Francis Jammes (1868-1938) 

Vieille marine

Vieille marine. Enseigne noir galonné d’or
qui allais observer le passage de Vénus
et qui mettais la fille du planteur nue,
dans l’habitation basse, par les nuits chaudes.

C’était d’une langueur, c’était d’une tiédeur
de fleurs blanches qui, près de vasières, meurent.
La bien-aimée était apathique et songeuse,
avec un collier noir à son cou de tubéreuse.

Elle se donnait ardemment, et vos rendez-vous
avaient lieu dans la petite chambre basse
où étaient tes cartes et tes compas
et le daguerréotype de tes petites sœurs.

Tes livres étaient le manuel d’astronomie,
le guide du marin et l’atlas des végétaux,
achetés à la capitale, dans une librairie
dont le timbre était un chapeau de matelot.

Vos baisers se mêlaient aux cris du large fleuve
où traînent les racines des salsepareilles
qui rendent l’eau salutaire à tous ceux
qu’atteint la syphilis dans ces contrées du soleil.

Vous cherchiez, dans l’obscurité des étoiles,
le frisson langoureux d’une mer pacifique,
et tu ne cherchais plus, dans le ciel magnifique,
l’éclipse mystérieuse et noire.

Un souci, cependant, à ton œil lointain,
ô jeune enseigne ! errait comme un insecte en l’air.
Ce n’était point la crainte des dangers marins
ou le souvenir des dents serrées des matelots aux fers.

Que non. Quelque duel de ces vieilles marines
avait, à tout jamais, empoisonné ton cœur.
Tu avais tué l’ami le plus cher à ton cœur :
tu gardais son mouchoir en sang dans ta poitrine.

Et, dans cette nuit chaude, ta douleur
ne pouvait s’apaiser, bien que, douce et lascive,
la fille du colon, évanouie de langueur,
nouât au tien son corps battu d’amour et ivre.


J’aime l’âne

J’aime l’âne si doux
marchant le long des houx.

Il prend garde aux abeilles
et bouge ses oreilles ;

et il porte les pauvres
et des sacs remplis d’orge.

Il va, près des fossés,
d’un petit pas cassé.

Mon amie le croit bête
parce qu’il est poète.

Il réfléchit toujours.
Ses yeux sont en velours.

Jeune fille au doux cœur,
tu n’as pas sa douceur :

car il est devant Dieu
l’âne doux du ciel bleu.

Et il reste à l’étable,
fatigué, misérable,

ayant bien fatigué
ses pauvres petits pieds.

Il a fait son devoir
du matin jusqu’au soir.

Qu’as-tu fait jeune fille ?
Tu as tiré l’aiguille…

Mais l’âne s’est blessé :
la mouche l’a piqué.

Il a tant travaillé
que ça vous fait pitié.

Qu’as-tu mangé petite ?
— T’as mangé des cerises.

L’âne n’a pas eu d’orge,
car le maître est trop pauvre.

Il a sucé la corde,
puis a dormi dans l’ombre…

La corde de ton cœur
n’a pas cette douceur.

Il est l’âne si doux
marchant le long des houx.

J’ai le cœur ulcéré :
ce mot-là te plairait.

Dis-moi donc, ma chérie,
si je pleure ou je ris ?

Va trouver le vieil âne,
et dis-lui que mon âme

est sur les grands chemins,
comme lui le matin.

Demande-lui, chérie,
si je pleure ou je ris ?

Je doute qu’il réponde :
il marchera dans l’ombre,

crevé par la douceur,
sur le chemin en fleurs.


Prière pour être simple

Les papillons obéissent à tous les souffles,
comme des pétales de fleurs jetés vers vous,
aux processions, par les petits enfants doux.
Mon Dieu, c’est le matin, et, déjà, la prière
monte vers vous avec ces papillons fleuris,
le cri du coq et le choc des casseurs de pierres.
Sous les platanes dont les palmes vertes luisent,
dans ce mois de juillet où la terre se craquèle,
on entend, sans les voir, les cigales grinçantes
chanter assidûment votre Toute-Puissance.
Le merle inquiet, dans les noirs feuillages des eaux,
essaie de siffler un peu longtemps, mais n’ose.
Il ne sait ce qu’il y a qui l’ennuie. Il se pose
et s’envole tout à coup en filant d’un seul trait,
à ras de terre, et du côté où l’on n’est pas.

Mon Dieu, tout doucement, aujourd’hui, recommence
la vie, comme hier et comme tant de fois.
Comme ces papillons, comme ces travailleurs,
comme ces cigales mangeuses de soleil,
et ces merles cachés dans le froid noir des feuilles,
laissez-moi, ô mon Dieu, continuer la vie
d’une façon aussi simple qu’il est possible.


Prière pour aller au paradis avec les ânes 

Lorsqu’il faudra aller vers vous, ô mon Dieu, faites
que ce soit par un jour où la campagne en fête
poudroiera. Je désire, ainsi que je fis ici-bas,
choisir un chemin pour aller, comme il me plaira,
au Paradis, où sont en plein jour les étoiles.
Je prendrai mon bâton et sur la grande route
j’irai, et je dirai aux ânes, mes amis :
Je suis Francis Jammes et je vais au Paradis,
car il n’y a pas d’enfer au pays du Bon Dieu.
Je leur dirai : ” Venez, doux amis du ciel bleu,
pauvres bêtes chéries qui, d’un brusque mouvement d’oreille,
chassez les mouches plates, les coups et les abeilles.”
Que je Vous apparaisse au milieu de ces bêtes
que j’aime tant parce qu’elles baissent la tête
doucement, et s’arrêtent en joignant leurs petits pieds
d’une façon bien douce et qui vous fait pitié.
J’arriverai suivi de leurs milliers d’oreilles,
suivi de ceux qui portent au flanc des corbeilles,
de ceux traînant des voitures de saltimbanques
ou des voitures de plumeaux et de fer-blanc,
de ceux qui ont au dos des bidons bossués,
des ânesses pleines comme des outres, aux pas cassés,
de ceux à qui l’on met de petits pantalons
à cause des plaies bleues et suintantes que font
les mouches entêtées qui s’y groupent en ronds.
Mon Dieu, faites qu’avec ces ânes je Vous vienne.
Faites que, dans la paix, des anges nous conduisent
vers des ruisseaux touffus où tremblent des cerises
lisses comme la chair qui rit des jeunes filles,
et faites que, penché dans ce séjour des âmes,
sur vos divines eaux, je sois pareil aux ânes
qui mireront leur humble et douce pauvreté
à la limpidité de l’amour éternel.


Prière pour louer dieu 

La torpeur de midi. Une cigale éclate
dans le pin. Le figuier seul semble épais et frais
dans la brasillement de l’azur écarlate.
Je suis seul avec vous, mon Dieu, car tout se tait
sous les jardins profonds, tristes et villageois.
Les noirs poiriers luisants, à forme d’encensoir,
dorment au long des buis qui courent en guirlandes
auprès des graviers blancs comme de Saintes-Tables.
Quelques humbles labiées donnent une odeur sainte
à celui qui médite assis près des ricins.
Mon Dieu, j’aurais, jadis, ici, rêvé d’amour,
mais l’amour ne bat plus dans mon sang inutile,
et c’est en vain qu’un banc de bois noir démoli
demeure là parmi les feuillages des lys.
Je n’y mènerai pas d’amie tendre et heureuse
pour reposer mon front sur son épaule creuse.
Il ne me reste plus, mon Dieu, que la douleur
et la persuasion que je ne suis rien
que l’écho inconscient de mon âme légère
comme une effeuillaison de grappe de bruyère.
J’ai lu et j’ai souri. J’ai écrit, j’ai souri.
J’ai pensé, j’ai souri, pleuré et j’ai aussi
souri, sachant le monde impossible au bonheur,
et j’ai pleuré parfois quand j’ai voulu sourire.

Mon Dieu, calmez mon cœur, calmez mon pauvre cœur,
et faites qu’en ce jour d’été où la torpeur
s’étend comme de l’eau sur les choses égales
j’aie le courage encore, comme cette cigale
dont éclate le cri dans le sommeil du pin,
de vous louer, mon Dieu, modestement et bien.


Il va neiger…

À Léopold Bauby.

Il va neiger dans quelques jours. Je me souviens
de l’an dernier. Je me souviens de mes tristesses
au coin du feu. Si l’on m’avait demandé : qu’est-ce ?
J’aurais dit : laissez-moi tranquille. Ce n’est rien.

J’ai bien réfléchi, l’année avant, dans ma chambre,
pendant que la neige lourde tombait dehors.
J’ai réfléchi pour rien. À présent comme alors
je fume une pipe en bois avec un bout d’ambre.

Ma vieille commode en chêne sent toujours bon.
Mais moi j’étais bête parce que ces choses
ne pouvaient pas changer et que c’est une pose
de vouloir chasser les choses que nous savons.

Pourquoi donc pensons-nous et parlons-nous ? C’est drôle ;
nos larmes et nos baisers, eux, ne parlent pas
et cependant nous les comprenons, et les pas
d’un ami sont plus doux que de douces paroles.

On a baptisé les étoiles sans penser
qu’elles n’avaient pas besoin de nom, et les nombres
qui prouvent que les belles comètes dans l’ombre
passeront, ne les forceront pas à passer.

Et maintenant même, où sont mes vieilles tristesses
de l’an dernier ? À peine si je m’en souviens.
Je dirais : laissez-moi tranquille, ce n’est rien,
si dans ma chambre on venait me demander : qu’est-ce ?


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