Jules Supervielle (1884-1960) 


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Hommage à la vie 

C’est beau d’avoir élu
Domicile vivant
Et de loger le temps
Dans un coeur continu,
Et d’avoir vu ses mains
Se poser sur le monde
Comme sur une pomme
Dans un petit jardin,
D’avoir aimé la terre,
La lune et le soleil,
Comme des familiers
Qui n’ont pas leurs pareils,
Et d’avoir confié
Le monde à sa mémoire
Comme un clair cavalier
A sa monture noire,
D’avoir donné visage
À ces mots : femme, enfants,
Et servi de rivage
À d’errants continents,
Et d’avoir atteint l’âme
À petits coups de rame
Pour ne l’effaroucher
D’une brusque approchée.
C’est beau d’avoir connu
L’ombre sous le feuillage
Et d’avoir senti l’âge
Ramper sur le corps nu,
Accompagné la peine
Du sang noir dans nos veines
Et doré son silence
De l’étoile Patience,
Et d’avoir tous ces mots
Qui bougent dans la tête,
De choisir les moins beaux
Pour leur faire un peu fête,
D’avoir senti la vie
Hâtive et mal aimée,
De l’avoir enfermée
Dans cette poésie.

Voyageur, voyageur

Voyageur, voyageur, accepte le retour,
Il n’est plus place en toi pour de nouveaux visages,
Ton rêve modelé par trop de paysages,
Laisse-le reposer en son nouveau contour.

Fuis l’horizon bruyant qui toujours te réclame
Pour écouter enfin ta vivante rumeur
Que garde maintenant de ses arcs de verdeur
Le palmier qui s’incline aux sources de ton âme.

San Bernardino

Que j’enferme en ma mémoire,
Ma mémoire et mon amour,
Le parfum féminin des courbes colonies,
Cet enfant nu-fleuri dans la mantille noire
De sa mère passant sous la conque du jour,
Ces plantes à l’envi, et ces feuilles qui plient,
Ces vers mouvants, ces rouges frais,
Ces oiseaux inespérés,
Et ces houles d’harmonies,
J’en aurai besoin un jour.

J’aurai besoin de vous, souvenirs que je veux
Modelés dans le lisse honneur des ciels heureux,
Vous me visiterez, secourables audaces,
Azur vivace d’un espace
Où chaque arbre se hausse au dénouement des palmes
A la recherche de son âme,
Où la fleur mouille en l’infini
De la couleur et du parfum qu’elle a choisis,
Où je suis arrivé plein d’Europe et d’escales
Ayant toujours appareillé,
Et, sous le chuchotis de ces heures égales,
Du fard des jours errants je me suis dépouillé.


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