Jean de Sponde (1557-1595)

Qui sont, qui sont ceux-là dont le cœur idolâtre

Qui sont, qui sont ceux-là, dont le cœur idolâtre
Se jette aux pieds du monde, et flatte ses honneurs,
Et qui sont ces valets, et qui sont ces seigneurs,
Et ces âmes d’ebène, et ces faces d’albâtre?

Ces masques déguisés, dont la troupe folâtre
S’amuse à caresser je ne sais quels donneurs
De fumées de Cour, et ces entrepreneurs
De vaincre encor le Ciel qu’ils ne peuvent combattre?

Qui sont ces louvoyeurs qui s’éloignent du port?
Hommagers à la vie, et félons à la mort,
Dont l’étoile est leur bien, le vent leur fantaisie?

Je vogue en même mer, et craindrais de périr
Si ce n’est que je sais que cette même vie
N’est rien que le fanal qui me guide au mourir.


Si j’avais comme vous, mignardes colombelles

Si j’avais comme vous, mignardes colombelles,
Des plumages si beaux sur mon corps attachés,
On aurait beau tenir mes esprits empêchés
De l’indomptable fer de cent chaînes nouvelles,

Sur les ailes du vent je guiderais mes ailes,
J’irais jusqu’au séjour où mes biens sont cachés,
Ainsi, voyant de moi ces ennuis arrachés,
Je ne sentirais plus ces absences cruelles.

Colombelles, hélas ! que j’ai bien souhaité
Que mon corps vous semblât autant d’agilité,
Que mon âme d’amour à votre âme ressemble :

Mais quoi ! je le souhaite, et me trompe d’autant.
Ferais-je bien voler un amour si constant
D’un monde tout rempli de vos ailes ensemble ?


Ne vous étonnez point si mon esprit, qui passe

Ne vous étonnez point si mon esprit qui passe
De travail en travail par tant de mouvements,
Depuis qu’il est banni dans ces éloignements,
Tout agile qu’il est ne change point de place.

Ce que vous en voyez, quelque chose qu’il fasse,
Il s’est planté si bien sur si bons fondements,
Qu’il ne voudrait jamais souffrir de changements
Si ce n’est que le feu ne pût changer de place.

Ces deux contraires sont en moi seul arrêtés
Les faibles mouvements, les dures fermetés :
Mais voulez-vous avoir plus claire connaissance

Que mon espoir se meurt et ne se change point ?
Il tournoie à l’entour du point de la constance
Comme le ciel tournoie à l’entour de son point.


N’est-ce donc pas assez que je sois tout en flamme

N’est-ce donc pas assez que je sois tout en flamme
Tout en flamme de vous et pour vous mon flambeau,
Si pour mieux me fermer la porte de votre âme
Vous ne m’ouvriez encore celle de mon tombeau.

Vous n’êtes point contente et j’en ressens les preuves,
Pour tant d’entiers témoins de ma fidélité,
Et les rompez plutôt comme de petits fleuves,
A vos rocs endurcis de l’incrédulité.

Mais que vous restait-il, si vous pour tant de gênes
Que vous m’avez donné, ne m’avez point perdu?
Si même pour le mal de vos injustes haines
Mon innocent amour du bien vous a rendu ?

Quand vous dardiez sur moi vos flammèches brûlantes,
Je présentais sur moi mon âme à leurs ardeurs,
Et tant plus je sentais ces ardeurs violentes,
Tant plus je leur rendais de plus douces odeurs.

J’ai langui tout un temps en ce long sacrifice,
Paisible à vos rigueurs, sur votre saint autel,
Et s’il fût onc martyre de l’amoureux supplice,
Ou jamais il n’en fût, ou n’en fût jamais tel.

Ores que j’attendais que votre âme apaisée
Prend enfin le chemin d’une aimable douceur,
La voilà de nouveau remise en sa brisée,
Et moi plus égaré du chemin le plus seur.

Vous m’échappez encor dans ces tortus Dédales
De défis ombrageux et d’inconstants soupçons,
Et si nos passions étaient d’humeurs égales,
Mes feux déjà seraient éteints sous vos glaçons.

Mais quoi ! si je ne meurs moi-même il faut qu’ils vivent
Et que leur sort se trouve avec le mien conjoint,
Que si vos cruautés encore vous poursuivent
Ils ne peuvent mourir, et moi ne mourir point.

C’est ce que vous cherchez : car m’ôtant la créance
Que toute Amante doit par droit à son Amant,
Vous estes proprement à mon feu son essence,
Car le feu ne vit point s’il n’a son aliment.

Hélas ! ne m’ôtez point si promptement la vie
Si les Cieux ont encor mon destin retardé,
Vous seule de moi seul pouvez être servie
Comme un Soleil de l’Aigle être bien regardé.


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