pris au piège des prières,
des mains restant vides comme devant;

des yeux fermés sur un côté des choses,
— cette moitié qui fait à tous défaut  —,
des yeux ouverts sous leurs paupières closes
et dans le noir voyant plus qu’il n’en faut.

A l’enfant que je n’ai pas eu
je lègue enfin, pour qu’il en tienne
bien compte, pour qu’il s’en souvienne
par contumace, lorsque sera décousu
l’ourlet de mon passage sur l’étoffe ancienne  :

les quinze choses que jamais je n’ai pu faire  :
courber le front devant plus grand que moi,
marcher sur plus petit, montrer du doigt,
crier avec la foule, ou bien me taire,

reconnaître parmi les Blancs le Noir,
choisir dix justes, nommer un coupable,
trouver telle attitude convenable,
lire un autre que moi dans les miroirs,

conjuguer l’amour à plusieurs personnes,
résister à la tentation, blesser exprès,
rester dans l’indécis, dire Cambronne
au lieu de merde, qui est plus français.


Je redeviens enfant

Je redeviens enfant, je joue à la marelle
Entre ciel et enfer.
Mon cœur est sans péché, je puis toucher mes ailes,
Je n’ai jamais souffert.

Je viens du Paradis, il reste encor des plumes
Au milieu de mon dos.
Les étoiles, pour moi, chaque nuit se rallument.
Je leur parle, sans mots.

Mon ange prie, assis sur le bord de ma couche.
Il me suit en chemin
Et chasse le démon comme on chasse les mouches,
D’un geste de la main.

J’ai peur du méchant loup qui m’a mordu l’oreille
Quand je n’y pensais pas.
De sa lucarne Dieu peut-être nous surveille
Qui sait où vont nos pas.

Pour moi, je ne vois pas, à l’heure des semailles,
Comment se fera l’août
Et fais comme je peux, jetant vaille que vaille,
Les grains et les cailloux.

Ma tête dans le vent, mes pieds dans leurs chaussures,
Mon âme dans son corps,
J’ignore où je m’en vais, la route n’est pas sûre,
Au bout m’attend la mort.

J’arrête au bord d’un trou, je sens qu’on m’y balance
Comme un peu de fumier.
Je ne crains pas le juge, il met sur la balance
Le poids de sa pitié.

Mon Dieu, je n’ai rien fait qui puisse vous déplaire,
Encor moins qui vous plût.
Que pourriez-vous offrir pour dîme et pour salaire
A qui ne vaut pas plus ?

Mais regardez mon dos qui porte encor trois plumes
Et prenez dans mon œil
Un peu de cette mer dont j’ai terni l’écume
En frappant les écueils.

Je le sais bien, Seigneur, mes bras ne vous apportent
Que la moitié de rien.
Dans votre Paradis mettez-moi sur la porte,
J’y servirai de chien.

Puisque vous connaissez qui doit être caniche
Et comment, et pourquoi,
Je veux me contenter aussi bien de la niche
Que du trône des rois,

Pourvu qu’en me voyant vous ne tourniez la tête
Avec l’air dédaigneux—
Lorsque vous passerez et que je ferai fête
En sautant de mon mieux.

On s’en vient seul

On s’en vient seul et l’on s’en va de même.
On s’endort seul dans un lit partagé.
On mange seul le pain de ses poèmes.
Seul avec soi on se trouve étranger.

Seul à rêver que gravite l’espace,
Seul à sentir son moi de chair, de sang,
Seul à vouloir garder l’instant qui passe,
Seul à passer sans se vouloir passant.


Même si tout s’arrêtait là

Même si tout s’arrêtait là,
Au dernier souffle, à la fosse, à la cendre,
Même s’il me fallait descendre
Ces escaliers qui ne conduisent nulle part,

Cela valait la peine d’être né,
D’avoir bu à longs traits le vin de l’existence,
D’avoir connu des joies et des douleurs intenses,
D’avoir aimé, d’avoir lutté, d’avoir pleuré.

Je n’ai pourtant pas fait des étincelles,
Rien que ces choses que l’on dit très ordinaires.
Mes fautes ne sont pas des actes mais des manques.
Je confesse médiocrité.

Mais j’ai parfois marché sur l’eau, flotté dans l’air,
Je me suis vu sur la plus haute vague,
J’ai respiré un peu d’éternité.




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