Boileau (1636-1711)

Le Bûcheron et la Mort

Le dos chargé de bois et le corps tout en eau,
Un pauvre bûcheron, dans l’extrême vieillesse,
Marchait en haletant de peine et de détresse;
Enfin, las de souffrir, jetant là son fardeau,
Plutôt que de s’en voir accablé de nouveau,
Il souhaite la Mort et cent fois il l’appelle.
La Mort vient à la fin : « Que veux-tu ? lui crie t-elle,
Qui moi ? dit-il alors, prompt à se corriger.
Que tu m’aides à me charger. »


Satire II

À MOLIERE.

ACCORD DE LA RIME ET DE LA RAISON.


Rare et fameux esprit, dont la fertile veine
Ignore en écrivant le travail et la peine ;
Pour qui tient Apollon tous ses trésors ouverts,
Et qui sais à quel coin se marquent les bons vers,
Dans les combats d’esprit savant maître d’escrime,
Enseigne-moi, Molière, où tu trouves la rime.
On diroit, quand tu veux, qu’elle te vient chercher
Jamais au bout du vers on ne te voit broncher ;
Et, sans qu’un long détour t’arrête, ou t’embarrasse,
À peine as-tu parlé, qu’elle-même s’y place.
Mais moi, qu’un vain caprice, une bizarre humeur,
Pour mes péchés, je crois, fit devenir rimeur,
Dans ce rude métier où mon esprit se tue,
En vain, pour la trouver, je travaille et je sue.
Souvent j’ai beau rêver du matin jusqu’au soir ;
Quand je veux dire blanc, la quinteuse dit noir.
Si je veux d’un galant dépeindre la figure,
Ma plume pour rimer trouve l’abbé de Pure;
Si je pense exprimer un auteur sans défaut,
La raison dit Virgile, et la rime Quinault.
Enfin, quoi que je fasse ou que je veuille faire,
La bizarre toujours vient m’offrir le contraire.
De rage quelquefois, ne pouvant la trouver,
Triste, las et confus, je cesse d’y rêver ;
Et, maudissant vingt fois le démon qui m’inspire,
Je fais mille sermens de ne jamais écrire.
Mais, quand j’ai bien maudit et Muses et Phébus,
Je la vois qui paroît quand je n’y pense plus :
Aussitôt, malgré moi, tout mon feu se rallume ;
Je reprends sur-le-champ le papier et la plume ;
Et, de mes vains sermens perdant le souvenir,
J’attends de vers en vers qu’elle daigne venir.
Encor si pour rimer dans sa verve indiscrète,
Ma muse au moins souffroit une froide épithète,
Je ferois comme un autre ; et, sans chercher si loin,
J’aurois toujours des mots pour les coudre au besoin.
Si je louois Philis en miracles féconde,
Je trouverois bientôt, à nulle autre seconde ;
Si je voulois vanter un objet nonpareil,
Je mettrais à l’instant, plus beau que le soleil;
Enfin parlant toujours d’astres et de merveilles,
De chefs-d’œuvre des cieux, de beautés sans pareilles.
Avec tous ces beaux mots, souvent mis au hasard,
Je pourrois aisément, sans génie et sans art,
Et transportant cent fois et le nom et le verbe,
Dans mes vers recousus mettre en pièces Malherbe.
Mais mon esprit, tremblant sur le choix de ses mots.
N’en dira jamais un, s’il ne tombe à propos,
Et ne sauroit souffrir qu’une phrase insipide
Vienne à la fin d’un vers remplir la place vide ;
Ainsi recommençant un ouvrage vingt fois,
Si j’écris quatre mots, j’en effacerai trois.

Maudit soit le premier dont la verve insensée
Dans les bornes d’un vers renferma sa pensée.
Et, donnant à ses mots une étroite prison.
Voulut avec la rime enchaîner la raison !
Sans ce métier fatal au repos de ma vie,
Mes jours, pleins de loisir, couleroient sans envie.
Je n’aurois qu’à chanter, rire, boire d’autant,
Et, comme un gras chanoine, à mon aise et content,
Passer tranquillement, sans souci, sans affaire,
La nuit à bien dormir, et le jour à rien faire.
Mon cœur, exempt de soins, libre de passion,
Sait donner une borne à son ambition ;
Et, fuyant des grandeurs la présence importune.
Je ne vais point au Louvre adorer la fortune
Et je serois heureux si, pour me consumer,
Un destin envieux ne m’avoit fait rimer.

Mais depuis le moment que cette frénésie
De ses noires vapeurs troubla ma fantaisie,
Et qu’un démon jaloux de mon contentement
M’inspira le dessein d’écrire poliment.
Tous les jours malgré moi, cloué sur un ouvrage,
Retouchant un endroit, effaçant une page,
Enfin passant ma vie en ce triste métier.
J’envie, en écrivant, le sort, de Pelletier.

Bienheureux Scudéri, dont la fertile plume
Peut tous les mois sans peine enfanter un volume ?
Tes écrits, il est vrai, sans art et languissans,
Semblent être formés en dépit du bon sens,
Mais ils trouvent pourtant, quoi qu’on en puisse dire,
Un marchand pour les vendre, et des sots pour les lire ;
Et quand la rime enfin se trouve au bout des vers,
Qu’importe que le reste y soit mis de travers ?
Malheureux mille fois celui dont la manie
Veut aux règles de l’art asservir son génie !
Un sot, en écrivant, fait tout avec plaisir.
Il n’a point en ses vers l’embarras de choisir ;
Et, toujours amoureux de ce qu’il vient d’écrire,
Ravi d’étonnement, en soi-même il s’admire.
Mais un esprit sublime en vain veut s’élever
À ce degré parfait qu’il tâche de trouver ;
Et, toujours mécontent de ce qu’il vient de faire,
Il plaît à tout le monde, et ne sauroit se plaire ;
Et tel dont en tous lieux chacun vante l’esprit
Voudroit pour son repos n’avoir jamais écrit.

Toi donc qui vois les maux où ma muse s’abîme.
De grâce, enseigne-moi l’art de trouver la rime :
Ou, puisque enfin tes soins y seroient superflus,
Molière, enseigne-moi l’art de ne rimer plus.


Satire VIII

À M. M… DOCTEUR DE SORBONNE.

SUR L’HOMME.


De tous les animaux qui s’élèvent dans l’air,
Qui marchent sur la terre, ou nagent dans la mer,
De Paris au Pérou, du Japon jusqu’à Rome,
Le plus sot animal, à mon avis, c’est l’homme.

Quoi ! dira-t-on d’abord, un ver, une fourmi,
Un insecte rampant qui ne vit qu’à demi,
Un taureau qui rumine, une chèvre qui broute,
Ont l’esprit mieux tourné que n’a l’homme ? Oui sans doute.
Ce discours te surprend, docteur, je l’aperçoi.
L’homme de la nature est le chef et le roi :
Bois, prés, champs, animaux, tout est pour son usage,
Et lui seul a, dis-tu, la raison en partage.
Il est vrai, de tout temps la raison fut son lot :
Mais de là je conclus que l’homme est le plus sot.

Ces propos, diras-tu, sont bons dans la satire,
Pour égayer d’abord un lecteur qui veut rire :
Mais il faut les prouver. En forme. J’y consens.
Réponds-moi donc, docteur, et mets-toi sur les bancs.
Qu’est-ce que la sagesse ? une égalité d’âme

Que rien ne peut troubler, qu’aucun désir n’enflamme,
Qui marche en ses conseils à pas plus mesurés
Qu’un doyen au palais ne monte les degrés.
Or cette égalité dont se forme le sage,
Qui jamais moins que l’homme en a connu l’usage ?
La fourmi tous les ans traversant les guérets
Grossit ses magasins des trésors de Cérés ;
Et dés que l’aquilon, ramenant la froidure,
Vient de ses noirs frimas attrister la nature.
Cet animal, tapi dans son obscurité,
Jouit l’hiver des biens conquis durant l’été.
Mais on ne la voit point, d’une humeur inconstante.
Paresseuse au printemps, en hiver diligente,
Affronter en plein champ les fureurs de janvier,
Ou demeurer oisive au retour du bélier.
Mais l’homme, sans arrêt dans sa course insensée,
Voltige incessamment de pensée en pensée :
Son cœur, toujours flottant entre mille embarras,
Ne sait ni ce qu’il veut ni ce qu’il ne veut pas.
Ce qu’un jour il abhorre, en l’autre il le souhaite.
Moi ! j’irois épouser une femme coquette !
J’irois, par ma constance aux affronts endurci,
Me mettre au rang des saints qu’a célébrés Bussi !
Assez de sots sans moi feront parler la ville,
Disoit le mois passé ce marquis indocile,
Qui, depuis quinze jours dans le piège arrêté,
Entre les bons maris pour exemple cité,
Croit que Dieu tout exprés d’une côte nouvelle
A tiré pour lui seul une femme fidèle.

Voilà l’homme en effet. Il va du blanc au noir ;
Il condamne au matin ses sentimens du soir :
Importun à tout autre, à soi-même incommode,
Il change a tous momens d’esprit comme de mode :
Il tourne au moindre vent, il tombe au moindre choc,
Aujourd’hui dans un casque, et demain dans un froc.

Cependant à le voir, plein de vapeurs légères,
Soi-même se bercer de ses propres chimères,
Lui seul de la nature est la base et l’appui,
Et le dixième ciel ne tourne que pour lui.
De tous les animaux il est, dit-il, le maître.
Qui pourroit le nier ? poursuis-tu. Moi, peut-être.
Mais, sans examiner si vers les antres sourds,
L’ours a peur du passant, ou le passant de l’ours ;
Et si, sur un édit des pâtres de Nubie,
Les lions de Barca videroient la Libye ;
Ce maître prétendu qui leur donne des lois,
Ce roi des animaux, combien a-t-il de rois !
L’ambition, l’amour, l’avarice, la haine,
Tiennent comme un forçat son esprit à la chaîne.

Le sommeil sur ses yeux commence à s’épancher :
« Debout, dit l’avarice, il est temps de marcher.
Hé ! laisse-moi. — Debout ! — Un moment. — Tu répliques ?
— À peine le soleil fait ouvrir les boutiques.
— N’importe, lève-toi. — Pourquoi faire après tout ?
— Pour courir l’Océan de l’un à l’autre bout,
Chercher jusqu’au Japon la porcelaine et l’ambre,
Rapporter de Goa le poivre et le gingembre.
— Mais j’ai des biens en foule, et je puis m’en passer.
— On n’en peut trop avoir : et pour en amasser
Il ne faut épargner ni crime ni parjure :
Il faut souffrir la faim, et coucher sur la dure :
Eût-on plus de trésors que n’en perdit Galet,
N’avoir en sa maison ni meubles ni valet ;
Parmi les tas de blé vivre de seigle et d’orge ;
De peur de perdre un liard souffrir qu’on vous égorge.
— Et pourquoi cette épargne enfin ? — L’ignores-tu ?
Afin qu’un héritier, bien nourri, bien vêtu,
Profitant d’un trésor en tes mains inutile,
De son train quelque jour embarrasse la ville.
— Que faire ? — Il faut partir : les matelots sont prêts. »

Ou, si pour l’entraîner l’argent manque d’attraits,
Bientôt l’ambition et toute son escorte
Dans le sein du repos vient le prendre à main forte,
L’envoie en furieux, au milieu des hasards,
Se faire estropier sur les pas des Césars ;
Et cherchant sur la brèche une mort indiscrète,
De sa folle valeur embellir la gazette.

« Tout beau, dira quelqu’un, raillez plus à propos ;
Ce vice fut toujours la vertu des héros.
Quoi donc ! à votre avis, fut-ce un fou qu’Alexandre ? »
Qui ? cet écervelé qui mit l’Asie en cendre ?
Ce fougueux l’Angéli, qui, de sang altéré,
Maître du monde entier s’y trouvoit trop serré !
L’enragé qu’il étoit, né roi d’une province
Qu’il pouvoit gouverner en bon et sage prince,
S’en alla follement, et pensant être Dieu,
Courir comme un bandit qui n’a ni feu ni lieu ;
Et, traînant avec soi les horreurs de la guerre,
De sa vaste folie emplir toute la terre :
Heureux, si de son temps, pour cent bonnes raisons,
La Macédoine eut eu des Petites-Maisons,
Et qu’un sage tuteur l’eût en cette demeure,
Par avis de parens, enfermé de bonne heure !

Mais, sans nous égarer dans ces digressions,
Traiter, comme Senaut, toutes les passions ;
Et, les distribuant, par classes et par titres,
Dogmatiser en vers, et rimer par chapitres,
Laissons-en discourir La Chambre et Coeffeteau.
En voyant l’homme enfin par l’endroit le plus beau.

Lui seul, vivant, dit-on, dans l’enceinte des villes,
Fait voir d’honnêtes mœurs, des coutumes civiles,
Se fait des gouverneurs, des magistrats, des rois,
Observe une police, obéit à des lois.

Il est vrai. Mais pourtant sans lois et sans police,
Sans craindre archers, prévôt, ni suppôt de justice,
Voit-on les loups brigands, comme nous inhumains,
Pour détrousser les loups courir les grands chemins ?
Jamais, pour s’agrandir, voit-on dans sa manie
Un tigre en factions partager l’Hyrcanie ?
L’ours a-t-il dans les bois la guerre avec les ours ?
Le vautour dans les airs fond-il sur les vautours ?
A-t-on vu quelquefois dans les plaines d’Afrique,
Déchirant à l’envi leur propre république,
Lions contre lions, parens contre parens,
Combattre follement pour le choix des tyrans ?
L’animal le plus fier qu’enfante la nature
Dans un autre animal respecte sa figure,
De sa rage avec lui modère les accès,
Vit sans bruit, sans débats, sans noise, sans procès.
Un aigle, sur un champ prétendant droit d’aubaine,
Ne fait point appeler un aigle à la huitaine ;
Jamais contre un renard chicanant un poulet
Un renard de son sac n’alla charger Rolet ;
Jamais la biche en rut n’a, pour fait d’impuissance,
Traîné du fond des bois un cerf à l’audience ;
Et jamais juge, entre eux ordonnant le congrès,
De ce burlesque mot n’a sali ses arrêts.
On ne connoît chez eux ni placets ni requêtes,
Ni haut ni bas conseil, ni chambre des enquêtes.
Chacun l’un avec l’autre en toute sûreté
Vit sous les pures lois de la simple équité.
L’homme seul, l’homme seul, en sa fureur extrême,
Met un brutal honneur à s’égorger soi-même.
C’étoit peu que sa main, conduite par l’enfer,
Eût pétri le salpêtre, eut aiguisé le fer :
II falloit que sa rage, à l’univers funeste,
Allât encor de lois embrouiller le Digeste :
Cherchât pour l’obscurcir des gloses, des docteurs,
Accablât l’équité sous des monceaux d’auteurs,
Et pour comble de maux apportât dans la France
Des harangueurs du temps l’ennuyeuse éloquence.

Doucement, diras-tu ! que sert de s’emporter ?
L’homme a ses passions, on n’en sauroit douter ;
Il a comme la mer ses flots et ses caprices :
Mais ses moindres vertus balancent tous ses vices.
N’est-ce pas l’homme enfin dont l’art audacieux
Dans le tour d’un compas a mesuré les cieux ;
Dont la vaste science, embrassant toutes choses,
A fouillé la nature, en a percé les causes ?
Les animaux ont-ils des universités ?
Voit-on fleurir chez eux des quatre facultés ?
Y voit-on des savans en droit, en médecine.
Endosser l’écarlate et se fourrer d’hermine ?

Non, sans doute ; et jamais chez eux un médecine,
N’empoisonna les bois de soit art assassin.
Jamais docteur armé d’un argument frivole
Ne s’enroua chez eux sur les bancs d’une école.
Mais sans chercher au fond si notre esprit déçu
Sait rien de ce qu’il sait, s’il a jamais rien su,
Toi-même réponds-moi : Dans le siècle où nous sommes
Est-ce au pied du savoir qu’on mesure les hommes ?
« Veux-tu voir tous les grands à ta porte courir ?
Dit un père à son fils dont le poil va fleurir ;
Prends-moi le bon parti : laisse là tous les livres.
Cent francs au denier cinq combien font-ils ? — Vingt livres.
— C’est bien dit. Va, tu sais tout ce qu’il faut savoir.
Que de biens, que d’honneurs sur toi s’en vont pleuvoir !

Exerce-toi, mon fils, dans ces hautes sciences ;
Prends, au lieu d’un Platon, le Guidon des finances ;
Sache quelle province enrichit les traitans ;
Combien le sel au roi peut fournir tous les ans.
Endurcis-toi le cœur, sois arabe, corsaire,
Injuste, violent, sans foi, double, faussaire.
Ne va point sottement faire le généreux :
Engraisse-toi, mon fils, du suc des malheureux ;
Et, trompant de Colbert la prudence importune,
Va par tes cruautés mériter la fortune.
Aussitôt tu verras poëtes, orateurs,
Rhéteurs, grammairiens, astronomes, docteurs,
Dégrader les héros pour te mettre en leurs places,
De tes titres pompeux enfler leurs dédicaces,
Te prouver à toi-même, en grec, hébreu, latin,
Que tu sais de leur art et le fort et le fin.
Quiconque est riche est tout : sans sagesse il est sage
Il a, sans rien savoir, la science en partage :
Il a l’esprit, le cœur, le mérite, le rang,
La vertu, la valeur, la dignité, le sang.
Il est aimé des grands, il est chéri des belles :
Jamais surintendant ne trouva de cruelles.
L’or même à la laideur donne un teint de beauté,
Mais tout devient affreux avec la pauvreté. »

C’est ainsi qu’à son fils un usurier habile
Trace vers la richesse une route facile :
Et souvent tel y vient, qui sait, pour tout secret,
Cinq et quatre font neuf, ôtez deux, reste sept.

Après cela, docteur, va pâlir sur la Bible ;
Va marquer les écueils de cette mer terrible ;
Perce la sainte horreur de ce livre divin ;
Confonds dans un ouvrage et Luther et Calvin,
Débrouille des vieux temps les querelles célèbres,
Eclaircis des rabbins les savantes ténèbres :
Afin qu’en ta vieillesse un livre en maroquin
Aille offrir ton travail à quelque heureux faquin,
Qui, pour digne loyer de la Bible éclaircie,
Te paye en l’acceptant d’un « Je vous remercie. »
Ou, si ton cœur aspire à des honneurs plus grands,
Quitte là ton bonnet, la Sorbonne, et les bancs ;
Et, prenant désormais un emploi salutaire,
Mets-toi chez un banquier ou bien chez un notaire :
Laisse là saint Thomas s’accorder avec Scot ;
Et conclus avec moi qu’un docteur n’est qu’un sot.

Un docteur ! diras-tu. Parlez de vous, poëte :
C’est pousser un peu loin votre muse indiscrète.
Mais, sans perdre en discours le temps hors de saison,
L’homme, venez au fait, n’a-t-il pas la raison ?
N’est-ce pas son flambeau, son pilote fidèle ?

Oui. Mais de quoi lui sert que sa voix le rappelle,
Si, sur la foi des vents tout prêt à s’embarquer,
Il ne voit point d’écueil qu’il ne l’aille choquer ?
Et que sert à Cotin la raison qui lui crie :
N’écris plus, guéris-toi d’une vaine furie ;
Si tous ces vains conseils, loin de la réprimer,
Ne font qu’accroître en lui la fureur de rimer ?
Tous les jours de ses vers, qu’à grand bruit il récite,
Il met chez lui voisins, parens, amis, en fuite ;
Car, lorsque son démon commence à l’agiter,
Tout, jusqu’à sa servante, est prêt à déserter.
Un âne, pour le moins, instruit par la nature,
A l’instinct qui le guide obéit sans murmure.
Ne va point follement de sa bizarre voix
Défier aux chansons les oiseaux dans les bois :
Sans avoir la raison, il marche sur sa route.
L’homme seul, qu’elle éclaire, en plein jour ne voit goutte :
Réglé par ses avis, fait tout à contre-temps,
Et dans tout ce qu’il fait n’a ni raison ni sens :
Tout lui plaît et déplaît ; tout le choque et l’oblige ;
Sans raison il est gai, sans raison il s’afflige ;
Son esprit au hasard aime, évite, poursuit,
Défait, refait, augmente, ôte, élève, détruit,
Et voit-on, comme lui, les ours ni les panthères
S’effrayer sottement de leurs propres chimères,
Plus de douze attroupés craindre le nombre impair,
Ou croire qu’un corbeau les menace dans l’air ?
Jamais l’homme, dis-moi, vit-il la bête folle
Sacrifier à l’homme, adorer son idole,
Lui venir, comme au dieu des saisons et des vents,
Demander à genoux la pluie et le beau temps ?
Non, mais cent fois la bête a vu l’homme hypocondre
Adorer le métal que lui-même il fit fondre :
A vu dans un pays les timides mortels
Trembler aux pieds d’un singe assis sur leurs autels ;
Et sur les bords du Nil les peuples imbéciles,
L’encensoir à la main, chercher des crocodiles.

Mais pourquoi, diras-tu, cet exemple odieux ?
Que peut servir ici l’Égypte et ses faux dieux ?
Quoi ! me prouverez-vous par ce discours profane
Que l’homme, qu’un docteur, est au-dessous d’un âne !
Un âne, le jouet de tous les animaux.
Un stupide animal, sujet à mille maux ;
Dont le nom seul en soi comprend une satire !
Oui, d’un âne : et qu’a-t-il qui nous excite à rire ?
Nous nous moquons de lui : mais s’il pouvoit un jour,
Docteur, sur nos défauts s’exprimer à son tour ;
Si, pour nous réformer, le ciel prudent et sage
De la parole enfin lui permettoit l’usage ;
Qu’il pût dire tout haut ce qu’il se dit tout bas :
Ah ! docteur, entre nous, que ne diroit-il pas ?
Et que peut-il penser lorsque dans une rue,
Au milieu de Paris, il promène sa vue ;
Qu’il voit de toutes parts les hommes bigarrés.
Les uns gris, les uns noirs, les autres chamarrés ?
Que dit-il quand il voit, avec la mort en trousse,
Courir chez un malade un assassin en housse ;
Qu’il trouve de pédans un escadron fourré,
Suivi par un recteur de bedeaux entouré.
Ou qu’il voit la Justice, en grosse compagnie,
Mener tuer un homme avec cérémonie ?
Que pense-t-il de nous lorsque sur le midi
Un hasard au palais le conduit un jeudi,
Lorsqu’il entend de loin, d’une gueule infernale,
La chicane en fureur mugir dans la grand’salle ?
Que dit-il quand il voit les juges, les huissiers,
Les clercs, les procureurs, les sergens, les greffiers ?
Oh ! que si l’âne alors, à bon droit misanthrope,
Pouvoit trouver la voix qu’il eut au temps d’Esope ;
De tous côtés, docteur, voyant les hommes fous,
Qu’il diroit de bon cœur, sans en être jaloux,
Content de ses chardons, et secouant la tête :
Ma foi, non plus que nous, l’homme n’est qu’une bête !



Satire XI

À VALINCOUR.

SUR L’HONNEUR.


Oui, l’honneur, Valincour, est chéri dans le monde :
Chacun, pour l’exalter, en paroles abonde ;
À s’en voir revêtu chacun met son bonheur ;
Et tout crie ici-bas : L’honneur ! Vive l’honneur !

Entendons discourir sur les bancs des galères,
Ce forçat abhorré même de ses confrères ;
Il plaint, par un arrêt injustement donné,
L’honneur en sa personne a ramer condamné :
En un mot, parcourons et la mer et la terre ;
Interrogeons marchands, financiers, gens de guerre,
Courtisans, magistrats : chez eux, si je les crois,
L’intérêt ne peut rien, l’honneur seul fait la loi.

Cependant, lorsqu’aux yeux leur portant la lanterne,
J’examine au grand jour l’esprit qui les gouverne,
Je n’aperçois partout que folle ambition,
Foiblesse, iniquité, fourbe, corruption,
Que ridicule orgueil de soi-même idolâtre.
Le monde, à mon avis, est comme un grand théâtre,
Où chacun en public, l’un par l’autre abusé,
Souvent à ce qu’il est joue un rôle opposé.
Tous les jours on y voit, orné d’un faux visage
Impudemment le fou représenter le sage ;
L’ignorant s’ériger en savant fastueux,
Et le plus vil faquin trancher du vertueux.
Mais, quelque fol espoir dont leur orgueil les berce,
Bientôt on les connoît, et la vérité perce.
On a beau se farder aux yeux de l’univers :
À la fin sur quelqu’un de nos vices couverts
Le public malin jette un œil inévitable ;
Et bientôt la censure, au regard formidable,
Sait, le crayon en main, marquer nos endroits faux,
Et nous développer avec tous nos défauts.
Du mensonge toujours le vrai demeure maître.
Pour paroître honnête homme, en un mot, il faut l’être ;
Et jamais, quoi qu’il fasse, un mortel ici-bas
Ne peut aux yeux du monde être ce qu’il n’est pas.
En vain ce misanthrope, aux yeux tristes et sombres,
Veut, par un air riant, en éclaircir les ombres :
Le ris sur son visage est en mauvaise humeur ;
L’agrément fuit ses traits, ses caresses font peur ;
Ses mots les plus flatteurs paroissent des rudesses,
Et la vanité brille en toutes ses bassesses.
Le naturel toujours sort et sait se montrer :
Vainement on l’arrête, on le force à rentrer ;
Il rompt tout, perce tout, et trouve enfin passage.

Mais loin de mon projet je sens que je m’engage.
Revenons de ce pas à mon texte égaré.
L’honneur partout, disois-je, est du monde admiré ;
Mais l’honneur en effet qu’il faut que l’on admire,
Quel est-il, Valincour ? Pourras-tu me le dire ?
L’ambitieux le met souvent à tout brûler ;
L’avare, à voir chez lui le Pactole rouler ;
Un faux brave, à vanter sa prouesse frivole ;
Un vrai fourbe, à jamais ne garder sa parole ;
Ce poëte, a noircir d’insipides papiers ;
Ce marquis, à savoir frauder ses créanciers :
Un libertin, à rompre et jeûnes et carême ;
Un fou perdu d’honneur, à braver l’honneur même.
L’un d’eux a-t-il raison ? Qui pourroit le penser ?
Qu’est-ce donc que l’honneur que tout doit embrasser ?
Est-ce de voir, dis-moi, vanter notre éloquence,
D’exceller en courage, en adresse, en prudence ;
De voir à notre aspect tout trembler sous les cieux ;
De posséder enfin mille dons précieux ?
Mais avec tous ces dons de l’esprit et de l’âme
Un roi même souvent peut n’être qu’un infâme,
Qu’un Hérode, un Tibère effroyable à nommer.
Où donc est cet honneur qui seul doit nous charmer ?
Quoi qu’en ses beaux discours Saint-Évvremont nous prône,
Aujourd’hui j’en croirai Sénèque avant Pétrone.

Dans le monde il n’est rien de beau que l’équité :
Sans elle la valeur, la force, la bonté,
Et toutes les vertus dont s’éblouit la terre,
Ne sont que faux brillans, et que morceaux de verre.
Un injuste guerrier, terreur de l’univers,
Qui, sans sujet, courant chez cent peuples divers,
S’en va tout ravager jusqu’aux rives du Gange,
N’est qu’un plus grand voleur que du Tertre et Saint-Ange.
Du premier des Césars on vante les exploits ;
Mais dans quel tribunal, jugé suivant les lois,
Eût-il pu disculper son injuste manie ?
Qu’on livre son pareil en France à La Reynie,
Dans trois jours nous verrons le phénix des guerriers
Laisser sur l’échafaud sa tête et ses lauriers.
C’est d’un roi que l’on tient cette maxime auguste,
Que jamais on est grand qu’autant que l’on est juste.
Rassemblez à la fois Mithridate et Sylla ;
Joignez-y Tamerlan, Genséric, Attila :
Tous ces fiers conquérans, rois, princes, capitaines,
Sont moins grands à mes yeux que ce bourgeois d’Athènes
Qui sut, pour tous exploits, doux, modéré, frugal,
Toujours vers la justice aller d’un pas égal.

Oui, la justice en nous est la vertu qui brille ;
Il faut de ses couleurs qu’ici-bas tout s’habille ;
Dans un mortel chéri, tout injuste qu’il est,
C’est quelque air d’équité qui séduit et qui plaît.
À cet unique appas l’âme est vraiment sensible :
Même aux yeux de l’injuste un injuste est horrible ;
Et tel qui n’admet point la probité chez lui
Souvent à la rigueur l’exige chez autrui.
Disons plus : il n’est point d’âme livrée au vice
Où l’on ne trouve encor des traces de justice.
Chacun de l’équité ne fait pas son flambeau ;
Tout n’est pas Caumartin, Bignon, ni Daguesseau.
Mais jusqu’en ces pays où tout vit de pillage,
Chez l’Arabe et le Scythe, elle est de quelque usage ;
Et du butin, acquis en violant les lois,
C’est elle entre eux qui fait le partage et le choix.

Mais allons voir le vrai jusqu’en sa source même.
Un dévot aux yeux creux, et d’abstinence blême,
S’il n’a point le cœur juste, est affreux devant Dieu.
L’Évangile au chrétien ne dit en aucun lieu :
« Sois dévot : » elle dit : « Sois doux, simple, équitable. »
Car d’un dévot souvent au chrétien véritable
La distance est deux fois plus longue, à mon avis,
Que du pôle antarctique au détroit de Davis.
Encor par ce dévot ne crois pas que j’entende
Tartuffe, ou Molinos et sa mystique bande :
J’entends un faux chrétien, mal instruit, mal guidé,
Et qui de l’Évangile en vain persuadé,
N’en a jamais conçu l’esprit ni la justice ;
Un chrétien qui s’en sert pour disculper le vice ;
Qui toujours près des grands, qu’il prend soin d’abuser,
Sur leurs foibles honteux sait les autoriser,
Et croit pouvoir au ciel, par ses folles maximes,
Comblé de sacremens faire entrer tous les crimes.
Des faux dévots pour moi voilà le vrai héros.

Mais, pour borner enfin tout ce vague propos,
Concluons qu’ici-bas le seul honneur solide,
C’est de prendre toujours la vérité pour guide,
De regarder en tout la raison et la loi ;
D’être doux pour tout autre, et rigoureux pour soi,
D’accomplir tout le bien que le ciel nous inspire ;
Et d’être juste enfin : ce mot seul veut tout dire.
Je doute que le flot des vulgaires humains
À ce discours pourtant donne aisément les mains ;
Et, pour t’en dire ici la raison historique,
Souffre que je l’habille en fable allégorique.

Sous le bon roi Saturne, ami de la douceur,
L’honneur, cher Valincour, et l’équité, sa sœur,
De leurs sages conseils éclairant tout le monde,
Régnoient, chéris du ciel, dans une paix profonde ;
Tout vivoit en commun sous ce couple adoré :
Aucun n’avoit d’enclos ni de champ séparé.
La vertu n’étoit point sujette à l’ostracisme,
Ni ne s’appeloit point alors un jansénisme.
L’honneur, beau par soi-même, et sans vains ornemens,
N’étaloit point aux yeux l’or ni les diamans ;
Et, jamais ne sortant de ses devoirs austères,
Maintenoit de sa sœur les règles salutaires.
Mais une fois au ciel par les dieux appelé,
Il demeura longtemps au séjour étoilé.

Un fourbe cependant, assez haut de corsage,
Et qui lui ressembloit de geste et de visage,
Prend son temps, et partout ce hardi suborneur
S’en va chez les humains crier qu’il est l’honneur,
Qu’il arrive du ciel, et que, voulant lui-même
Seul porter désormais le faix du diadème,
De lui seul il prétend qu’on reçoive la loi.
À ces discours trompeurs le monde ajoute foi.
L’innocente équité, honteusement bannie,
Trouve à peine un désert où fuir l’ignominie.
Aussitôt sur un trône éclatant de rubis
L’imposteur monte, orné de superbes habits.
La hauteur, le dédain, l’audace l’environnent ;
Et le luxe et l’orgueil de leurs mains le couronnent
Tout fier il montre alors un front plus sourcilleux :
Et le Mien et le Tien, deux frères pointilleux,
Par son ordre amenant les procès et la guerre,
En tous lieux de ce pas vont partager la terre ;
En tous lieux, sous les noms de bon droit et de tort,
Vont chez elle établir le seul droit du plus fort.
Le nouveau roi triomphe, et, sur ce droit inique,
Bâtit de vaines lois un code fantastique ;
Avant tout aux mortels prescrit de se venger,
L’un l’autre au moindre affront les force à s’égorger,
Et dans leur âme, en vain de remords combattue,
Trace en lettres de sang ces deux mots : Meurs ou tue.
Alors, ce fut alors, sous ce vrai Jupiter,
Qu’on vit naître ici-bas le noir siècle de fer.
Le frère au même instant s’arma contre le frère ;
Le fils trempa ses mains dans le sang de son père ;
La soif de commander enfanta des tyrans,
Du Tanaïs au Nil porta les conquérans ;
L’ambition passa pour la vertu sublime :
Le crime heureux fut juste et cessa d’être crime :
On ne vit plus que haine et que division,
Qu’envie, effroi, tumulte, horreur, confusion.

Le véritable honneur sur la voûte céleste
Est enfin averti de ce trouble funeste.
Il part sans différer, et descendu des cieux,
Va partout se montrer dans les terrestres lieux :
Mais il n’y fait plus voir qu’un visage incommode ;
On n’y peut plus souffrir ses vertus hors de mode ;
Et lui-même, traité de fourbe et d’imposteur,
Est contraint de ramper aux pieds du séducteur.
Enfin, las d’essuyer outrage sur outrage,
Il livre les humains à leur triste esclavage ;
S’en va trouver sa sœur, et dès ce même jour,
Avec elle s’envole au céleste séjour.
Depuis, toujours ici riche de leur ruine,
Sur les tristes mortels le faux honneur domine,
Gouverne tout, fait tout, dans ce bas univers ;
Et peut-être est-ce lui qui m’a dicté ces vers.
Mais en fût-il l’auteur, je conclus de sa fable
Que ce n’est qu’en Dieu seul qu’est l’honneur véritable.
Satire XI

À VALINCOUR.

SUR L’HONNEUR.


Oui, l’honneur, Valincour, est chéri dans le monde :
Chacun, pour l’exalter, en paroles abonde ;
À s’en voir revêtu chacun met son bonheur ;
Et tout crie ici-bas : L’honneur ! Vive l’honneur !

Entendons discourir sur les bancs des galères,
Ce forçat abhorré même de ses confrères ;
Il plaint, par un arrêt injustement donné,
L’honneur en sa personne a ramer condamné :
En un mot, parcourons et la mer et la terre ;
Interrogeons marchands, financiers, gens de guerre,
Courtisans, magistrats : chez eux, si je les crois,
L’intérêt ne peut rien, l’honneur seul fait la loi.

Cependant, lorsqu’aux yeux leur portant la lanterne,
J’examine au grand jour l’esprit qui les gouverne,
Je n’aperçois partout que folle ambition,
Foiblesse, iniquité, fourbe, corruption,
Que ridicule orgueil de soi-même idolâtre.
Le monde, à mon avis, est comme un grand théâtre,
Où chacun en public, l’un par l’autre abusé,
Souvent à ce qu’il est joue un rôle opposé.
Tous les jours on y voit, orné d’un faux visage
Impudemment le fou représenter le sage ;
L’ignorant s’ériger en savant fastueux,
Et le plus vil faquin trancher du vertueux.
Mais, quelque fol espoir dont leur orgueil les berce,
Bientôt on les connoît, et la vérité perce.
On a beau se farder aux yeux de l’univers :
À la fin sur quelqu’un de nos vices couverts
Le public malin jette un œil inévitable ;
Et bientôt la censure, au regard formidable,
Sait, le crayon en main, marquer nos endroits faux,
Et nous développer avec tous nos défauts.
Du mensonge toujours le vrai demeure maître.
Pour paroître honnête homme, en un mot, il faut l’être ;
Et jamais, quoi qu’il fasse, un mortel ici-bas
Ne peut aux yeux du monde être ce qu’il n’est pas.
En vain ce misanthrope, aux yeux tristes et sombres,
Veut, par un air riant, en éclaircir les ombres :
Le ris sur son visage est en mauvaise humeur ;
L’agrément fuit ses traits, ses caresses font peur ;
Ses mots les plus flatteurs paroissent des rudesses,
Et la vanité brille en toutes ses bassesses.
Le naturel toujours sort et sait se montrer :
Vainement on l’arrête, on le force à rentrer ;
Il rompt tout, perce tout, et trouve enfin passage.

Mais loin de mon projet je sens que je m’engage.
Revenons de ce pas à mon texte égaré.
L’honneur partout, disois-je, est du monde admiré ;
Mais l’honneur en effet qu’il faut que l’on admire,
Quel est-il, Valincour ? Pourras-tu me le dire ?
L’ambitieux le met souvent à tout brûler ;
L’avare, à voir chez lui le Pactole rouler ;
Un faux brave, à vanter sa prouesse frivole ;
Un vrai fourbe, à jamais ne garder sa parole ;
Ce poëte, a noircir d’insipides papiers ;
Ce marquis, à savoir frauder ses créanciers :
Un libertin, à rompre et jeûnes et carême ;
Un fou perdu d’honneur, à braver l’honneur même.
L’un d’eux a-t-il raison ? Qui pourroit le penser ?
Qu’est-ce donc que l’honneur que tout doit embrasser ?
Est-ce de voir, dis-moi, vanter notre éloquence,
D’exceller en courage, en adresse, en prudence ;
De voir à notre aspect tout trembler sous les cieux ;
De posséder enfin mille dons précieux ?
Mais avec tous ces dons de l’esprit et de l’âme
Un roi même souvent peut n’être qu’un infâme,
Qu’un Hérode, un Tibère effroyable à nommer.
Où donc est cet honneur qui seul doit nous charmer ?
Quoi qu’en ses beaux discours Saint-Évvremont nous prône,
Aujourd’hui j’en croirai Sénèque avant Pétrone.

Dans le monde il n’est rien de beau que l’équité :
Sans elle la valeur, la force, la bonté,
Et toutes les vertus dont s’éblouit la terre,
Ne sont que faux brillans, et que morceaux de verre.
Un injuste guerrier, terreur de l’univers,
Qui, sans sujet, courant chez cent peuples divers,
S’en va tout ravager jusqu’aux rives du Gange,
N’est qu’un plus grand voleur que du Tertre et Saint-Ange.
Du premier des Césars on vante les exploits ;
Mais dans quel tribunal, jugé suivant les lois,
Eût-il pu disculper son injuste manie ?
Qu’on livre son pareil en France à La Reynie,
Dans trois jours nous verrons le phénix des guerriers
Laisser sur l’échafaud sa tête et ses lauriers.
C’est d’un roi que l’on tient cette maxime auguste,
Que jamais on est grand qu’autant que l’on est juste.
Rassemblez à la fois Mithridate et Sylla ;
Joignez-y Tamerlan, Genséric, Attila :
Tous ces fiers conquérans, rois, princes, capitaines,
Sont moins grands à mes yeux que ce bourgeois d’Athènes
Qui sut, pour tous exploits, doux, modéré, frugal,
Toujours vers la justice aller d’un pas égal.

Oui, la justice en nous est la vertu qui brille ;
Il faut de ses couleurs qu’ici-bas tout s’habille ;
Dans un mortel chéri, tout injuste qu’il est,
C’est quelque air d’équité qui séduit et qui plaît.
À cet unique appas l’âme est vraiment sensible :
Même aux yeux de l’injuste un injuste est horrible ;
Et tel qui n’admet point la probité chez lui
Souvent à la rigueur l’exige chez autrui.
Disons plus : il n’est point d’âme livrée au vice
Où l’on ne trouve encor des traces de justice.
Chacun de l’équité ne fait pas son flambeau ;
Tout n’est pas Caumartin, Bignon, ni Daguesseau.
Mais jusqu’en ces pays où tout vit de pillage,
Chez l’Arabe et le Scythe, elle est de quelque usage ;
Et du butin, acquis en violant les lois,
C’est elle entre eux qui fait le partage et le choix.

Mais allons voir le vrai jusqu’en sa source même.
Un dévot aux yeux creux, et d’abstinence blême,
S’il n’a point le cœur juste, est affreux devant Dieu.
L’Évangile au chrétien ne dit en aucun lieu :
« Sois dévot : » elle dit : « Sois doux, simple, équitable. »
Car d’un dévot souvent au chrétien véritable
La distance est deux fois plus longue, à mon avis,
Que du pôle antarctique au détroit de Davis.
Encor par ce dévot ne crois pas que j’entende
Tartuffe, ou Molinos et sa mystique bande :
J’entends un faux chrétien, mal instruit, mal guidé,
Et qui de l’Évangile en vain persuadé,
N’en a jamais conçu l’esprit ni la justice ;
Un chrétien qui s’en sert pour disculper le vice ;
Qui toujours près des grands, qu’il prend soin d’abuser,
Sur leurs foibles honteux sait les autoriser,
Et croit pouvoir au ciel, par ses folles maximes,
Comblé de sacremens faire entrer tous les crimes.
Des faux dévots pour moi voilà le vrai héros.

Mais, pour borner enfin tout ce vague propos,
Concluons qu’ici-bas le seul honneur solide,
C’est de prendre toujours la vérité pour guide,
De regarder en tout la raison et la loi ;
D’être doux pour tout autre, et rigoureux pour soi,
D’accomplir tout le bien que le ciel nous inspire ;
Et d’être juste enfin : ce mot seul veut tout dire.
Je doute que le flot des vulgaires humains
À ce discours pourtant donne aisément les mains ;
Et, pour t’en dire ici la raison historique,
Souffre que je l’habille en fable allégorique.

Sous le bon roi Saturne, ami de la douceur,
L’honneur, cher Valincour, et l’équité, sa sœur,
De leurs sages conseils éclairant tout le monde,
Régnoient, chéris du ciel, dans une paix profonde ;
Tout vivoit en commun sous ce couple adoré :
Aucun n’avoit d’enclos ni de champ séparé.
La vertu n’étoit point sujette à l’ostracisme,
Ni ne s’appeloit point alors un jansénisme.
L’honneur, beau par soi-même, et sans vains ornemens,
N’étaloit point aux yeux l’or ni les diamans ;
Et, jamais ne sortant de ses devoirs austères,
Maintenoit de sa sœur les règles salutaires.
Mais une fois au ciel par les dieux appelé,
Il demeura longtemps au séjour étoilé.

Un fourbe cependant, assez haut de corsage,
Et qui lui ressembloit de geste et de visage,
Prend son temps, et partout ce hardi suborneur
S’en va chez les humains crier qu’il est l’honneur,
Qu’il arrive du ciel, et que, voulant lui-même
Seul porter désormais le faix du diadème,
De lui seul il prétend qu’on reçoive la loi.
À ces discours trompeurs le monde ajoute foi.
L’innocente équité, honteusement bannie,
Trouve à peine un désert où fuir l’ignominie.
Aussitôt sur un trône éclatant de rubis
L’imposteur monte, orné de superbes habits.
La hauteur, le dédain, l’audace l’environnent ;
Et le luxe et l’orgueil de leurs mains le couronnent
Tout fier il montre alors un front plus sourcilleux :
Et le Mien et le Tien, deux frères pointilleux,
Par son ordre amenant les procès et la guerre,
En tous lieux de ce pas vont partager la terre ;
En tous lieux, sous les noms de bon droit et de tort,
Vont chez elle établir le seul droit du plus fort.
Le nouveau roi triomphe, et, sur ce droit inique,
Bâtit de vaines lois un code fantastique ;
Avant tout aux mortels prescrit de se venger,
L’un l’autre au moindre affront les force à s’égorger,
Et dans leur âme, en vain de remords combattue,
Trace en lettres de sang ces deux mots : Meurs ou tue.
Alors, ce fut alors, sous ce vrai Jupiter,
Qu’on vit naître ici-bas le noir siècle de fer.
Le frère au même instant s’arma contre le frère ;
Le fils trempa ses mains dans le sang de son père ;
La soif de commander enfanta des tyrans,
Du Tanaïs au Nil porta les conquérans ;
L’ambition passa pour la vertu sublime :
Le crime heureux fut juste et cessa d’être crime :
On ne vit plus que haine et que division,
Qu’envie, effroi, tumulte, horreur, confusion.

Le véritable honneur sur la voûte céleste
Est enfin averti de ce trouble funeste.
Il part sans différer, et descendu des cieux,
Va partout se montrer dans les terrestres lieux :
Mais il n’y fait plus voir qu’un visage incommode ;
On n’y peut plus souffrir ses vertus hors de mode ;
Et lui-même, traité de fourbe et d’imposteur,
Est contraint de ramper aux pieds du séducteur.
Enfin, las d’essuyer outrage sur outrage,
Il livre les humains à leur triste esclavage ;
S’en va trouver sa sœur, et dès ce même jour,
Avec elle s’envole au céleste séjour.
Depuis, toujours ici riche de leur ruine,
Sur les tristes mortels le faux honneur domine,
Gouverne tout, fait tout, dans ce bas univers ;
Et peut-être est-ce lui qui m’a dicté ces vers.
Mais en fût-il l’auteur, je conclus de sa fable
Que ce n’est qu’en Dieu seul qu’est l’honneur véritable.

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