Cinquième Jour de La Semaine, ou, La Création du monde par Guillaume du Bartas (1544-1590)

Flambeaux Latoniens, qui d’un chemin divers
Or’ la nuit, or’ le jour guidez par l’Univers,
Pères du temps ailé, sus, hâtez vos carrières,
Franchissez vitement les contraires barrières
De l’aube et du ponant : et par votre retour
L’imparfait Univers faites plus vieil d’un jour.

Vous poissons, qui luisez dans l’écharpe étoilée,
Si vous avez désir de voir l’onde salée
Fourmiller de poissons, priez l’astre du jour
Qu’il quitte vitement le flo-flottant séjour :
S’il veut qu’en refaisant sa course destinée
Vous le logiez chez vous un mois de chaque année.

Et toi, Père éternel, qui d’un mot seulement
Accoises la fureur de l’ondeux élément :
Toi qui, croulant le chef, peux des vents plus rebelles
Et les bouches boucher, et déplumer les ailes :
Toi grand Roi de la mer, toi dont les hameçons
Tirent vifs les humains du ventre des poissons :
Pourvoie-moi de bateau, d’Élice, et de pilote,
Afin que sans péril de mer en mer je flotte.
Ou plutôt, ô grand Dieu, fais que, plongeon nouveau,
Les peuples écaillés je visite sous l’eau :
Afin que dégoûtant, et chargé de pillage
Je chante ton honneur sur le moite rivage.

L’Éternel eut en vain orné le ciel de feux,
Les plaines de moissons, les monts de bois touffus,
Séparé l’air du feu, et la terre de Tonde,
S’il n’eut peuplé soudain de corps vivants le monde.
Voilà pourquoi ce jour il commence animer
Les nageurs citoyens de la venteuse mer,
Des étangs engourdis, et des fuyantes ondes,
Qui par les champs féconds se roulent vagabondes :
Rendant tant de poissons en forme si divers,
Qu’on voit comme plongé dans les eaux l’univers.

L’onde a comme le ciel lune, soleil, étoiles.
Neptun’ non moins que l’air abonde en arondelles.
La mer a tout ainsi que l’élément voisin,
Sa rose, son melon, son œillet, son raisin,
Son ortie poignante, et cent mil autres plantes,
Ainsi que vrais poissons dans ses ondes vivantes.
Elle a son hérisson, son bélier, son pourceau,
Son lion, son cheval, son éléphant, son veau.
Elle a même son homme : et ce que plus j’admire,
De ses gouffres profonds quelquefois elle tire
Son moine, et son prélat, et les jetant à bord,
En fait monstre aux humains qui vivent sous le Nord.

Esprits vraiment divins, à qui les premiers âges
Doivent l’invention des plus subtils ouvrages,
N’a-vous pris le patron de vos meilleurs outils
Dans le flottant giron de la perse Thétis ?
Qui tantôt dans les flots, ore contre des roches
Produit fécondement des aiguilles, des broches,
Des pennaches, des coins, des pinceaux, des marteaux,
Des tuyaux, des cornets, des rasoirs, des couteaux,
Des scies, et des jougs : et comme si Neptune,
Panopæe, Triton, Leucothée et Portune,
Tenaient registre ouvert, Nature lit sous l’eau
Des calamars garnis d’encre, plume, et coûteau,
Comme un peintre excellent, pour s’ébattre, ores tire
Un gentil Adonis, ore un bouquin Satyre,
Ore un Cyclope énorme, ore un Pygmée Indois,
Et ne travaille moins son esprit et ses doigts
A quelquefois tirer une horrible Chimère
Qu’à peindre les beautés de l’honneur de Cythère :
Tout ainsi l’Éternel, afin que les humains
En la diversité des œuvres de ses mains
Admirassent sa force, et qu’ils eussent des marques
Pour pouvoir discerner de la mer porte-barques
Les moites citoyens : en formant l’univers,
Chaque espèce sella d’un cachet tout divers.

Les uns, comme le Poulpe et la Sèche verse-encre,
Ont le chef près des pieds : d’autres, comme le Cancre,
L’ont dessus l’estomac : et les autres n’ont pas
(Tels sont l’Huitre et le Lièvre) ailes, tête, ni bras :
Ains de leurs corps brouillés les parties confuses
Sont d’étrange façon l’une en l’autre diffuses.

A peine le marchant de Lisbonne, ou de Tyr,
Peut une seule nef de maint arbre bâtir.
Mais l’Arabe pêcheur bâtit tout un navire
D’une seule Tortue : et, ménager, retire
D’elle tant de profits, que son couvercle fort
Lui sert de nef sur l’eau, et d’hôtel sur le port.

Dois-je mettre en oubli l’énorme Sénedette,
Qui, crachant dans Thétis, un autre Thétis jette :
Et verse tant de flots sur les prochains bateaux,
Qu’ils s’effondrent soudain sous les baveuses eaux ?

Dois-je oublier les Thuns, qui contre ce grand Prince,
Qui fit du monde Eœ une seule province,
Se mirent en bataille ? et d’un plus brave cœur
Attaquèrent son ost jà tant de fois vainqueur,
Que ni les défenseurs des Phœnices murailles,
Ni Pore en un combat, ni Daire en trois batailles.

Quand j’aperçois sortir hors des flots l’Épaulard,
Le Priste, ou la Baleine, ou le souffleur Gibard,
II semble que je vois encor un coup errante
L’ortygienne Dèle, et qu’une aspre tourmente
Renverse l’Océan, quand ces monstres hagards
Les régnés de Pluton font régner le dur Mars.

Le nocher qui durant sa dangereuse course
Se laisse plus guider par le gain que par l’Ourse,
En a vu quelquefois sur les Indiques bords
Qui cachaient deux arpents sous leurs énormes corps.
Il en a vu souvent sur les ondes australes
Qui portaient sur leur dos deux grands roues égales,
Dont les bras dégoutants semblaient les bras toilés
D’un moulin agité par les autres ailés.

Mais ce grand Dieu, qui tient la Nature en nature,
Ne les fit seulement différents de figure,
Ains beaucoup plus de mœurs : afin que nos esprits
Fussent, non moins que l’œil, d’étonnement épris :
Et qu’encor toute voix, et tout style, et tout âge,
Louangeassent l’Ouvrier, en louant son ouvrage.
L’un vit les douces eaux, l’autre dans l’Océan :
L’autre quittant la mer voyage chacun an
Dans la proche rivière, et suivant ses fortunes,
A le commerce franc par tous les deux Neptunes,
Seigneur de deux palais, dont l’un est habité
Durant l’hiver frileux, l’autre durant l’été.

Comme les Citadins qu’une guerre civile
A tenu longuement prisonniers dans leur ville,
L’heureuse paix venue, et le siège levé,
Quittent le fort par Mars imprenable éprouvé,
Et lassés du travail, trois à trois, quatre à quatre,
Couronnés de bouquets, s’en vont aux champs ébattre,
Tout ainsi le Saumon, le craint-foudre Coulac,
La Lamproie étoilée, et le vanté Créac,
Les tempétueuses mers au printemps abandonnent
Et dans les flots courants mille plaisirs se donnent.
La foison toutefois de mets délicieux,
Des fleuves cristallins le séjour gracieux,
Le doux flairant tapis des émaillés rivages,
Ne peuvent effacer de leurs tendres courages
L’amour de la patrie : ains ils veulent que l’eau
Des golfes orageux leur serve de tombeau :
Semblables au François, qui durant son jeune âge
Et du Tibre et du Po fraye le beau rivage,
Car bien que nuit et jour ses esprits soient flattés,
Du pipeur escadron des douces voluptés,
Il ne peut oublier le lieu de sa naissance,
Ains chaque heure du jour il tourne vers la France
Et son cœur et son œil, se fâchant qu’il ne voit
La fumée à flots gris voltiger sur son toit.

L’un, corsaire cruel, vit des seuls brigandages,
Qu’il fait en haute mer : l’autre suit les rivages
Pour se nourrir d’écume : et l’autre paît sa chair
Au milieu du Thétis de l’algue aime-rocher :
Et l’autre, s’abstenant des hasards du fourrage,
Ne mange rien du tout, ains vit de seul breuvage :
Car la mordante humeur du vagueux élément
Lui sert, sans autre mets, de parfait aliment.
L’un aime les torrents, qui, murmurants, bondissent
De rocher en rocher, qui, courroucés, ravissent
Et rivages et ponts, et ne sont arrêtés
Que par le frein ardant des bouillonnants étés.
L’autre presque toujours héberge dans la boue
Des étangs engourdis, et, morne, ne se joue
Dans le cristal des eaux qui d’un cours éternel
Se roulent par les champs vers le sein maternel :
Ainsi que la plupart des Princes de la terre,
N’ont repos qu’en travail, ni paix qu’en temps de guerre :
Les autres au contraire aiment si chèrement
Le sommeilleux repos, que le bruit seulement
D’un Mars encor lointain de frayeur les accable,
Et trouvent sans la paix tout bonheur misérable.

O citadins des flots, quel partageur borna
Votre humide séjour ? quel Monarque cerna
Votre cité de murs ? quelle ordonnance humaine
Vous défend d’attenter sur le prochain domaine
De vos frères nageurs ? comme ores nous faisons,
Ajoutant champs à champs, et maisons à maisons,
Monts à monts, mers à mers, et s’il se pouvait faire
Au monde un autre monde. Et vous, qui pour vous plaire
Et pour plus sûrement éclore vos petits,
Changez, sages poissons, quelquefois de Thétis :
Quel Chaldée savant, quel devin vous annonce
Le temps plus opportun ? quel héraut vous dénoncé
Le jour qu’il faut partir ? quelle guide conduit
Par pays inconnus vos bandes jour et nuit ?
Qui se dit votre chef ? quelle aiguille, quelle Ourse
Mesure le chemin de votre longue course ?

Vraiment c’est celui-là qui vous forma d’un rien
Sans moule, et sans patron : qui du mal et du bien
A laissé quelque idée en vos cerveaux écrite,
Afin que l’homme accort fuyant l’un l’autre imite.

L’adultère Sargon ne change seulement
De femme chaque jour sous l’ondeux élément :
Ains, comme si le miel des voluptés des ondes
Ne pouvait assouvir ses amours vagabondes,
Les chèvres il courtise, et sur les bords herbus
Veut goûter les plaisirs qu’ont leurs maris barbus.

Contraire au naturel de l’enfumé Canthare,
Qui du devoir nocier tant soit peu ne s’égare,
Ainçois, fidèle époux, passe ses chastes jours
Sans faire banqueroute aux premières amours.
Mais la Muge n’a point en amitié d’égale :
Car voyant que captif, on traîne au bord son mâle,
Forcenée de deuil, le suit jusques au bord,
Prête d’accompagner son mari vif et mort.
Tout ainsi que jadis les Thraciennes dames,
Vives, s’allaient jeter sous les funestes lames
De leurs blêmes époux : loyales, ne pouvant,
Leurs maris étant morts, humer plus l’air vivant.

He ! qui pourrait assez admirer la sagesse
De ce béant poisson, qui contemple sans cesse
Le bal des astres clairs, ne trouvant sous les cieux
Assez digne sujet pour exercer ses yeux ?
Or comme le Pivert pousse sa langue morne
Hors du fendu poinçon de sa bouche de corne,
Afin que des fourmis qui lui courent dessus
II hume puis après les escadrons déçus :
Becqueté par la faim, sous la bourbe il se couche,
Montrant un long boyau qui lui sort de sa bouche,
Où maint poisson accourt mordillant cette peau,
Qui du premier abord semble être un vermisseau.
Mais lors le Tapecon l’engorge avecques elle,
Armé toujours de ver, d’hameçon, de cordelle.

L’Ozène ingénieux, désirant arracher
De l’huitre au bord baveux la délicate chair,
Nage tout bellement, et sur les ondes bouche
D’un caillou fait en coing son entr’ouverte bouche,
Se craignant que plutôt qu’il prenne son repas
L’huitre fermant ses os ne cisèle ses bras :
Et que pensant jouir de la chose conquise,
Peu sage il ne soit fait la prise de sa prise.

La Torpille, qui sait qu’elle porte en son flanc
Un hiver insensible, un pestifère sang,
Un inconnu pavot, une haleine cruelle,
Qui roidit tous les corps qui s’avoisinent d’elle :
Verse traîtreusement sur les proches poissons
Je ne sais quels venins, je ne sais quels glaçons,
Dont l’étrange vertu s’épandant par les ondes
N’arrête seulement leurs troupes vagabondes,
Ains même endort leur sens : puis se paît de leurs corps
Dont les membres gelés sont et morts et non morts.

C’est elle, qui sentant dans sa gorge écorchée
Du trompeur hameçon jà la pointe accrochée,
Ne fait point tout ainsi que maints autres poissons,
Qui se sentant blessés des crochus hameçons,
Se tourmentent en vain, se branlent, se secouent,
Et pensant échapper, de plus en plus s’enclouent
Dans le fer apasté : ains rusée, embrassant
La ligne pècheresse, elle va vomissant
Dans les flots un venin, dont la force subtile
Court au long de ce fil, et du fil avant file
Tout au long du bâton, et du bâton avant
Rampe jusques au poing, qui soudain se trouvant
Roide, glacé, perclus, tomber dans l’onde laisse
Son dommageable outil, et sa proie traîtresse.

Bref, il semble celui, qui tout contre son lit
Pense voir en dormant un fantastique esprit,
Suant, tremblant, ronflant, à son aide il appelle
Sa femme et ses enfants : mais son sein, qui pantèle,
Étouffe sa parole. Il veut jouer des mains :
Mais le somne et la peur rendent tous ses coups vains.
II veut gagner au pied : mais ses jambes esclaves
Se sentent retenir de pesantes entraves.

Que si la Scolopendre avale le morceau
Fourré d’un fer crochu, aussitôt dessous l’eau
Avec tous ses boyaux dehors elle le tire,
Puis, franche de danger, tout bellement retire
Ses glissants intestins, et fait que dans son flanc
Un d’eux ne change point d’office ni de rang.

Le Renard charitable, et l’Abydoise Amie,
Sans mettre en tel danger leurs boyaux et leur vie,
Se savent dépêtrer du ferré vermisseau :
Car ayant engorgé le déceveur morceau
Sans en rien s’émouvoir, plus avant ils l’avalent,
Et puis tranchent les fils, qui sous les flots devalent :
Si que leur ennemi, au lieu d’un beau poisson,
Ne tire qu’un cordeau dépourvu d’hameçon.

Mais le craintif Mulet du hameçon n’approche,
Que battant de la queue, en fin il ne décroche,
La viande trompeuse : et cent mille façons
De frauduleux appâts ne trompent ses soupçons.
Ainsi presque la Sèche, étant jà sur la porte
Des prisons de Pluton, d’une sagesse accorte
Le fraude de tribut, d’autant qu’apercevant
Qu’elle chet jà déjà dans le rets décevant
De l’attentif pêcheur, et qu’un seul stratagème
La peut sauver des mains de la Parque plus blême :
De l’épaisseur d’une encre elle va noircissant
Les flots des environs, afin qu’éblouissant
Les yeux du fin pêcheur, elle puisse avec gloire
Par l’aide du flot noir éviter l’onde noire.
Et comme un prisonnier, qui convaincu cent fois
Et par la voix publique, et par sa propre voix,
D’un crime capital, et gêné par son vice,
D’heure en heure n’attend que l’heure du supplice,
Épie tous les coins de la triste maison,
Et cherche tous moyens de sortir de prison :
Le Scare emprisonné dans la flottante nasse,
Parmi l’osier courbé cherche quelque crevasse,
Où il fourre sa queue, et d’elle il bat si fort
Et l’un et l’autre osier, que de prison il sort.
Que si son compagnon le voit en cette peine,
Il lui donne sa queue, et tellement se peine
Qu’il le tire dehors : voire avant sa prison,
S’il le voit accroché du mordant hameçon,
Il saute au poil retords, et sa dent affilée
Le tranche finement dessous l’onde salée.

Vous cœurs, où le burin d’une sainte pitié
Ne peut onques graver un seul trait d’amitié,
Visitez cette mer, par mes chants accoisée,
Et vous y trouverez maint Damon, maint Thésée.

Les dorés Sparaillons, aussitôt que l’hiver,
De glaçons hérissé, recommence arriver,
Comme en un peloton, prevoyant s’amoncèlent,
Et, seuls mourants de froid, assemblés se dégèlent.

Ces petits poissons blancs, qui sacrés à Venus,
Sous son aime faveur naissent des flots chenus,
Se voyant exposés en proie à toute sorte
Des goulus animaux que l’Amphitrite porte,
S’assemblant par milliers entrelacent leurs corps
De tant d’étroits replis, qu’ils se font assez forts
Et pour se garantir des gueules des corsaires,
Et pour brider le cours des plus vites galères.

Ainsi qu’une caraque accablée du fait
De sa propre grandeur, et de son propre lez,
Ne se tourne aussitôt, ore à gauche, ore à dextre,
Que fait le galion, ou la frégate adextre :
Et comme le cheval de membres trop chargé,
Qui s’est au bord du Rhin en jeunesse hébergé,
Si bien ne se manie à travers la campagne
Que le Barbe léger, ou le Jenet d’Espagne :
La Baleine n’a point un si prompt mouvement
Que les petits poissons, ains choque lourdement
Ore contre un rocher, ore, aveugle, se lance
Dans les bruyants détroits. Et sans la prévoyance
Du fidèle poisson, qui la guide à travers
L’écumeuse fureur de cent golfes divers,
Elle ne sentirait dans le sein de Neptune
Recroître douze fois les cornes de la Lune.
Poisson tel que le fils, qui va guidant tout-jour
Son père jà privé de l’usufruit du jour,
Faisant que le vieillard même en voie inconnue,
Bien qu’il soit privé d’yeux, ne soit privé de vue.

Téthys, mère des eaux, bien que tes moites bras
Ceignent tout l’Univers, si n’aperçois-tu pas
Dans tes régnés flottants une amitié qui passe
L’amitié de la Pinne et du Pinnophylace.
Tous deux n’ont qu’un palais, tous deux n’ont qu’un repas
Qu’une vie, qu’un soin, qu’un plaisir, qu’un trépas.
L’un fait logis à l’autre, et l’autre, en récompense
De l’hôtelage saint, fournit à sa dépense.
Car la Pinne tenant ouvert son toit vanté,
Maints poissons attirés par son nacre argenté
Se jettent là-dedans : lors le Pinnophilace
Connaissant que la proie est digne de leur chasse,
D’un piquant aiguillon lui fait savoir qu’alors
Elle doit refermer de son étui les bords :
Ce que la Pinne fait, puis, bien aise, divise
Entre l’épie et soi, par lots égaux, la prise.
Ainsi le Spongethère éveille accortement
Du creux plante-animal le mousse sentiment.

Hé ! quel style, ô Nautil, Hérisson, et Pompile,
Pourrait assez vanter votre adresse gentille !
Vraiment si de Jaffa le trafiqueur lointain
Semble être combourgeois du riche Lusitain,
Si cent mille trésors nés sous un autre pôle
Semblent naître en nos champs : si sans ailes on vole
Du Midi jusqu’au Nord par cent chemins divers :
Bref si le large tour de ce riche Univers
Semble être un champ commun, sans haie, et sans limite,
Où des plus rares fruits un chacun a l’élite,
Nous vous devons cet heur. Car ou soit que Typhis,
Soit que le sang d’Æson, soit que de Bel le fils,
Ait premier charpenté des maisons vagabondes,
Pour dompter la fureur et des vents et des ondes :
Quel qu’il fut, il apprit de vous l’art de ramer,
Et d’aller à pied sec sur les flots de la mer.

Ici je me tairai : mais le marin Hermite
Me force d’allonger ce chant par son mérité.
Car le Seigneur, qui veut se couvrir de remparts
Contre l’ire du Ciel, et la fureur de Mars,
Achète chèrement du futur édifice
Et la riche matière, et le docte artifice :
Mais lui sans acheter pierre, fer, chaux, marrain,
Le dos du manouvrier, ni du maçon la main,
Sans emprunter maison, sans payer nul louage,
Se loge sûrement. Car s’il trouve au rivage
Quelque commode toit, dont le seigneur natal
Soit jà dépossédé par le décret fatal,
Se mussant là-dedans, il prend l’investiture
Du domicile acquis par le droit de nature,
Qui veut qu’un bien sans maître appartienne à celui
Qui l’occupe premier. Dans ce nouvel étui,
Ou plutôt dans ce bers, il passe sa jeunesse :
Puis, croissant tout ensemble et d’âge et de sagesse,
Prend un plus grand logis, pour passer là-dedans
Dessus l’azur salé le reste de ses ans.

Clion, pourquoi fais-tu, longuement importune,
Comme un dénombrement des hôtes de Neptune ?
Si tu veux en ses faits admirer le grand Roi
Des climats ondoyants, Muse, contente-toi
D’un des moindres poissons, qui peut rendre notoire
Du grand Roi de la mer et la force, et la gloire.

Que les vents forcenés s’assemblent tous en un,
Que secourus du flux ou reflux de Neptun
Ils choquent une nef, et que la force accorte
De cent longs avirons leur face encor escorte :
La Remore fichant son débile museau
Contre le moite bout du tempêté vaisseau,
L’arrête tout d’un coup au milieu d’une flotte
Qui suit le veuil du vent et le veuil du pilote.

Les rennes de la nef on lâche tant qu’on peut,
Mais la nef pour cela, charmée, ne s’émeut,
Non plus que si la dent de maint ancre fichée
Vingt pieds dessous Thétis la tenait accrochée,
Non plus qu’un chêne encor, qui des vents irrités
A mille et mille fois les efforts dépités,
Ferme, n’ayant pas moins, pour souffrir cette guerre
De racines dessous, que de branches sur terre.

Dis-nous, Arrête-nef, di nous, comment peux-tu
Sans secours t’opposer à la jointe vertu
Et des vents, et des mers, et des cieux, et des gâches ?
Di nous en quel endroit, ô Remore, tu caches,
L’ancre qui tout d’un coup bride les mouvements
D’un vaisseau combattu de tous les éléments ?
D’où tu prends cet engin ? d’où tu prends cette force,
Qui trompe tout engin, qui toute force force ?

J’avais ancré déjà ma nef dedans le port,
Et déjà je tenais un pied dessus le bord,
Quand voici le Dauphin qui tout contre la rive,
Pour taxer mon oubli, plein de dépit, arrive.

Tais-toi camus nageur, tais-toi sacré poisson :
Car je voue à ton los la fin de ma chanson.
Roi des peuples vivants les provinces salées,
Invisible dompteur des bandes écaillées,
Qui vivant vis toujours (car jamais dans tes os
Ne coule le sommeil, vrai portrait d’Atropos)
Aime-naux, aime-humains, aime-vers, aime-lyre,
Qui montes et descends plus roide qu’une vire
Par le monde salé, qui chéris tant les mers,
Qu’en la fleur de tes ans, perdant l’eau, tu te pers :
Tu fus, vite poisson, tu fus l’heureux navire,
Qui mit jadis à bord l’Amycleane lyre.

Arion saoul de l’or, et content de l’honneur,
Acquis au bord Latin par son pouce sonneur,
Pour humer derechef le docte air de la Grèce.
S’embarque en une nef avarement traîtresse.

Jà la rive s’enfuit, le Tarentin rempart
Se dérobe à ses yeux, déjà de toute part
Il ne voit qu’onde et ciel, et sur la plaine humide
Le pilote n’a rien que le quadrant pour guide.

Adoncques les nochers (qui sont le plus souvent
Plus traîtres que la mer, plus mutins que le vent)
Lui prennent le manteau, le pourpoint lui dépouillent,
Pour trouver son trésor haut et bas le refouillent :
Et quand ils l’ont trouvé, sur le bord du vaisseau
Vont tirassant son corps pour le jeter dans l’eau.

Fils (dit-il, en pleurant) du flo-flottant Nérée,
Qui des eaux et des airs domptez la force irée,
Qui or’ le moite monde, or’ le sec habitez,
Qui les deux gonds du Ciel, vagabonds, fréquentez,
Ma suppliante bouche à mots rompus je n’ouvre,
Afin que ce peu d’or qu’on m’a pris je recouvre :
Car mon plus beau trésor ne gît qu’en mes chansons
Et du Dieu porte-luth les sacrés nourrissons,
Chérissant seulement les vierges de Permesse.
Foutent d’un pied vainqueur toute humaine richesse.

Je vous pri seulement que vous ne jetiez pas
Sur un mignon des dieux vos homicides bras.
Ainsi du far Messin les nymphes chanteresses
Bouchent en vos faveurs leurs bouches charmeresses,
Et le cor de Triton apaise le courroux
De Neptun justement irrité contre vous.

Que si, las ! je ne puis impétrer telle grâce,
(Comme déjà mon œil le lit sur votre face)
Permettez pour le moins que mes funèbres doigts
Marient leurs fredons à ma dernière voix :
Afin que le saint chœur des déités marines,
Admirant la douceur de mes chansons divines,
Traine mon corps à bord, et l’arrosant de pleurs
Cache ses membres froids sous un monceau de fleurs.

Pousse donc Arion (dit la troupe félonne
Des criards mariniers) pousse donc, et nous donne
Ensemble or et plaisir. Lors bâtant doucement
Les nerfs enchante-cœurs de son doux instrument,
Il charme l’Océan d’une telle harmonie,
Que le Congre sans peur vit en la compagnie
Du Myre aux croches dents, que le Muge et le Loup
Leur haine héréditaire oublient pour ce coup :
Et la Langouste encor sur le dos d’Amphytrite
Du Poulpe aux pieds larrons les approches n’évite.

Or parmi l’escadron de cent et cent poissons,
Qui sautèlent au son des mortelles chansons,
Un Dauphin mieux que tous ses mouvements accorde
Aux charmeurs mouvements de la tremblante corde :
Pour côtoyer la nef fend doucement les flots,
Et presque le semond de monter sur son dos.
Le chantre par deux fois vers les ondes on pousse,
Il recule deux fois, trois fois on le repousse,
Et trois fois il recule : en fin se connaissant
Faible pour soutenir un effort si puissant,
II gagne du Dauphin la ba-branlante esquine,
Dauphin, qui traversant l’azur de la marine,
Semble à le voir de loin, plus voler que nager,
Tant sa charge le rend accortement léger.

Il craint le moindre écueil, il craint la moindre vague
Pour son faix, non pour soi : et d’une course vague
Biaisant cette mer, cherche un port assuré
Pour tirer son Phœbus hors du flot azuré.

Tandis le chevaucheur à sa chère monture
En passages nouveaux va payant la voiture :
O Tout-puissant (dit-il) qui pour l’homme abîmer
Jadis de mille mers fis une seule mer,
Préservant toutefois du général naufrage
Une sainte maison, afin qu’âge après âge
Ton nom fut chanté d’elle : hélas ! jette ton œil
Sur celui qui jà tient dans le flottant cercueil
La moitié de son corps : que mon cheval sans bride,
Et ma nef sans timon t’aient ores pour guide,
Si que vainqueur des flots et des venteux abois
J’imprime enfin mes pieds sur le sable Grégeois,
Et d’un vœu solennel je consacre à ta gloire
Mon cœur, ma voix, ma main, et ce beau luth d’ivoire.

La mer à cette voix sa rage sursoya,
Le Ciel noirci devant tout son front baloya,
Et les vents attentifs à si douces merveilles
Changèrent tout soudain leurs bouches en oreilles.
Le Dauphin, découvrant le bord tant souhaité,
Se tourmente à part-soi de s’être tant hâté,
Et pour plus longuement humer cette harmonie
Voudrait cent fois plus loin savoir sa Laconie.
Toutefois préférant l’inespéré salut
D’un si rare sonneur au doux son de son luth,
Il le conduit à terre, et, ce que plus je prise,
La vie il lui redonne, où la vie il a prise.
Muse, mon soin plus doux, sortons avec Jonas
Du flanc de la Baleine : et pour ne flotter pas
Toujours au gré du vent, de l’onde, et de l’orage,
Sus, sus mon saint amour, sus gagnons le rivage.

Cependant qu’attentif je chante les poissons,
Que je fouille, courbé, les secrètes maisons
Des bourgeois de Téthys, voyez comme la gloire
Des oiseaux loin-volants vole de ma mémoire :
Leur cours fuyant me fuit, et mes vers sans pitié
Retranchent de ce jour la plus belle moitié.

Mais courage, Oiselets : vos ombres vagabondes,
Qui semblent voleter sur la face des ondes,
Par leurs tours et retours me contraignent de voir
Et quelle est votre adresse, et quel est mon devoir.

Je vous pri seulement (et ce pour récompense
Des travaux que j’ai pris à vous conduire en France)
Qu’il vous plaise éveiller par vos accents divers
Ceux qui s’endormiront oyant lire ces vers.
Mais n’ayant pu fermer les veillantes paupières
Parmi le camp muet des bandes marinières,
Pourront-ils bien dormir parmi cent mil oiseaux,
Qui font jà retentir l’air, la terre, et les eaux ?

Le céleste Phœnix commença son ouvrage
Par le Phœnix terrestre, ornant d’un tel plumage
Ses membres revivants que l’annuel flambeau
De Cairan jusqu’en Fez ne voit rien de plus beau.

II fit briller ses yeux, il lui planta pour crête
Un astre flamboyant au sommet de sa tête :
II couvrit son col d’or, d’écarlate son dos,
Et sa queue d’azur, puis voulut qu’Atropos
Lui servît de Venus, et qu’une mort féconde
Rendît son âge égal au long âge du monde.

Car ayant vu glisser dessous un ciel divers
Et cent fois dix étés et cent fois dix hivers,
Des siècles abattu, il lui prend une envie
De laisser en dépot à la flamme sa vie,
De mourir pour renaître, et d’entrer au tombeau
Pour après en sortir cent mille fois plus beau.

Lors perché sur les bras d’une palme il entasse
Le baume sur le nard, le nard dessus la casse :
Et sur le point du jour de leurs branches bâtit
Son urne, son berceau, son sépulcre, son nid.

Cependant qu’il attend qu’une flammèche éprise
A l’odorant bûcher ses os sacrés réduise
En génitale poudre, et que ces bois ardents
Finissent non sa vie, ains ses caduques ans,
L’échanson Phrygien d’une prodigue aiguière
Ne verse sur les champs rivière après rivière :
Les froidureux Trions ne couvrent de verglas
Les bois Phœniciens, l’Autan ne daigne pas
Passer le bord Lybique, et l’antre Hyperborée
Retient dans ses prisons captif le froid Borée.

Car adonc la Nature encontre tout effort,
Soigneuse, tient la main à sa vivante mort,
Et douce, favorise, en fermant tant de bouches,
Ses funèbres apprêts, sa naissance, ses couches.

Même le clair Soleil sur son lit doux-flairant
Jette un de ses cheveux, qui tout soudain s’éprend
Aux rameaux de Sabée, et peu à peu consume
De l’immortel Phœnix et la chair et la plume.

Presque en même moment de ce cendreux monceau
Naît un ver, puis un œuf, et puis un autre oiseau,
Ainçois le même oiseau, qui né de sa semence,
Deux cents lustres nouveaux trépassant recommence,
Au milieu du brasier sa belle âme reprend,
Infini par sa fin dans la tombe se rend,
De soi même se fait, par une mort prospéré,
Nourrice, nourrisson, hoir, fils, et pèe et mère :
Nous montrant qu’il nous faut et de corps et d’esprit
Mourir tous en Adam, pour puis renaître en Christ.

L’unique oiseau ramant par des sentes nouvelles,
Se voit bientôt suivi d’une infinité d’ailes
Diverses en grandeur, couleur et mouvement,
Ailes que l’Éternel engendre en un moment.

La flairante Arondelle à toutes mains bricole,
Tournoyé, virevolte, et plus roide s’en vole
Que la flèche d’un Turc, qui voulant décocher
Fait la corde au tétin et l’arc au fer toucher.
Jà volant elle chante, et chantant, elle pense
D’employer en lieu sûr plus d’art que de dépense.
A bâtir un palais qui rond par le devant
Servira de modèle au maçon plus savant.
Elle charge déjà son bec de pailles frêles,
Et ses ongles de terre, et d’eau ses noires ailes,
Elle en fait du mortier : et jette proprement
D’un logis demi-rond l’assuré fondement.

La gentille Alouette avec son tire-lire
Tire l’ire à Tiré, et tirelirant tire
Vers la voûte du Ciel : puis son vol vers ce lieu
Vire, et désire dire Dieu adieu, adieu Dieu.
Le peint Chardonneret, le Pinçon, la Linotte
Jà donnent aux frais vents leur plus mignarde note.

Mais tout cela n’est rien au prix de tant d’accords
Que Philomèle entonne en un si petit corps,
Surmontant en douceur l’harmonie plus douce
Qui naisse du gosier, de l’archet, ou du pouce.

O Dieu, combien de fois sous les feuilleux rameaux
Et des chênes ombreux, et des ombreux ormeaux,
J’ai tâché marier mes chansons immortelles
Aux plus mignards refrains de leurs chansons plus belles !

Il me semble qu’encor j’oi dans un vert buisson
D’un savant Rossignol la tremblante chanson :
Qui tenant or’ la taille, ore la haute-contre,
Or’ le mignard dessus, ore la basse-contre,
Or’ toutes quatre ensemble, appelle par le bois
Au combat des neuf sœurs les mieux disantes voix.

A trente pas de là, sous les feuilles d’un Charme,
Un autre Rossignol redit le même carme :
Puis, voulant avec lui pour l’honneur étriver,
Chante quelque motet pourpensé tout l’hiver.

Le premier lui réplique, et d’un divin ramage
Ajoute à son doux chant passage sur passage,
Fredon dessus fredon, et leurs gosiers plaintifs
Dépendent toute l’aube en vers alternatifs.

Mais souvent le vaincu porte si grande envie
A l’honneur du vainqueur, qu’il perd et voix et vie
Tout en même moment : et le joyeux vainqueur
Est des autres prisé comme maître du chœur.

Sur la pointe du jour, d’un chant plein de délices,
Il enseigne la gamme à cent gentils novices :
Et puis les connaissant dignes d’un plus haut son,
II leur baille, savant, quelque obscure leçon,
Que verset par verset, studieux, ils recitent,
Et la bouche maîtresse exactement imitent.

Le Colchide Faisan, le fécond Étourneau,
La chaste Tourterelle, et le lascif Moineau,
La Tourt bèque-raisin, la Pie babillarde,
La friande Perdrix, la Palombe grisarde,
Le petit Benarric, mets digne des grands Rois,
Et le vert Papegai, singe de notre voix,
Font la court au Phœnix, son divin chant admirent,
Et dans l’or et l’azur de ses plumes se mirent.

Le ravissant Escoufle, à qui la queue sert
De gouvernai fidèle : et le faucon expert
A battre la Perdrix, peu soigneux de leurs proies
Suivent l’unique oiseau par les célestes voies,
Avec le Tiercelet, le Lanier, le Vautour,
Le Sacre, et l’Épervier, qui de maint souple tour
Caressent le Phœnix, et voguant près des nues,
Voient en peu de temps cent marches inconnues.

A l’isnel escadron de ces voleurs volants,
Se joint l’Indois Griffon aux yeux étincelants,
A la bouche aquiline, aux ailes blanchissantes,
Au sein rouge, au dos noir, aux griffes ravissantes,
Dont il va guerroyant et par monts et par vaux
Les lions, les sangliers, les ours, et les chevaux :
Dont il fouille pillard la féconde poitrine
De notre bisaïeule, et là-dedans butine
Maint riche lingot d’or, pour après en plancher,
Son nid haut élevé sur un aspre rocher :
Dont il défend, hardi, contre plusieurs armées
Les mines par sa griffe une fois entamées,
Se dépitant qu’à tort les convoiteux humains
Jettent sur ses trésors leurs larronnesses mains.

O Griffon, puisses-tu si vaillamment combattre
Pour ce mortel venin, que notre âme idolâtre,
Puissent aveques toi les Dardoises fourmis
Si bien veiller pour l’or en leur garde commis,
Qu’on perde désormais toute espérance d’être
Maître de ce métal, qui maîtrise son maître.
Exécrable poison, pour qui nous pénétrons
L’antre obscur de Pluton : pour qui nous éventrons
Notre mère nourrice, et, vivant dans les mines,
Des clapiers mal-cendrés attendons les ruines :
Et non contents des biens qu’elle produit dehors,
D’un sacrilège fer déchirons tout son corps.
Pour qui nous recherchons outre la Taprobane
A travers mille mers une autre Tramontane :
Et dépitant la rage, et des vents, et des eaux,
Découvrons chaque jour des mondes tous nouveaux.
Pour qui, las ! si souvent le frère vend son frère,
Le père vend son fils, et le fils vend son père,
L’ami vend son ami, l’épouse vend l’époux,
Et l’époux vend l’épouse. Hé ! que ne vendrions nous,
Pour fournir aux souhaits d’une avarice extrême,
Puis que pour un peu d’or nous nous vendons nous

Près d’eux je vois ramer le Corbeau affamé, mêmes ?
La Corneille aux longs ans, le Cocu diffamé
Pour supposer ses œufs dans la couche étrangère,
Et les faire couver à leur mère non-mère,
Le Hibou citoyen des solitaires tours,
Le triste Chathuant, et toi, qui crains des jours
La trop vive clarté, Chevêche paresseuse,
Commune inimitié de l’escadre plumeuse.
Mais, ô Muse, dis-moi quels sont tous ces oiseaux,
Qui quittent, pour voler, les joncs et les roseaux ?
C’est le gourmand Héron, le Plongeon, la Sarcelle,
La Cane au large bec, qui siffle de son aile,
Le Pluvier, le Canjard, le Magot Escossois,
Le Cygne, qui mourant rend plus douce sa voix,
Et celui, qui bâtit, environ le solstice
Joignant les flots marins un si ferme édifice,
Que l’homme, en qui reluit le flambeau de raison,
Ne sait ni démolir, ni bâtir sa maison.
Tant qu’il fait dans le nid sa tranquille demeure,
La Sicilide mer toujours calme demeure.
Car Æole, craignant de noyer ses poussins,
Ne trouble, casanier, nul des golfes voisins.
Le pirate, qui n’a pour maison qu’une barque,
De ses couches le jour en son Calendrier marque,
Et le riche marchant commence de ramer
Soudain que l’Alcyon se niche dans la mer.

Le Lange cependant rasant l’ondeuse plaine
Cherche de bras en bras quelque lourde Baleine,
Afin qu’il se repaisse : et qu’il puisse, trompeur,
Dedans sa bouche entrer, lui becqueter le cœur.

Déjà Tardant Cucuye les Espagne nouvelles
Porte deux feux au front, et deux feux sous les ailes.
L’aiguille du brodeur aux rais de ces flambeaux,
Souvent d’un lit royal chamarre les rideaux :
Aux rais de ces brandons durant la nuit plus noire
L’ingénieux tourneur polit en rond l’ivoire :
A ces rais l’usurier raconte son trésor :
A ces rais l’écrivain conduit sa plume d’or.

Mais tournons notre front vers les Isles Moluques,
Et soudain nous verrons les merveilleux Mamuques,
Merveilleux, si jamais l’onde, la terre, l’air,
Vid rien de merveilleux nager, courir, voler.
On ne connait leur nid, on ne connait leur père,
Ils vivent sans manger, le Ciel est leur repaire,
Ils volent sans voler, et toutefois leur cours
N’a fin que par la fin de leurs inconnus jours.

La Cigogne œilladant sa chère Thessalie,
Avec le Pélican, joyeuse, se rallie :
Oiseaux dignes de los, lesquels, ô Dieu, tu fis
L’un fidèle parent, l’autre fidèle fils.
Tu fis qu’avec le temps celui-là récompense
Ceux, dont il a reçu nourriture et naissance,
Ne couvant seulement sous son corps chaleureux
De ses parents vieillards les membres froidureux :
Ne portant seulement sur ses plumes isnelles
Par le vuide de l’air son père privé d’ailes :
Ains dérobant encor à son ventre affamé
(Enfants notez ceci) l’aliment plus aimé,
Pour paître dans le nid ses parents, à qui l’âge,
Débile ne permet d’aller plus au fourrage.
Tu fais que cestui-ci blesse son propre flanc
Pour sa postérité, qu’il prodigue son sang,
Puis lui redonne force, et qu’il lui prend envie
De faire à ses enfants un transport de sa vie.
Car si tôt qu’il les voit meurtris par le serpent
II brèche sa poitrine, et sur eux il répand
Tant de vitale humeur, que réchauffez par elle,
Ils tirent de sa mort une vie nouvelle :
Figure de ton Christ, qui s’est captif rendu
Pour affranchir les serfs, qui sur l’arbre étendu,
Innocent, a versé le sang par ses blessures
Pour guérir du serpent les létales morsures :
Et qui s’est volontiers d’immortel fait mortel,
Afin qu’Adam fut fait de mortel immortel.
Père de l’Univers, c’est ainsi qu’les poitrines
Des pères plus brutaux saintement tu burines
Ce vif souci, qui fait qu’ils ne redoutent pas
Moins la mort de leur fils, que leur propre trépas :
Afin que chaque espèce immortelle demeure,
Bien que l’individu l’un après l’autre meure.

C’est ainsi qu’un lion combat non pour l’honneur,
Ains pour ses fans chéris, que le cruel veneur
Lui enlève du gite. Il choque, il blesse, il tue
Le brigand escadron : frémissant il se rue
Où la presse est plus grande, il méprise les dards,
Les glaives, les leviers : et bien qu’en mille parts
Il soit dardé de traits, il veut en telle guerre
Plutôt quitter le jour, qu’un seul pouce de terre :
L’ire est son cataplasme, et jà déjà mourant
Pour son cruel trépas ne va tant soupirant,
Que pour les fers conçus de sa race assiégée.

C’est ainsi qu’entre nous la mâtine enragée
Combat pour ses petits, et d’horribles abois,
Hérissée, remplit les orées des bois.
Ainsi le chien marin souffre dans la marine
Cent fois pour ses petits les travaux de Lucine :
Car les voyant suivis par le pêcheur rusé,
Vivants, il les retire en son ventre creusé
D’où, passé le danger, ils sortent à la file,
Ainsi que des cachots d’un ténébreux asyle :
Voire, à leurs chers parents mille vies devant,
Revoguent sur la mer aussi sains que devant.
Ainsi la Poule fait rondache de son aile
Pour sauver les poulets qui sont en sa tutelle :
Et la Passe défend de son bec courroucé,
Ses moineaux assaillis dans le mur crevassé.

Si je ne suis trompé j’entends crier la Grue,
Qui jà déjà voudrait écrire dans la nue
Le fourchu caractère : et montrer aux soldats
Par son beau règlement le dur mestier de Mars.
Car lors que les troupeaux des grues abandonnent
Le froideux Strymon, et qu’en au tonne ils donnent
Trèves aux nains du Nord, pour s’en aller trouver
Sous le Lybique Autan un plus clément hiver,
Un capitaine vole au front de chaque troupe,
Qui les cieux aisément de sa pointe entrecoupe :
Un couple de sergents de long temps aguerris,
Les tenant en bataille, avance de ses cris
Leur trop lente démarche : et puis quand dans leurs veines
Glisse plus doux que miel le somme, charme-peines,
L’une se met en garde, et fait soigneusement
Et mainte et mainte ronde autour du camp dormant,
Tenant en l’un des pieds, que le sommeil jà presse,
Un caillou, qui tombant accuse sa paresse.
Autant en fait un autre, un autre après la suit,
Départant justement les heures de la nuit.
Là le Paon étoilé, magnifiquement brave,
Piafard, arrogant, d’une démarche grave
Fait parade, en rouant, des clairs rais de ses yeux.

A son flanc j’aperçois le Coq audacieux,
Sœur réveille-matin, véritable astrologue,
Horloge du paysan, frayeur du Lion rogue,
Fidèle annonce-jour, Roi du peuple crêté,
Roi qui se lève et couche avecques la clarté
Qui dore l’univers. J’aperçois dans la plaine
L’oiseau digère-fer, qui vainement se peine
De se guinder en haut, pour, gaillard, se mêler
Parmi tant d’escadrons qui voltigent en l’air.

Mon livre, heureux témoin de mes heureuses veilles,
Ne rougi de porter les mouches, les abeilles,
Les papillons cornus, et cent mil autres vers,
Peints sur ton blanc papier du crayon de mes vers.
Puis qu’ils sont de la main de cet Ouvrier, qui, sage
N’obscurcit son renom par un obscur ouvrage :
Et qu’encor chaque jour en eux il nous fait voir
Plus d’effets merveilleux de son divin pouvoir,
Qu’les membrus Éléphants, qu’ les énormes Baleines
Et mil autres poissons, qui les flottantes plaines
Tempêtent sans tempête : et pour nous abîmer
Vomissent, en ronflant, une mer dans la mer.

Que si le siècle antique un Callicrate admire,
Pour avoir charpenté je ne sais quel navire,
D’un artifice tel, qu’un petit moucheron
Le couvrait haut et bas de son double aileron,
Combien que de ses mains l’industrieux ouvrage
Par lui n’eut peu jamais être mis en usage :
Admirons, comme il faut, admirons ce grand Dieu
Dont le sacré pouvoir loge en si petit lieu
Un si roide aiguillon, une voix si bruyante,
Un cœur si généreux, une âme si prudente.

Hé ! qui pourrait trouver règlement sous le Ciel,
Plus beau que celui-là de nos mouches à miel ?
Non, non, le clair Phœbus, qui tout autour du monde
Fait d’un cours éternel chaque jour une ronde,
Çà-bas ne voit cité dont les loix et les mœurs
Approchent tant soit peu de l’équité des leurs :
Non celle, qui fuyant la rage d’un Atile,
Fit un monde nouveau des cachots d’un asyle.

En leurs réglés états je prends si grand plaisir,
Que si j’osai lâcher la bride à mon désir,
Aise, je quitterai le droit fil de ma lice,
Pour m’ébattre à vanter leur divine police.

Mais si pas un de ceux, dont les hardis pinceaux
Imitent du grand Dieu les ouvrages plus beaux,
N’ose acheter la carte, où le docte artifice
D’un Apelle ébaucha la princesse d’Erice,
Oserai-je à ce coup sur Hymette monter ?
Des Abeilles l’honneur oserai-je chanter ?
Que des chantres Latins l’inimitable Prince
A jà deux fois chanté sur les rives du Mince ?

Je ne tairai pourtant ce fécond vermisseau,
Qui d’oiseau se fait teigne, et puis de teigne oiseau :
Qui naît ici deux fois, qui voit deux fois la rive
Du mortel Achéron, laissant vive et non vive
Sa posthume semence : et qui le tendre crin
Du blanchâtre murier transforme en ce beau lin,
Ce reluisant estain, cette laine subtile,
Que pour nous non pour soi, curieuse, elle file,
Précieuse toison, qui n’ornait d’autrefois,
Que les membres sacrés des vénérables Rois :
Mais le prodigue orgueil des hommes de notre âge,
Profane tellement son magnifique usage,
Que ceux, dont l’estomac aboie après le pain,
L’estiment moins que rien, si d’un parement vain
Son fil n’est tout couvert d’un de ces métaux rares
Qui d’un feu non-mourant brûlent les cœurs avares.

Aigle, ne cuide pas qu’un superbe mépris
M’ait gardé de coucher ton nom dans mes écrits,
Je sais bien que tu tiens tel rang parmi la troupe,
Qui de l’air orageux les plaines entrecoupe,
Que fait le Basilic, ou le Dragon fumeux,
Entre les escadrons des serpents venimeux :
Que le lion parmi les bêtes forestières,
Et le camus Dauphin parmi les marinières.
Je sais quel est ton vol, je sais bien que tes yeux,
Fermes, peuvent souffrir le plus beau feu des cieux.
Mais comme le Phœnix luit sur mon frontispice,
Tu doreras la fin de mon riche édifice.

Sur le bord Thracien de ces barbares flots
Qui furent héritiers, et du nom, et des os
De la sœur Phrixeane, et non loin de la place
Où de l’aveugle Heron la dommageable audace
Alluma, pour guider son nud Léandre à bord,
Au lieu du feu d’amour la torche de la mort :
Se tenait une vierge aussi riche, aussi belle,
Aussi noble qu’Héron : mais bien plus chaste qu’elle.
Car son cœur acéré tous les traits rebouchait
Que l’archer Paphien contre lui descochait.

Un jour qu’elle suivait par les forêts épaisses,
Et par les monts pierreux les troupes chasseresses,
Sur le venteux sommet d’un buissonneux rocher,
Dont sans un pâle effroi I’on ne peut approcher,
Elle rencontre un nid de deux Aigles jumelles,
Qui, tendres, éprouvaient de leurs yeux les prunelles
Contre l’astre du jour : qui de maint tuyau mol
Hérissaient leur esquine, et leur bras, et leur col :
Et d’un gosier ouvert attendaient la curée
De quelque gras pigeon pris à la picorée.

De ces deux oiselets le plus bel elle prend,
Le met dedans le sein, du mont aspre descend,
Puis tremblant de frayeur fuit d’une jambe ailée :
Tout ainsi que le loup, qui a ravi d’emblée
L’honneur d’un gras troupeau, à chef baissé s’enfuit,
Et regarde en fuyant si le dogue le suit.
L’aigle est avec le temps si dextrement instruite,
Qu’au premier son puceau bien souvent elle quitte
La proie presque prise : et, soudain se jetant
Sur le poing bien-aimé, va sa dame flattant.
La vierge d’autre part d’une main frétillarde,
Et d’un flatteur accent, l’oiseau mignard mignarde,
Et, folâtre, le tient beaucoup plus précieux
Que sa perruque d’or, que son teint, que ses yeux.

Mais comme la rigueur du destin, qui nous presse,
Ait cloué cent ennuis auprès d’une liesse,
La fièvre, pour causer par un seul mal deux morts,
De cette belle vierge assassine le corps,
Lui ravit l’embonpoint, et, pâlissante, efface
Les roses et les lis qui décoraient sa face.

Adonc un même accès, un même tremblement,
Une même langueur travaille également
Et la vierge et l’oiseau, si qu’à les voir il semble
Que la Parque ait filé leurs deux vies ensemble.

L’oiseau forçant son mal abandonne souvent
La frissonnante couche, et souple, poursuivant
Le plus friand gibier, à sa dame mi-morte
Des cailles, des perdrix, et des grives apporte :
Payant en aliments les aliments qu’il prit
De la pucelle main, ains que, brusque, il apprît
De nouer par le ciel, de piller les campagnes,
Et dépeupler d’oiseaux les plus hautes montagnes.

Le mal, qui violent lui suçait sans repos
Et des veines le sang, et la moelle des os,
Investit de son corps la Parque, qui cruelle
Déjà l’aigle amoureux à trois briefs jours appelle.

Jà le lièvre peureux fait cent tours et retours
Sans peur auprès de Seste : et déjà de ses tours
Le vite tiercelet et le faucon approche,
Sans de l’aigle connu redouter l’ongle croche.
Car il couve tout-jour de sa dame le lit,
Il devient casanier, et vivant il ne vit.
Las ! comme vivrait-il, voyant si tôt ravie
Par la blême Atropos la vie de sa vie ?

Or’ sur le corps chéri des ailes il ba-bat,
Or’ il baise sa face, or’ il se couche à plat
Contre son col d’ivoire : et d’un triste ramage
Encor plus des parents attriste le courage.

Trois fois le blond Soleil par ses cours journaliers,
Du Thébain chasse-monstre a passé les piliers,
Depuis que la pucelle a vu la pâle rive,
Où comme au dernier port l’homme mortel arrive,
Sans que jamais l’oiseau, dans ses larmes noyé,
Ait un seul aliment à son ventre envoyé,
Ou fermé l’œil pleureux : tant il a grand envie
D’éteindre vitement sa tristesse et sa vie.

Mais quoi ? s’apercevant que l’un et l’autre effort
Est trop lent pour causer une assez prompte mort,
Forcené tout ensemble et de tristesse et d’ire,
D’un bec dénaturé sa poitrine il déchire :
Il ose ses poumons coup dessus coup férir,
Fâché que tant de morts ne le facent mourir.

Mais voici cependant devant l’ardente porte
Du désastré manoir, une troupe qui porte
Le drap noir sur le dos, le cierge dans la main,
La larme sur la face, et le deuil dans le sein :
Qui chargent à la fin la dépouille sacrée
De l’esprit jà bourgeois de la province astrée,
Et fendant l’air de cris, dévote, la conduit
Au funèbre bûcher. L’aigle de loin la suit,
Et tirassant par l’air les sanglantes entrailles,
Honore d’un convoi deux tristes funérailles.

Le funèbre Vulcan n’a si tôt entamé
A flots s’entre-suivants le corps de l’aigle aimé,
Qu’elle jette le sien, qui tout en sang distille,
Plus vitement qu’un trait sur la brûlante pile :
Et bien qu’il soit cent-fois et cent fois repoussé
Par le sacré baston du prêtre courroucé,
Il cherche toutefois la plus épaisse flamme :
Et chantant doucement un obsèque à sa dame,
Il se brûle soi-même, et mêle heureusement
Ses os avec les os aimez si chèrement.

O couple bien-heureux, sur votre obscure tombe
Tout-jour tout-jour le miel, tout-jour la manne tombe :
Tout-jour tout-jour vos os soient de myrte cou vers,
Et tout-jour puissiez-vous vivre dedans mes vers.



Retour à la page “Les plus beaux poèmes de la langue française”