Birago Diop (1906-1989) 

Les Souffles

Ecoute plus souvent
Les Choses que les Etres
La Voix du Feu s’entend,
Entends la Voix de l’Eau.
Ecoute dans le Vent Le Buisson en sanglots :
C’est le Souffle des ancêtres.

Ceux qui sont morts ne sont jamais partis :
Ils sont dans l’Ombre qui s’éclaire
Et dans l’ombre qui s’épaissit.
Les Morts ne sont pas sous la Terre :
Ils sont dans l’Arbre qui frémit,
Ils sont dans le Bois qui gémit,
Ils sont dans l’Eau qui coule,
Ils sont dans l’Eau qui dort,
Ils sont dans la Case, ils sont dans la Foule :
Les Morts ne sont pas morts.

Ecoute plus souvent
Les Choses que les Etres
La Voix du Feu s’entend,
Entends la Voix de l’Eau.
Ecoute dans le Vent
Le Buisson en sanglots :
C’est le Souffle des Ancêtres morts,
Qui ne sont pas partis
Qui ne sont pas sous la Terre
Qui ne sont pas morts.

Ceux qui sont morts ne sont jamais partis :
Ils sont dans le Sein de la Femme,
Ils sont dans l’Enfant qui vagit
Et dans le Tison qui s’enflamme.
Les Morts ne sont pas sous la Terre :
Ils sont dans le Feu qui s’éteint,
Ils sont dans les Herbes qui pleurent,
Ils sont dans le Rocher qui geint,
Ils sont dans la Forêt, ils sont dans la Demeure,
Les Morts ne sont pas morts.

Ecoute plus souvent
Les Choses que les Etres
La Voix du Feu s’entend,
Entends la Voix de l’Eau.
Ecoute dans le Vent
Le Buisson en sanglots,
C’est le Souffle des Ancêtres.

Il redit chaque jour le Pacte,
Le grand Pacte qui lie,
Qui lie à la Loi notre Sort,
Aux Actes des Souffles plus forts
Le Sort de nos Morts qui ne sont pas morts,
Le lourd Pacte qui nous lie à la Vie.
La lourde Loi qui nous lie aux Actes
Des Souffles qui se meurent
Dans le lit et sur les rives du Fleuve,
Des Souffles qui se meuvent
Dans le Rocher qui geint et dans l’Herbe qui pleure.
Des Souffles qui demeurent
Dans l’Ombre qui s’éclaire et s’épaissit,
Dans l’Arbre qui frémit, dans le Bois qui gémit
Et dans l’Eau qui coule et dans l’Eau qui dort,
Des Souffles plus forts qui ont pris
Le Souffle des Morts qui ne sont pas morts,
Des Morts qui ne sont pas partis,
Des Morts qui ne sont plus sous la Terre

Ecoute plus souvent
Les Choses que les Etres
La Voix du Feu s’entend,
Entends la Voix de l’Eau.
Ecoute dans le Vent
Le Buisson en sanglots,
C’est le Souffle des Ancêtres.


Abandon

Dans le bois obscurci 
Les trompes hurlent hululent sans merci
Sur les tam-tams maudits.
Nuit noire, nuit noire?!

Le lait s’est aigri
Dans les calebasses
La bouillie a durci
Dans les vases
Dans les cases
La peur passe, la peur repasse,
Nuit noire, nuit noire?!

Les torches qu’on allume
Jettent dans l’air
Des lueurs sans volume,
Sans éclat, sans éclair,
Les torches fument,
Nuit noire, nuit noire?!

Des souffles surpris
Rôdent et gémissent
Murmurant des mots désappris,
Des mots qui frémissent,
Nuit noire, nuit noire!

Du corps refroidi des poulets
Ni du chaud cadavre qui bouge
Nulle goutte n’a plus coulé
Ni du sang noir, ni du sang rouge,
Nuit noire, nuit noire?!

Les trompes hurlent, hululent sans merci
Sur les tam-tams maudits,
Nuit noire, nuit noire?!

Peureux le ruisseau orphelin
Pleure et réclame
Le peuple de ses bords éteints
Errant sans fin, errant en vain
Nuit noire, nuit noire?!

Et dans la savane sans âme
Désertée par le souffle des anciens
Les trompes hurlent, hululent sans merci
Sur les tam-tams maudits
Nuit noire, nuit noire?!

Les arbres inquiets
De la sève qui se fige
Dans leurs feuilles et dans leur tige
Ne peuvent plus prier
Les aïeux qui hantaient leur pied
Nuit noire, nuit noire?!

Dans les cases où la peur repasse
Dans l’air où la torche s’éteint
Sur le fleuve orphelin,
Dans la forêt sans âme et lasse
Sur les arbres inquiets et déteints
Dans les bois obscurcis
Les trompes hurlent, hululent sans merci
Sur les tam-tams maudits
Nuit noire, nuite noire?!


Sagesse

Sans souvenir, sans désirs et sans haine
Je retournerai là-bas au pays, .
Dans les grandes nuits, dans leur chaude haleine
Enterrer tous mes tourments vieillis.
Sans souvenirs, sans désirs et sans haine,

Je rassemblerai les lambeaux qui restent
De ce que j’appelais jadis mon coeur
Mon cœur qu’a meurtri chacun de vos gestes ;
Et si tout n’est pas mort de sa douleur
J’en rassemblerai les lambeaux qui restent.

Dans le murmure infini de l’aurore
Au gré de ses quatre Vents, alentour
Je jetterai tout ce qui me dévore,
Puis, sans rêves, je dormirai–toujours–
Dans le murmure infini de l’aurore.


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