Agrippa d’Aubigné (1551-1630) 

Vous qui pillez l’émail de ces couleurs 

Vous qui pillez l’émail de ces couleurs,
Friandes mains qui amenez les fraises,
Que de tourments se cachent sous vos aises,
Que de serpents se coulent sur les fleurs !

J’étais plongée en l’océan d’aimer,
Je me noyais au fleuve Achérontide,
J’épans au bord ma robe toute humide
Et sacrifice au grand Dieu de la mer.

Fermez l’oreille aux mortelles douceurs,
Amans, nochers, n’écoutez les Sirènes.
Ma peine fut d’avoir ouï leurs peines
Et ma douleur d’entendre leurs douleurs.

L’Hiver

Mes volages humeurs, plus stériles que belles,
S’en vont, et je leur dis : «  Vous sentez, hirondelles,
S’éloigner la chaleur et le froid arriver.
Allez nicher ailleurs pour ne fâcher, impures,
Ma couche de babil et ma table d’ordures ;
Laissez dormir en paix la nuit de mon hiver. « 

D’un seul point le soleil n’éloigne l’hémisphère ;
Il jette moins d’ardeur, mais autant de lumière.
Je change sans regrets lorsque je me repens
Des frivoles amours et de leur artifice.
J’aime l’hiver, qui vient purger mon cœur du vice,
Comme de peste l’air, la terre de serpents.

Mon chef blanchit dessous les neiges entassées
Le soleil qui me luit les échauffe, glacées,
Mais ne les peut dissoudre au plus court de ces mois.
Fondez, neiges, venez dessus mon cœur descendre,
Qu’encores il ne puisse allumer de ma cendre
Du brasier, comme il fit des flammes autrefois.

Mais quoi, serai-je éteint devant ma vie éteinte ?
Ne luira plus en moi la flamme vive et sainte,
Le zèle flamboyant de ta sainte maison ?
Je fais aux saints autels holocaustes des restes
De glace aux feux impurs, et de naphte aux célestes,
Clair et sacré flambeau, non funèbre tison.

Voici moins de plaisirs, mais voici moins de peines !
Le rossignol se tait, se taisent les sirènes ;
Nous ne voyons cueillir ni les fruits ni les fleurs
L’espérance n’est plus bien souvent tromperesse,
L’hiver jouit de tout : bienheureuse vieillesse,
La saison de l’usage et non plus des labeurs.

Mais la mort n’est pas loin ; cette mort est suivie
D’un vivre sans mourir, fin d’une fausse vie
Vie de notre vie et mort de notre mort.
Qui hait la sûreté pour aimer le naufrage ?
Qui a jamais été si friand du voyage
Que la longueur en soit plus douce que le port ?

Méditation et prière

Pour communiquer à la Cène du Seigneur.

Lors qu’au banquet précieux
Je savoure les viandes
Salutaires et friandes
Et des Anges et des Cieux ;

Adresse vers toi mes pas,
Ma main, afin qu’elle touche.
Ton haleine ouvre ma bouche
Pour manger à ce repas.

Que ton esprit, ô mon Dieu,
Esprit d’union m’unisse,
Et tout entier me ravisse
De si bas en si haut lieu.

Hausse-moi dessus le rang
De la pauvre humaine race ;
Ma chair de ta chair se fasse,
Et mon sang de ton pur sang.

Que ta main tout de nouveau
M’attache, serre et arrête,
Comme le corps à fa tête ;
Où la vigne à son ormeau.

Que mon cœur enfelonné
Ne s’enfle contre personne :
Donne-moi que je pardonne ;
Afin d’être pardonné.

Comme jadis à l’hostie
On arrachait tout le fiel,
Fais que je ne sacrifie
Rien d’amer au Dieu du Ciel.

Consolation à Mademoiselle de Saint-Germain 

Ces éclairs obscurcis d’un nuage de larmes
Qui coule de tes yeux,
Ces pleurs versez en vain qui cachent tant de flammes
Qui couvent tant de feux :

Ces feux, ces deux soleils nous dérobent leur face
Pour voiler tes ennuis,
Et au lieu du beau jour, le Ciel en sa disgrâce
Nous donne mille nuits.

Ce serein obscurci sa clarté nous refuse,
C’est air si gracieux
Qui mêlé de nos sons, de nos chansons amuse
L’oreille des Dieux.

Ta perte, ta pitié pour quelque temps excuse
Ta douleur et tes pleurs,
Mais craignons que quelqu’un se vengeant ne t’accuse
De feindre ces douleurs.

Ils diront : Et à quoi servent ces vaines plaintes
Qu’enfin il faut finir ?
Belle, cessant tes pleurs, de ces cendres éteintes
Éteins le souvenir.

Ainsi rends de tes yeux la clarté désirée,
Découvre tes beaux feux,
Et de ce doux serein la faveur espérée
Fais sentir à nos yeux,

Heureux de voir encor après un long orage
Ce soleil désiré,
Plus heureux de trouver après un long naufrage
Un rivage assuré !

Tu te plains, mais ce cœur que ta passion mène
Ne reçoit changement :
Changeons donc cette humeur qui pour sembler humaine
Pleure inhumainement.

Car c’est pleurer ainsi, puisque l’amour extrême
Que tu sens de plus fort
Te fait plaindre le bien d’une joie suprême
Acquise par sa mort :

Où tu es trop humain, amour qui veux qu’on cède
A ce qu’on ne doit pas,
Et qui force tes sens de chercher un remède
Où il n’y en a pas.

Ces larmes et ces cris ne la font point revivre
Étant morte ici-bas,
Ni par eux tu ne puis rendre ton cœur délivre
De si cruels débats.

Tu les nommes cruels, renouvelant la plaie
Sans la pouvoir guérir,
Te laissant à toujours le seul plaisir pour paye
De désirer périr ;

Et périr tu ne puis, car ta peine plus forte
Est changée en plaisir :
Ton plaisir est pleurer et ton âme mi-morte
N’a que ce seul désir.

Tu dis que nul ne pense amoindrissant l’offense
Amoindrir mon malheur,
Car finissant tes cris, de plaindre son absence
Je n’aurais le bonheur :

Plainte qui chaque fois à tes yeux la renvoie
Éblouis de leur deuil,
Plainte qui te fait voir ton aimée et ta joie
Enfermée au cercueil.

Mais son âme est au ciel qui n’étant point humaine
Triomphe pour toujours,
Triomphante au bonheur d’une vie certaine
D’avoir parfait son cours.

Donc que ton corps descende en la mort ténébreuse
Pour y voir sa moitié,
Monte ton âme au Ciel plus belle et plus heureuse
Parfaire l’amitié.

Ainsi, Belle, reçois ta vie avec sa vie,
Ta mort avec sa mort,
Et non plus en vivant sous la mortelle envie
Ne plains son heureux sort.

Ne préfère le bien d’une vie mortelle
A l’éternel séjour,
Ne méprise le bien d’une vie éternelle
Pour ne l’avoir qu’un jour.

Elle vivait là-bas en une terre étrange
Sous le sort envieux,
Elle changea son nom et son âme en St. Ange,
Changeant la terre aux Cieux.

Fuyez, tièdes soupirs, et reprenez ces flammes
Qui décoraient ses yeux ;
Vos deux corps sont ça bas, et vos plus belles âmes
Sont au Ciel glorieux.

Préparatif à la mort 

En allégorie maritime.

C’est un grand heur en vivant
D’avoir vaincu tout orage,
D’avoir au cours du voyage
Toujours en poupe le vent :

Mais c’est bien plus de terrir
A la côte désirée,
Et voir sa vie assurée
Au havre de bien mourir.

Arrière craintes et peurs,
Je ne marque plus ma course
Au Canope, ni à l’Ourse,
Je n’ai souci des hauteurs :

Je n’épie plus le Nord,
Ni pas une des étoiles,
Je n’ai qu’à baisser les voiles
Pour arriver dans le port.

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