Alphonse de Lamartine (1790-1869) 


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Le Lac

Ainsi, toujours poussés vers de nouveaux rivages,
Dans la nuit éternelle emportés sans retour,
Ne pourrons-nous jamais sur l’océan des âges
Jeter l’ancre un seul jour ?

Ô lac ! l’année à peine a fini sa carrière,
Et près des flots chéris qu’elle devait revoir,
Regarde ! je viens seul m’asseoir sur cette pierre
Où tu la vis s’asseoir !

Tu mugissais ainsi sous ces roches profondes,
Ainsi tu te brisais sur leurs flancs déchirés,
Ainsi le vent jetait l’écume de tes ondes
Sur ses pieds adorés.

Un soir, t’en souvient-il ? nous voguions en silence ;
On n’entendait au loin, sur l’onde et sous les cieux,
Que le bruit des rameurs qui frappaient en cadence
Tes flots harmonieux.

Tout à coup des accents inconnus à la terre
Du rivage charmé frappèrent les échos ;
Le flot fut attentif, et la voix qui m’est chère
Laissa tomber ces mots :

« Ô temps ! suspends ton vol, et vous, heures propices !
Suspendez votre cours :
Laissez-nous savourer les rapides délices
Des plus beaux de nos jours !

« Assez de malheureux ici-bas vous implorent,
Coulez, coulez pour eux ;
Prenez avec leurs jours les soins qui les dévorent ;
Oubliez les heureux.

« Mais je demande en vain quelques moments encore,
Le temps m’échappe et fuit ;
Je dis à cette nuit : Sois plus lente ; et l’aurore
Va dissiper la nuit.

« Aimons donc, aimons donc ! de l’heure fugitive,
Hâtons-nous, jouissons !
L’homme n’a point de port, le temps n’a point de rive ;
Il coule, et nous passons ! »

Temps jaloux, se peut-il que ces moments d’ivresse,
Où l’amour à longs flots nous verse le bonheur,
S’envolent loin de nous de la même vitesse
Que les jours de malheur ?

Eh quoi ! n’en pourrons-nous fixer au moins la trace ?
Quoi ! passés pour jamais ! quoi ! tout entiers perdus !
Ce temps qui les donna, ce temps qui les efface,
Ne nous les rendra plus !

Éternité, néant, passé, sombres abîmes,
Que faites-vous des jours que vous engloutissez ?
Parlez : nous rendrez-vous ces extases sublimes
Que vous nous ravissez ?

Ô lac ! rochers muets ! grottes ! forêt obscure !
Vous, que le temps épargne ou qu’il peut rajeunir,
Gardez de cette nuit, gardez, belle nature,
Au moins le souvenir !

Qu’il soit dans ton repos, qu’il soit dans tes orages,
Beau lac, et dans l’aspect de tes riants coteaux,
Et dans ces noirs sapins, et dans ces rocs sauvages
Qui pendent sur tes eaux.

Qu’il soit dans le zéphyr qui frémit et qui passe,
Dans les bruits de tes bords par tes bords répétés,
Dans l’astre au front d’argent qui blanchit ta surface
De ses molles clartés.

Que le vent qui gémit, le roseau qui soupire,
Que les parfums légers de ton air embaumé,
Que tout ce qu’on entend, l’on voit ou l’on respire,
Tout dise : Ils ont aimé !


Le Désert, ou l’immatérialité de Dieu 

I

Il est nuit… Qui respire ?… Ah ! c’est la longue haleine,
La respiration nocturne de la plaine !
Elle semble, ô désert ! craindre de t’éveiller.

Accoudé sur ce sable, immuable oreiller,
J’écoute, en retenant l’haleine intérieure,
La brise du dehors, qui passe, chante et pleure ;
Langue sans mots de l’air, dont seul je sais le sens,
Dont aucun verbe humain n’explique les accents,
Mais que tant d’autres nuits sous l’étoile passées
M’ont appris, dès l’enfance, à traduire en pensées.
Oui, je comprends, ô vent ! ta confidence aux nuits :
Tu n’as pas de secret pour mon âme, depuis
Tes hurlements d’hiver dans le mât qui se brise,
Jusqu’à la demi-voix de l’impalpable brise
Qui sème, en imitant des bruissements d’eau,
L’écume du granit en grains sur mon manteau.

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Quel charme de sentir la voile palpitante
Incliner, redresser le piquet de ma tente,
En donnant aux sillons qui nous creusent nos lits
D’une mer aux longs flots l’insensible roulis !
Nulle autre voix que toi, voix d’en haut descendue,
Ne parle à ce désert muet sous l’étendue.
Qui donc en oserait troubler le grand repos ?
Pour nos balbutiements aurait-il des échos ?
Non ; le tonnerre et toi, quand ton simoun y vole,
Vous avez seuls le droit d’y prendre la parole,
Et le lion, peut-être, aux narines de feu,
Et Job, lion humain, quand il rugit à Dieu !…

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Comme on voit l’infini dans son miroir, l’espace !
À cette heure où, d’un ciel poli comme une glace,
Sur l’horizon doré la lune au plein contour
De son disque rougi réverbère un faux jour,
Je vois à sa lueur, d’assises en assises,
Monter du noir Liban les cimes indécises,
D’où l’étoile, émergeant des bords jusqu’au milieu,
Semble un cygne baigné dans les jardins de Dieu.

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II

Sur l’océan de sable où navigue la lune,
Mon œil partout ailleurs flotte de dune en dune ;
Le sol, mal aplani sous ces vastes niveaux,
Imite les grands flux et les reflux des eaux.
À peine la poussière, en vague amoncelée,
Y trace-t-elle en creux le lit d’une vallée,
Où le soir, comme un sel que le bouc vient lécher,
La caravane boit la sueur du rocher.
L’œil, trompé par l’aspect au faux jour des étoiles,
Croit que, si le navire, ouvrant ici ses voiles,
Cinglait sur l’élément où la gazelle a fui,
Ces flots pétrifiés s’amolliraient sous lui,
Et donneraient aux mâts courbés sur leurs sillages
Des lames du désert les sublimes tangages !

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Mais le chameau pensif, au roulis de son dos,
Navire intelligent, berce seul sur ces flots ;
Dieu le fit, ô désert ! pour arpenter ta face,
Lent comme un jour qui vient après un jour qui passe,
Patient comme un but qui ne s’approche pas,
Long comme un infini traversé pas à pas,
Prudent comme la soif quarante jours trompée,
Qui mesure la goutte à sa langue trempée ;
Nu comme l’indigent, sobre comme la faim,
Ensanglantant sa bouche aux ronces du chemin ;
Sûr comme un serviteur, humble comme un esclave,
Déposant son fardeau pour chausser son entrave,
Trouvant le poids léger, l’homme bon, le frein doux,
Et pour grandir l’enfant pliant ses deux genoux !
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III

Les miens, couchés en file au fond de la ravine,
Ruminent sourdement l’herbe morte ou l’épine ;
Leurs longs cous sur le sol rampent comme un serpent ;
Aux flancs maigres de lait leur petit se suspend,
Et, s’épuisant d’amour, la plaintive chamelle
Les lèche en leur livrant le suc de sa mamelle.
Semblables à l’escadre à l’ancre dans un port,
Dont l’antenne pliée attend le vent qui dort,
Ils attendent soumis qu’au réveil de la plaine
Le chant du chamelier leur cadence leur peine,
Arrivant chaque soir pour repartir demain,
Et comme nous, mortels, mourant tous en chemin !

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IV

D’une bande de feu l’horizon se colore,
L’obscurité renvoie un reflet à l’aurore ;
Sous cette pourpre d’air, qui pleut du firmament,
Le sable s’illumine en mer de diamant.

Hâtons-nous !… replions, après ce léger somme,
La tente d’une nuit semblable aux jours de l’homme,
Et, sur cet océan qui recouvre les pas,
Recommençons la route où l’on n’arrive pas !

Eh ! ne vaut-elle pas celles où l’on arrive ?
Car, en quelque climat que l’homme marche ou vive,
Au but de ses désirs, pensé, voulu, rêvé,
Depuis qu’on est parti qui donc est arrivé ?…

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Sans doute le désert, comme toute la terre,
Est rude aux pieds meurtris du marcheur solitaire,
Qui plante au jour le jour la tente de Jacob,
Ou qui creuse en son cœur les abîmes de Job !
Entre l’Arabe et nous le sort tient l’équilibre ;
Nos malheurs sont égaux… mais son malheur est libre !
Des deux séjours humains, la tente ou la maison,
L’un est un pan du ciel, l’autre un pan de prison ;
Aux pierres du foyer l’homme des murs s’enchaîne,
Il prend dans ses sillons racine comme un chêne :
L’homme dont le désert est la vaste cité
N’a d’ombre que la sienne en son immensité.
La tyrannie en vain se fatigue à l’y suivre.
Être seul, c’est régner ; être libre, c’est vivre.
Par la faim et la soif il achète ses biens ;
Il sait que nos trésors ne sont que des liens.
Sur les flancs calcinés de cette arène avare
Le pain est graveleux, l’eau tiède, l’ombre rare ;
Mais, fier de s’y tracer un sentier non frayé,
Il regarde son ciel et dit : Je l’ai payé !…

Sous un soleil de plomb la terre ici fondue
Pour unique ornement n’a que son étendue ;
On n’y voit point bleuir, jusqu’au fond d’un ciel noir,
Ces neiges où nos yeux montent avec le soir ;
On n’y voit pas au loin serpenter dans les plaines
Ces artères des eaux d’où divergent les veines
Qui portent aux vallons par les moissons dorés
L’ondoîment des épis ou la graisse des prés ;
On n’y voit pas blanchir, couchés dans l’herbe molle,
Ces gras troupeaux que l’homme à ses festins immole ;
On n’y voit pas les mers dans leur bassin changeant
Franger les noirs écueils d’une écume d’argent,
Ni les sombres forêts à l’ondoyante robe
Vêtir de leur velours la nudité du globe,
Ni le pinceau divers que tient chaque saison
Des couleurs de l’année y peindre l’horizon ;
On n’y voit pas enfin, près du grand lit des fleuves,
Des vieux murs des cités sortir des cités neuves,
Dont la vaste ceinture éclate chaque nuit
Comme celle d’un sein qui porte un double fruit !
Mers humaines d’où monte avec des bruits de houles
L’innombrable rumeur du grand roulis des foules !
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V

Rien de ces vêtements, dont notre globe est vert,
N’y revêt sous ses pas la lèpre du désert ;
De ses flancs décharnés la nudité sans germe
Laisse les os du globe en percer l’épiderme ;
Et l’homme, sur ce sol d’où l’oiseau même a fui,
Y charge l’animal d’y mendier pour lui !
Plier avant le jour la tente solitaire,
Rassembler le troupeau qui lèche à nu la terre ;
Autour du puits creusé par l’errante tribu
Faire boire l’esclave où la jument a bu ;
Aux flancs de l’animal, qui s’agenouille et brame,
Suspendre à poids égaux les enfants et la femme ;
Voguer jusqu’à la nuit sur ces vagues sans bords,
En laissant le coursier brouter à jeun son mors ;
Boire à la fin du jour, pour toute nourriture,
Le lait que la chamelle à votre soif mesure,
Ou des fruits du dattier ronger les maigres os ;
Recommencer sans fin des haltes sans repos
Pour épargner la source où la lèvre s’étanche ;
Partir et repartir jusqu’à la barbe blanche…
Dans des milliers de jours, à tous vos jours pareils,
Ne mesurer le temps qu’au nombre des soleils ;
Puis de ses os blanchis, sur l’herbe des savanes,
Tracer après sa mort la route aux caravanes…
Voilà l’homme !… Et cet homme a ses félicités !
Ah ! c’est que le désert est vide des cités ;
C’est qu’en voguant au large, au gré des solitudes,
On y respire un air vierge des multitudes !
C’est que l’esprit y plane indépendant du lieu ;
C’est que l’homme est plus homme et Dieu même plus Dieu.

Moi-même, de mon âme y déposant la rouille,
Je sens que j’y grandis de ce que j’y dépouille,
Et que mon esprit, libre et clair comme les cieux,
Y prend la solitude et la grandeur des lieux !

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VI

Tel que le nageur nu, qui plonge dans les ondes,
Dépose au bord des mers ses vêtements immondes,
Et, changeant de nature en changeant d’élément,
Retrempe sa vigueur dans le flot écumant,
Il ne se souvient plus, sur ces lames énormes,
Des tissus dont la maille emprisonnait ses formes ;
Des sandales de cuir, entraves de ses piés,
De la ceinture étroite où ses flancs sont liés,
Des uniformes plis, des couleurs convenues
Du manteau rejeté de ses épaules nues ;
Il nage, et, jusqu’au ciel par la vague emporté,
Il jette à l’Océan son cri de liberté !…
Demandez-lui s’il pense, immergé dans l’eau vive,
Ce qu’il pensait naguère accroupi sur la rive !
Non, ce n’est plus en lui l’homme de ses habits,
C’est l’homme de l’air vierge et de tous les pays.
En quittant le rivage, il recouvre son âme :
Roi de sa volonté, libre comme la lame !…

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VII

Le désert donne à l’homme un affranchissement
Tout pareil à celui de ce fier élément ;
À chaque pas qu’il fait sur sa route plus large,
D’un de ses poids d’esprit l’espace le décharge ;
Il soulève en marchant, à chaque station,
Les serviles anneaux de l’imitation ;
Il sème, en s’échappant de cette Égypte humaine,
Avec chaque habitude, un débris de sa chaîne…

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Ces murs de servitude, en marbre édifiés,
Ces Balbeks tout remplis de dieux pétrifiés,
Pagodes, minarets, panthéons, acropoles,
N’y chargent pas le sol du poids de leurs coupoles ;
La foi n’y parle pas les langues de Babel ;
L’homme n’y porte pas, comme une autre Rachel,
Cachés sous son chameau, dans les plis de sa robe,
Les dieux de sa tribu que le voleur dérobe !
L’espace ouvre l’esprit à l’immatériel.
Quand Moïse au désert pensait pour Israël,
À ceux qui portaient Dieu, de Memphis en Judée,
L’Arche ne pesait pas… car Dieu n’est qu’une idée !

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VIII

Et j’ai vogué déjà, depuis soixante jours,
Vers ce vague horizon qui recule toujours ;
Et mon âme, oubliant ses pas dans sa carrière,
Sans espoir en avant, sans espoir en arrière,
Respirant à plein souffle un air illimité,
De son isolement se fait sa volupté.
La liberté d’esprit, c’est ma terre promise !
Marcher seul affranchit, penser seul divinise !…

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La lune, cette nuit, visitait le désert ;
D’un brouillard sablonneux son disque recouvert
Par le vent du simoun, qui soulève sa brume,
De l’océan de sable en transperçant l’écume,
Rougissait comme un fer de la forge tiré ;
Le sol lui renvoyait ce feu réverbéré ;
D’une pourpre de sang l’atmosphère était teinte,
La poussière brûlait cendre au pied mal éteinte ;
Ma tente, aux coups du vent, sur mon front s’écroula,
Ma bouche sans haleine au sable se colla ;
Je crus qu’un pas de Dieu faisait trembler la terre,
Et, pensant l’entrevoir à travers le mystère,
Je dis au tourbillon : — Ô Très-Haut ! si c’est toi,
Comme autrefois à Job, en chair apparais-moi !…

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· · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · ·


IX

Mais son esprit en moi répondit : « Fils du doute,
» Dis donc à l’Océan d’apparaître à la goutte !
» Dis à l’éternité d’apparaître au moment !
» Dis au soleil voilé par l’éblouissement,
» D’apparaître en clin d’œil à la pâle étincelle
» Que le ver lumineux ou le caillou recèle !
» Dis à l’immensité, qui ne me contient pas,
» D’apparaître à l’espace inscrit dans tes deux pas !
» Et par quel mot pour toi veux-tu que je me nomme ?
» Et par quel sens veux-tu que j’apparaisse à l’homme ?
» Est-ce l’œil, ou l’oreille, ou la bouche, ou la main ?
» Qu’est-il en toi de Dieu ? Qu’est-il en moi d’humain ?
» L’œil n’est qu’un faux cristal voilé d’une paupière
» Qu’un éclair éblouit, qu’aveugle une poussière ;
» L’oreille, qu’un tympan sur un nerf étendu,
» Que frappe un son charnel par l’esprit entendu ;
» La bouche, qu’un conduit par où le ver de terre
» De la terre et de l’eau vit ou se désaltère ;
» La main, qu’un muscle adroit, doué d’un tact subtil ;
» Mais quand il ne tient pas, ce muscle, que sait-il ?…
» Peux-tu voir l’invisible ou palper l’impalpable ?
» Fouler aux pieds l’esprit comme l’herbe ou le sable ?
» Saisir l’âme ? embrasser l’idée avec les bras ?
» Ou respirer Celui qui ne s’aspire pas ?…

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» Dans quel espace enfin des abîmes des cieux
» Voudrais-tu que ma gloire apparût à tes yeux ?
» Est-ce sur cette terre où dans la nuit tu rampes ?
» Terre, dernier degré de ces milliers de rampes
» Qui toujours finissant recommencent toujours,
» Et dont le calcul même est trop long pour tes jours ?
» Petit charbon tombé d’un foyer de comète
» Que sa rotation arrondit en planète,
» Qui du choc imprimé continue à flotter,
» Que mon œil oublîrait aux confins de l’éther
» Si, des sables de feu dont je sème ma nue,
» Un seul grain de poussière échappait à ma vue ?

» Est-ce dans mes soleils ? ou dans quelque autre feu
» De ces foyers du ciel, dont le grand doigt de Dieu
» Pourrait seul mesurer le diamètre immense ?
» Mais, quelque grand qu’il soit, il finit, il commence.
» On calculerait donc mon orbite inconnu ?
» Celui qui contient tout serait donc contenu ?
» Les pointes du compas, inscrites sur ma face,
» Pourraient donc en s’ouvrant mesurer ma surface ?
» Un espace des cieux, par d’autres limité,
» Emprisonnerait donc ma propre immensité ?

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· · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · ·

» Du jour où de l’Éden la clarté s’éteignit,
» L’antiquité menteuse en songe me peignit ;
» Chaque peuple à son tour, idolâtre d’emblème,
» Me fit semblable à lui pour m’adorer lui-même.
» Le Gange, le premier, fleuve ivre de pavots,
» Où les songes sacrés roulent avec les flots,
» De mon être intangible en voulant palper l’ombre,
» De ma sainte unité multiplia le nombre,
» De ma métamorphose éblouit ses autels,
» Fit diverger l’encens sur mille dieux mortels ;
» De l’éléphant lui-même adorant les épaules,
» Lui fit porter sur rien le monde et ses deux pôles,
» Éleva ses tréteaux dans le temple indien,
» Transforma l’Éternel en vil comédien,
» Qui, changeant à sa voix de rôle et de figure,
» Jouait le Créateur devant sa créature !

» La Perse, rougissant de cet ignoble jeu,
» Avec plus de respect m’incarna dans le feu ;
» Pontife du soleil, le pieux Zoroastre
» Pour me faire éclater me revêtit d’un astre.

» Chacun me confondit avec son élément :
» La Chine astronomique avec le firmament ;
» L’Égypte moissonneuse avec la terre immonde
» Que le dieu-Nil arrose et le dieu-bœuf féconde ;
» La Grèce maritime avec l’onde ou l’éther
» Que gourmandait pour moi Neptune ou Jupiter,
» Et, se forgeant un ciel aussi vain qu’elle-même,
» Dans la Divinité ne vit qu’un grand poëme !

» Mais le temps soufflera sur ce qu’ils ont rêvé,
» Et sur ces sombres nuits mon astre s’est levé.


· · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · ·
· · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · ·


X

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· · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · ·

» Insectes bourdonnants, assembleurs de nuages,
» Vous prendrez-vous toujours au piége des images ?
» Me croyez-vous semblable aux dieux de vos tribus ?
» J’apparais à l’esprit, mais par mes attributs !
» C’est dans l’entendement que vous me verrez luire,
» Tout œil me rétrécit qui croit me reproduire.
» Ne mesurez jamais votre espace et le mien,
» Si je n’étais pas tout je ne serais plus rien !

» Non, ce second chaos qu’un panthéiste adore
» Où dans l’immensité Dieu même s’évapore,
» D’éléments confondus pêle-mêle brutal
» Où le bien n’est plus bien, où le mal n’est plus mal ;
» Mais ce tout, centre-Dieu de l’âme universelle,
» Subsistant dans son œuvre et subsistant sans elle :
» Beauté, puissance, amour, intelligence et loi,
» Et n’enfantant de lui que pour jouir de soi !…

» N’est point un miroir où je puisse t’apparaître !
» Je ne suis pas un être, ô mon fils ! Je suis l’Être !
» Plonge dans ma hauteur et dans ma profondeur,
» Et conclus ma sagesse en pensant ma grandeur !
» Tu creuseras en vain le ciel, la mer, la terre,
» Pour m’y trouver un nom ; je n’en ai qu’un… Mystère.

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» — Ô Mystère ! lui dis-je, eh bien ! sois donc ma foi…
» Mystère, ô saint rapport du Créateur à moi !
» Plus tes gouffres sont noirs, moins ils me sont funèbres,
» J’en relève mon front ébloui de ténèbres !
» Quand l’astre à l’horizon retire sa splendeur,
» L’immensité de l’ombre atteste sa grandeur !
» À cette obscurité notre foi se mesure,
» Plus l’objet est divin, plus l’image est obscure.
» Je renonce à chercher des yeux, des mains, des bras,
» Et je dis : C’est bien toi, car je ne te vois pas ! »

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XI

Ainsi dans son silence et dans sa solitude,
Le désert me parlait mieux que la multitude.
Ô désert ! ô grand vide où l’écho vient du ciel !
Parle à l’esprit humain, cet immense Israël !
Et moi puissé-je, au bout de l’uniforme plaine
Où j’ai suivi longtemps la caravane humaine,
Sans trouver dans le sable élevé sur ses pas
Celui qui l’enveloppe et qu’elle ne voit pas,
Puissé-je, avant le soir, las des Babels du doute,
Laisser mes compagnons serpenter dans leur route,
M’asseoir au puits de Job, le front dans mes deux mains,
Fermer enfin l’oreille à tous verbes humains,
Dans ce morne désert converser face à face
Avec l’éternité, la puissance et l’espace :
Trois prophètes muets, silences pleins de foi,
Qui ne sont pas tes noms, Seigneur ! mais qui sont toi,
Évidences d’esprit qui parlent sans paroles,
Qui ne te taillent pas dans le bloc des idoles,
Maïs qui font luire au fond de nos obscurités
Ta substance elle-même en trois vives clartés.
Père et mère à toi seul, et seul né sans ancêtre,
D’où sort sans t’épuiser la mer sans fond de l’Être,
Et dans qui rentre en toi jamais moins, toujours plus,
L’Être au flux éternel, à l’éternel reflux !

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Le Soir

Le soir ramène le silence.
Assis sur ces rochers déserts,
Je suis dans le vague des airs
Le char de la nuit qui s’avance.

Vénus se lève à l’horizon ;
A mes pieds l’étoile amoureuse.
De sa lueur mystérieuse
Blanchit les tapis de gazon.

De ce hêtre au feuillage sombre
J’entends frissonner les rameaux :
On dirait autour des tombeaux
Qu’on entend voltiger une ombre.

Tout à coup détaché des cieux,
Un rayon de l’astre nocturne,
Glissant sur mon front taciturne,
Vient mollement toucher mes yeux.

Doux reflet d’un globe de flamme,
Charmant rayon, que me veux-tu ?
Viens-tu dans mon sein abattu
Porter la lumière à mon âme ?

Descends-tu pour me révéler
Des mondes le divin mystère?
Les secrets cachés dans la sphère
Où le jour va te rappeler?

Une secrète intelligence
T’adresse-t-elle aux malheureux ?
Viens-tu la nuit briller sur eux
Comme un rayon de l’espérance ?

Viens-tu dévoiler l’avenir
Au coeur fatigué qui t’implore ?
Rayon divin, es-tu l’aurore
Du jour qui ne doit pas finir ?

Mon coeur à ta clarté s’enflamme,
Je sens des transports inconnus,
Je songe à ceux qui ne sont plus
Douce lumière, es-tu leur âme ?

Peut-être ces mânes heureux
Glissent ainsi sur le bocage ?
Enveloppé de leur image,
Je crois me sentir plus près d’eux !

Ah ! si c’est vous, ombres chéries !
Loin de la foule et loin du bruit,
Revenez ainsi chaque nuit
Vous mêler à mes rêveries.

Ramenez la paix et l’amour
Au sein de mon âme épuisée,
Comme la nocturne rosée
Qui tombe après les feux du jour.

Venez !… mais des vapeurs funèbres
Montent des bords de l’horizon :
Elles voilent le doux rayon,
Et tout rentre dans les ténèbres.


Le Papillon

Naître avec le printemps, mourir avec les roses,
Sur l’aile du zéphyr nager dans un ciel pur,
Balancé sur le sein des fleurs à peine écloses,
S’enivrer de parfums, de lumière et d’azur,
Secouant, jeune encor, la poudre de ses ailes,
S’envoler comme un souffle aux voûtes éternelles,
Voilà du papillon le destin enchanté!
Il ressemble au désir, qui jamais ne se pose,
Et sans se satisfaire, effleurant toute chose,
Retourne enfin au ciel chercher la volupté!



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