Leconte de Lisle (1818-1894) 

La Source

Une eau vive étincelle en la forêt muette,
Dérobée aux ardeurs du jour ;
Et le roseau s’y ploie, et fleurissent autour
L’hyacinthe et la violette.

Ni les chèvres paissant les cytises amers
Aux pentes des proches collines,
Ni les pasteurs chantant sur les flûtes divines,
N’ont troublé la source aux flots clairs.

Les noirs chênes, aimés des abeilles fidèles,
En ce beau lieu versent la paix,
Et les ramiers, blottis dans le feuillage épais,
Ont ployé leur col sous leurs ailes.

Les grands cerfs indolents, par les halliers mousseux,
Hument les tardives rosées ;
Sous le dais lumineux des feuilles reposées
Dorment les Sylvains paresseux.

Et la blanche Naïs dans la source sacrée
Mollement ferme ses beaux yeux ;
Elle songe, endormie ; un rire harmonieux
Flotte sur sa bouche pourprée.

Nul oeil étincelant d’un amoureux désir
N’a vu sous ces voiles limpides
La Nymphe au corps de neige, aux longs cheveux fluides
Sur le sable argenté dormir.

Et nul n’a contemplé la joue adolescente,
L’ivoire du col, ou l’éclat
Du jeune sein, l’épaule au contour délicat,
Les bras blancs, la lèvre innocente.

Mais l’Aigipan lascif, sur le prochain rameau,
Entr’ouvre la feuillée épaisse
Et voit, tout enlacé d’une humide caresse,
Ce corps souple briller sous l’eau.

Aussitôt il rit d’aise en sa joie inhumaine ;
Son rire émeut le frais réduit ;
Et la Vierge s’éveille, et, pâlissant au bruit,
Disparaît comme une ombre vaine.

Telle que la Naïade, en ce bois écarté,
Dormant sous l’onde diaphane,
Fuis toujours l’oeil impur et la main du profane,
Lumière de l’âme, ô Beauté !


Le Nazaréen

Quand le Nazaréen, en croix, les mains clouées,
Sentit venir son heure et but le vin amer,
Plein d’angoisse, il cria vers les sourdes nuées,
Et la sueur de sang ruissela de sa chair.

Mais dans le ciel muet de l’infâme colline
Nul n’ayant entendu ce lamentable cri,
Comme un dernier sanglot soulevait sa poitrine,
L’homme désespéré courba son front meurtri.

Toi qui mourais ainsi dans ces jours implacables,
Plus tremblant mille fois et plus épouvanté,
Ô vivante Vertu ! que les deux misérables
Qui, sans penser à rien, râlaient à ton côté ;

Que pleurais-tu, grande âme, avec tant d’agonie ?
Ce n’était pas ton corps sur la croix desséché,
La jeunesse et l’amour, ta force et ton génie,
Ni l’empire du siècle à tes mains arraché.

Non ! Une voix parlait dans ton rêve, ô Victime !
La voix d’un monde entier, immense désaveu,
Qui te disait : – Descends de ton gibet sublime,
Pâle crucifié, tu n’étais pas un Dieu !

Tu n’étais ni le pain céleste, ni l’eau vive !
Inhabile pasteur, ton joug est délié !
Dans nos coeurs épuisés, sans que rien lui survive,
Le Dieu s’est refait homme, et l’homme est oublié !

Cadavre suspendu vingt siècles sur nos têtes,
Dans ton sépulcre vide il faut enfin rentrer.
Ta tristesse et ton sang assombrissent nos fêtes ;
L’humanité virile est lasse de pleurer. –

Voilà ce que disait, à ton heure suprême,
L’écho des temps futurs, de l’abîme sorti ;
Mais tu sais aujourd’hui ce que vaut ce blasphème ;
Ô fils du charpentier, tu n’avais pas menti !

Tu n’avais pas menti ! Ton Église et ta gloire
Peuvent, ô Rédempteur, sombrer aux flots mouvants ;
L’homme peut sans frémir rejeter ta mémoire,
Comme on livre une cendre inerte aux quatre vents ;

Tu peux, sur les débris des saintes cathédrales,
Entendre et voir, livide et le front ceint de fleurs,
Se ruer le troupeau des folles saturnales,
Et son rire insulter tes divines douleurs !

Car tu sièges auprès de tes Égaux antiques,
Sous tes longs cheveux roux, dans ton ciel chaste et bleu ;
Les âmes, en essaims de colombes mystiques,
Vont boire la rosée à tes lèvres de Dieu !

Et comme aux jours altiers de la force romaine,
Comme au déclin d’un siècle aveugle et révolté,
Tu n’auras pas menti, tant que la race humaine,
Pleurera dans le temps et dans l’éternité.


Midi

Midi, Roi des étés, épandu sur la plaine,
Tombe en nappes d’argent des hauteurs du ciel bleu.
Tout se tait. L’air flamboie et brûle sans haleine ;
La Terre est assoupie en sa robe de feu.

L’étendue est immense, et les champs n’ont point d’ombre,
Et la source est tarie où buvaient les troupeaux ;
La lointaine forêt, dont la lisière est sombre,
Dort là-bas, immobile, en un pesant repos.

Seuls, les grands blés mûris, tels qu’une mer dorée,
Se déroulent au loin, dédaigneux du sommeil ;
Pacifiques enfants de la Terre sacrée,
Ils épuisent sans peur la coupe du Soleil.

Parfois, comme un soupir de leur âme brûlante,
Du sein des épis lourds qui murmurent entre eux,
Une ondulation majestueuse et lente
S’éveille, et va mourir à l’horizon poudreux.

Non loin, quelques boeufs blancs, couchés parmi les herbes,
Bavent avec lenteur sur leurs fanons épais,
Et suivent de leurs yeux languissants et superbes
Le songe intérieur qu’ils n’achèvent jamais.

Homme, si, le coeur plein de joie ou d’amertume,
Tu passais vers midi dans les champs radieux,
Fuis ! la Nature est vide et le Soleil consume :
Rien n’est vivant ici, rien n’est triste ou joyeux.

Mais si, désabusé des larmes et du rire,
Altéré de l’oubli de ce monde agité,
Tu veux, ne sachant plus pardonner ou maudire,
Goûter une suprême et morne volupté,

Viens ! Le Soleil te parle en paroles sublimes ;
Dans sa flamme implacable absorbe-toi sans fin ;
Et retourne à pas lents vers les cités infimes,
Le coeur trempé sept fois dans le Néant divin.



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