Henri de Regnier (1864-1936) 

Vœu

Je voudrais pour tes yeux la plaine
Et une forêt verte et rousse,
Lointaine
Et douce
A l’horizon sous un ciel clair,
Ou des collines
Aux belles lignes
Flexibles et souples et vaporeuses
Et qui sembleraient fondre en la douceur de l’air,
Ou des collines
Ou la forêt… Je voudrais
Que tu entendes,
Forte, vaste, profonde et tendre,
La grande voix sourde de la mer
Qui se lamente
Comme l’amour;
Et, par instant, tout près de toi,
Dans l’intervalle,
Que tu entendes,
Tout près de toi,
Une colombe
Dans le silence,
Et faible et douce
Comme l’amour,
Un peu dans l’ombre,
Que tu entendes
Sourdre une source… Je voudrais des fleurs pour tes mains,
Et pour tes pas
Un petit sentier d’herbe et de sable
Qui monte un peu et qui descende
Et tourne et semble
S’en aller au fond du silence,
Un tout petit sentier de sable
Où marqueraient un peu tes pas,
Nos pas
Ensemble !


Nocturne

Le souffle lent du soir défleurit les lilas
Amoncelant au pied d’odorantes jonchées
De ces petites fleurs qui craquent sous mes pas. 

Mon âme est douloureuse et mon cœur est très las. 

Sur la toiture, des colombes sont perchées
Attristant l’air du soir d’un long roucoulement ;
Il tombe de leurs becs des plumes arrachées. 

Il neige dans mon cœur des souffrances cachées. 

Au bassin, le jet d’eau rejaillit tristement
Ridant l’onde qui dort de cercles concentriques,
Et les plantes du bord ont un tressaillement. 

Au cœur les souvenirs pleurent confusément. 

Voici la nuit qui vient et ses folles paniques :
Le vent ne souffle plus, le ramier s’est enfui,
Le jet d’eau se lamente en des plaintes rythmiques, 

Et tes yeux grands ouverts me suivent dans la nuit.

Il est un port

           Il est un port
Avec des eaux d’huiles, de moires et d’or
Et des quais de marbre le long des bassins calmes,
Si calmes
Qu’on voit sur le fond qui s’ensable
Passer des poissons d’ombre et d’or
Parmi les algues,
Et la proue à jamais y mire dans l’eau stable
La Tête qui l’orne et s’endort
Au bruit du vent qui pousse sur les dalles
Du quai de marbre
Des poussières de sable d’or.

Il est un port.
Le silence y somnole entre des quais de songe.
Le passé en algues s’allonge
Aux oscillations lentes des poissons d’or ;
Le souvenir s’ensable d’oubli et l’ombre
Du soir est toute tiède du jour mort.
Qu’il soit un port
Où l’orgueil à la proue y dorme en l’eau qui dort !


J’ai fleuri l’ombre odorante

J’ai fleuri l’ombre odorante
Et j’ai parfumé la nuit
De la senteur expirante
De ces roses d’aujourd’hui.

En elles se continue,
Pétale à pétale, un peu
Du charme de t’avoir vue
Les cueillir toutes en feu.

Est-ce moi, si ce sont elles ?
Tout change et l’on cherche en vain
A faire une heure éternelle
D’un instant qui fut divin ;

Mais tant qu’elles sont vivantes
De ce qui reste de lui
Respire l’ombre odorante
De ces roses d’aujourd’hui.


Si j’ai parlé…

Si j’ai parlé
De mon amour, c’est à l’eau lente
Qui m’écoute quand je me penche 
Sur elle ; si j’ai parlé 
De mon amour, c’est au vent
Qui rit et chuchote entre les branches ;
Si j’ai parlé de mon amour, c’est à l’oiseau
Qui passe et chante
Avec le vent ;
Si j’ai parlé
C’est à l’écho

Si j’ai aimé de grand amour, 
Triste ou joyeux,
Ce sont tes yeux ;
Si j’ai aimé de grand amour, 
Ce fut ta bouche grave et douce, 
Ce fut ta bouche
Si j’ai aimé de grand amour, 
Ce furent ta chair tiède et tes mains fraîches,
Et c’est ton ombre que je cherche.

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