Les Jardins – Chant quatrième par Jacques Delille (1738-1813)


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Non, je ne puis quitter le spectacle des champs.
Eh ! qui dédaignerait ce sujet de mes chants :
Il inspirait Virgile, il séduisait Homère.
Homère, qui d’Achille a chanté la colère,
Qui nous peint la terreur attelant ses coursiers,
Le vol sifflant des dards, le choc des boucliers,
Le trident de Neptune ébranlant les murailles,
Se plaît à rappeler au milieu des batailles
Les bois, les prés, les champs ; et de ces frais tableaux
Les riantes couleurs délassent ses pinceaux.
Et, lorsque pour Achille il prépare des armes,
S’il y grave d’abord les sièges, les alarmes,
Le vainqueur tout poudreux, le vaincu tout sanglant,
Sa main trace bientôt d’un burin consolant
La vigne, les troupeaux, les bois, les pâturages.
Le héros se revêt de ces douces images,
Part, et porte à travers les affreux bataillons
L’innocente vendange, et les riches moissons.
Chantre divin, je laisse à tes muses altières
Le soin de diriger ces phalanges guerrières ;
Diriger les jardins est mon paisible emploi.
Déjà le sol docile a reconnu ma loi ;
Des gazons l’ont couvert, et de sa main vermeille
Flore sur leur tapis a versé sa corbeille.
Des bois ont couronné les rochers et les eaux.
Maintenant, pour jouir de ces brillants tableaux,
Dans ces champs découverts, sous ces obscures voûtes
D’agréables sentiers vont me frayer des routes.
Des scènes à ma voix naîtront de toutes parts ;
Pour les orner enfin j’y conduirai les arts,
Et le ciseau divin, la noble architecture
Vont de ces lieux charmants achever la parure.

Les sentiers, de nos pas guides ingénieux,
Doivent, en les montrant, nous embellir ces lieux.
Dans vos jardins naissants je défends qu’on les trace.
Dans vos plants achevés l’œil choisit mieux leur place.
Vers les plus beaux aspects sachez les diriger.
Voyez, lorsque vous-même aux yeux de l’étranger
Vous montrez vos travaux, votre art avec adresse
Va chercher ce qui plaît, évite ce qui blesse,
Lui découvre en passant des sites enchantés,
Lui réserve au retour de nouvelles beautés,
De surprise en surprise et l’amuse, et l’entraîne,
D’une scène qui fuit fait naître une autre scène,
Et toujours remplissant ou piquant son désir,
Souvent, pour l’augmenter, diffère son plaisir.
Eh bien ! que vos sentiers vous imitent vous-même.

Dans leurs formes encor fuyez tout vain système,
Enfant du mauvais goût, par la mode adopté.
La mode règne aux champs, ainsi qu’à la cité.
Quand de leur symétrique et pompeuse ordonnance
Les jardins d’Italie eurent charmé la France,
Tout de cet art brillant fut prompt à s’éblouir :
Pas un arbre au cordeau n’osa désobéir ;
Tout s’aligna. Partout, en deux rangs étalées,
S’allongèrent sans fin d’éternelles allées.
Autre temps, autre goût. Enfin le parc anglais
D’une beauté plus libre avertit le français.
Dès lors on ne vit plus que lignes ondoyantes,
Que sentiers tortueux, que routes tournoyantes.
Lassé d’errer, en vain le terme est devant moi ;
Il faut encor errer, serpenter malgré soi,
Et, maudissant vingt fois votre importune adresse,
Suivre sans cesse un but qui recule sans cesse.
Évitez ces excès ; tout excès dure peu.
De ces sentiers divers chaque genre a son lieu.
L’un conduit aux aspects dont la grandeur frappante
De loin fixe mes yeux et nourrit mon attente.
L’autre m’égarera dans ces réduits secrets
Qu’un art mystérieux semble voiler exprès.
Mais rendez naturel ce Dédale factice.
Qu’il ait l’air du besoin, et non pas du caprice.
Que divers accidents rencontrés dans son cours,
Les bois, les eaux, le sol commandent ces détours.
Dans leur forme j’exige une heureuse souplesse.
Des longs alignements si je hais la tristesse,
Je hais bien plus encor le cours embarrassé
D’un sentier qui, pareil à ce serpent blessé,
En replis convulsifs sans cesse s’entrelace,
De détours redoublés m’inquiète, me lasse,
Et, sans variété, brusque et capricieux,
Tourmente et le terrain, et mes pas et mes yeux.


Il est des plis heureux, des courbes naturelles
Dont les champs quelquefois vous offrent des modèles.
La route de ces chars, la trace des troupeaux
Qui d’un pas négligent regagnent les hameaux,
La bergère indolente, et qui dans les prairies
Semble suivre au hasard ses tendres rêveries,
Vous enseignent ces plis mollement onduleux.
Loin donc de vos sentiers ces contours anguleux.
Surtout, quand vers le but un long détour vous mène,
Songez que le plaisir doit racheter la peine.

Des poètes fameux osez imiter l’art.
Si leur muse en marchant se permet quelque écart,
Ce détour me rit plus que le chemin lui-même.
C’est Nisus défendant Euryale qu’il aime,
C’est au tombeau d’Hector son Andromaque en pleurs.
Qu’ainsi votre art m’égare en de douces erreurs.
Des plus riants objets égayez le passage,
Et qu’au terme arrivés votre art nous dédommage,
Par d’aimables aspects, de riches ornements,
De ce vivant poème épisodes charmants.

Ici, vous m’offrirez des antres verts et sombres,
Qu’habitent la fraîcheur, le silence et les ombres.
L’imagination y devance les yeux.
Plus loin, c’est un beau lac qui réfléchit les cieux.
Tantôt, dans le lointain confuse et fugitive,
Se déploie une riche et vaste perspective.
Quelquefois un bosquet riant, mais recueilli,
Par la nature et vous à la fois embelli,
Plein d’ombres et de fleurs, et d’un luxe champêtre,
Semble dire : « Arrêtez ; où pouvez-vous mieux être ? »
Soudain la scène change : au lieu de la gaieté,
C’est la mélancolie et la tranquillité,
C’est le calme imposant des lieux où sont nourries
La méditation, les longues rêveries.
Là, l’homme avec son cœur revient s’entretenir,
Médite le présent, plonge dans l’avenir,
Songe aux biens, songe aux maux épars dans sa carrière ;
Quelquefois, rejetant ses regards en arrière,
Se plaît à distinguer dans le cercle des jours
Ce peu d’instants, hélas ! et si chers et si courts,
Ces fleurs dans un désert, ces temps où le ramène
Le regret du bonheur, et même de la peine.

Craignez donc d’imiter ces froids décorateurs
Qui ne veulent jamais que des objets flatteurs.
Jamais rien de hardi dans leurs froids paysages :
Partout de frais berceaux et d’élégants bocages.
Toujours des fleurs, toujours des festons ; c’est toujours
Ou le temple de Flore, ou celui des Amours.
Leur gaieté monotone à la fin m’importune.
Mais vous, osez sortir de la route commune.
Inventez, hasardez des contrastes heureux ;
Des effets opposés peuvent s’aider entre eux.
Imitez le Poussin. Aux fêtes bocagères
Il nous peint des bergers et de jeunes bergères,
Les bras entrelacés dansant sous des ormeaux,
Et près d’eux une tombe où sont écrits ces mots :
Et moi, je fus aussi pasteur dans l’Arcadie.
Ce tableau des plaisirs, du néant de la vie,
Semble dire : « Mortels, hâtez-vous de jouir ;
Jeux, danses et bergers, tout va s’évanouir ».
Et dans l’âme attendrie, à la vive allégresse
Succède par degrés une douce tristesse.

Imitez ces effets. Dans de riants tableaux
Ne craignez point d’offrir des urnes, des tombeaux,
D’offrir de vos douleurs le monument fidèle.
Eh ! qui n’a pas pleuré quelque perte cruelle ?
Loin d’un monde léger venez donc à vos pleurs,
Venez associer les bois, les eaux, les fleurs.
Tout devient un ami pour les âmes sensibles ;
Déjà, pour l’embrasser de leurs ombres paisibles,
Se penchent sur la tombe, objet de vos regrets,
L’if, le sombre sapin ; et toi, triste cyprès,
Fidèle ami des morts, protecteur de leur cendre,
Ta tige chère au cœur mélancolique et tendre,
Laisse la joie au myrte et la gloire au laurier ;
Tu n’es point l’arbre heureux de l’amant, du guerrier,
Je le sais ; mais ton deuil compatit à nos peines.

Dans tous ces monuments point de recherches vaines.
Pouvez-vous allier dans ces objets touchants
L’art avec la douleur, le luxe avec les champs ?
Surtout ne feignez rien. Loin ce cercueil factice,
Ces urnes sans douleur, que plaça le caprice.
Loin ces vains monuments d’un chien ou d’un oiseau.
C’est profaner le deuil, insulter au tombeau.

Ah ! si d’aucun ami vous n’honorez la cendre,
Voyez sous ces vieux ifs la tombe où vont se rendre
Ceux qui, courbés pour vous sur des sillons
Au sein de la misère espèrent le trépas.
Rougiriez-vous d’orner leurs humbles sépultures ?
Vous n’y pouvez graver d’illustres aventures,
Sans doute. Depuis l’aube, où le coq matinal
Des rustiques travaux leur donne le signal,
Jusques à la veillée, où leur jeune famille
Environne avec eux le sarment qui pétille,
Dans les mêmes travaux roulent en paix leurs jours.
Des guerres, des traités n’en marquent point le cours.
Naître, souffrir, mourir, c’est toute leur histoire.
Mais leur cœur n’est point sourd au bruit de leur mémoire.
Quel homme vers la vie, au moment du départ,
Ne se tourne, et ne jette un triste et long regard,
À l’espoir d’un regret ne sent pas quelque charme,
Et des yeux d’un ami n’attend pas une larme ?
Pour consoler leur vie, honorez donc leur mort.
Celui qui de son rang faisant rougir le sort,
Servit son dieu, son roi, son pays, sa famille,
Qui grava la pudeur sur le front de sa fille,
D’une pierre moins brute honorez son tombeau ;
Tracez-y ses vertus et les pleurs du hameau ;
Qu’on y lise : Ci-gît le bon fils, le bon père,
Le bon époux. Souvent un charme involontaire
Vers ces enclos sacrés appellera vos yeux.
Et toi qui vins chanter sous ces arbres pieux,
Avant de les quitter, muse, que ta guirlande
Demeure à leurs rameaux suspendue en offrande.
Que d’autres dans leurs vers célèbrent la beauté ;
Que leur muse, toujours ivre de volupté,
Ne se montre jamais qu’un myrte sur la tête,
Qu’avec ses chants de joie et ses habits de fête ;
Toi, tu dis au tombeau des chants consolateurs,
Et ta main la première y jeta quelques fleurs.

Mais entrons, il est temps, sous de plus gais ombrages.
L’architecture encore au fond de ces bocages
M’attend, pour les orner d’édifices charmants.
Ce ne sont plus du deuil les tristes monuments ;
Ce sont d’heureux réduits, qui parmi la verdure
Offrent sous mille aspects leur riante parure.
Mais j’en permets l’usage, et j’en proscris l’abus.
Bannissez des jardins tout cet amas confus
D’édifices divers, prodigués par la mode,
Obélisque, rotonde, et kiosk, et pagode,
Ces bâtiments romains, grecs, arabes, chinois,
Chaos d’architecture, et sans but, et sans choix,
Dont la profusion stérilement féconde
Enferme en un jardin les quatre parts du monde.
N’y cherchez pas non plus un oisif ornement,
Et sous l’utilité déguisez l’agrément.

La ferme, le trésor, le plaisir de son maître,
Réclamera d’abord sa parure champêtre.
Que l’orgueilleux château ne la dédaigne pas ;
Il lui doit sa richesse ; et ses simples appas
L’emportent sur son luxe, autant que l’art d’Armide
Cède au souris naïf d’une vierge timide.
La ferme ! à ce seul nom les moissons, les vergers,
Le règne pastoral, les doux soins des bergers,
Ces biens de l’âge d’or, dont l’image chérie
Plus tant à mon enfance, âge d’or de la vie,
Réveillent dans mon cœur mille regrets touchants.
Venez ; de vos oiseaux j’entends déjà les chants ;
J’entends rouler les chars qui traînent l’abondance,
Et le bruit des fléaux qui tombent en cadence.

Ornez donc ce séjour. Mais absurde à grands frais,
N’allez pas ériger une ferme en palais.
Élégante à la fois et simple dans son style,
La ferme est aux jardins ce qu’aux vers est l’idylle.


Ah ! par les dieux des champs, que le luxe effronté
De ce modeste lieu soit toujours rejeté.
N’allez pas déguiser vos pressoirs et vos granges.
Je veux voir l’appareil des moissons, des vendanges.
Que le crible, le van où le froment doré
Bondit avec la paille et retombe épuré,
La herse, les traîneaux, tout l’attirail champêtre
Sans honte à mes regards osent ici paraître.
Surtout, des animaux que le tableau mouvant
Au-dedans, au-dehors lui donne un air vivant.
Ce n’est plus du château la parure stérile,
La grâce inanimée et la pompe immobile :
Tout vit, tout est peuplé dans ces murs, sous ces toits.
Que d’oiseaux différents et d’instinct et de voix,
Habitants sous l’ardoise, ou la tuile, ou le chaume,
Famille, nation, république, royaume,
M’occupent de leurs mœurs, m’amusent de leurs jeux !
À leur tête est le coq, père, amant, chef heureux,
Qui, roi sans tyrannie, et sultan sans mollesse,
À son sérail ailé prodiguant sa tendresse,
Aux droits de la valeur joint ceux de la beauté,
Commande avec douceur, caresse avec fierté,
Et fait pour les plaisirs, et l’empire, et la gloire,
Aime, combat, triomphe, et chante sa victoire.
Vous aimerez à voir leurs jeux et leurs combats,
Leurs haines, leurs amours, et jusqu’à leurs repas.
La corbeille à la main, la sage ménagère
À peine a reparu ; la nation légère
Du sommet de ses tours, du penchant de ses toits
En tourbillons bruyants descend tout à la fois :
La foule avide en cercle autour d’elle se presse ;
D’autres, toujours chassés et revenant sans cesse,
Assiègent la corbeille, et jusques dans la main,
Parasites hardis, viennent ravir le grain.

Soignez donc, protégez ce peuple domestique.
Que leur logis soit sain, et non pas magnifique.
Que lui font des réduits richement décorés,
Le marbre des bassins, les grillages dorés ?
Un seul grain de millet leur plairait davantage.
La Fontaine l’a dit. Ô véritable sage !
La Fontaine, c’est toi qu’il faudrait en ces lieux ;
Chantre heureux de l’instinct, ils t’inspireraient mieux.
Le paon, fier d’étaler l’iris qui le décore,
Du dindon rengorgé l’orgueil plus sot encore,
Pourraient à nos dépens égayer ton pinceau.
Là, de tes deux pigeons tu verrais le tableau,
Et deux coqs amoureux à la discorde en proie,
Te feraient dire encore : « Amour, tu perdis Troie » !
Ainsi nous plaît la ferme et son air animé.

Mais dans cet autre lieu, quel peuple renfermé
De ses cris inconnus a frappé mes oreilles ?
Là, sont des animaux, étrangères merveilles.
Là, dans un doux exil vivent emprisonnés
Quadrupèdes, oiseaux, l’un de l’autre étonnés.
N’allez point rechercher les espèces bizarres.
Préférez les plus beaux, et non pas les plus rares.
Offrez-nous ces oiseaux qui, nés sous d’autres cieux,
Favoris du soleil, brillent de tous ses feux,
L’or pourpré du faisan, l’émail de la pintade.
Logez plus richement ces oiseaux de parade ;
Eux-mêmes sont un luxe, et puisque leur beauté
Rachète à vos regards leur inutilité,
De ces captifs brillants que les prisons soient belles.
Surtout ne m’offrez point ces animaux rebelles,
De qui l’orgueil s’indigne, et languit dans nos fers.
Eh quel œil sans regret peut voir le roi des airs,
L’aigle, qui se jouait au milieu de l’orage,
Oublier aujourd’hui dans une indigne cage
La fierté de son vol, et l’éclair de ses yeux ?
Rendez-lui le soleil et la voûte des cieux :
Un être dégradé ne peut jamais nous plaire.

Mais tandis qu’étalant leur parure étrangère,
Ces hôtes différents semblent briguer mon choix,
Mon odorat charmé m’appelle sous ces toits
Où, de même exilés et ravis à leur terre,
D’étrangers végétaux habitent sous le verre.
Entourez d’un air doux ces frêles nourrissons.
Mais vainqueur des climats, respectez les saisons ;
Ne forcez point d’éclore, au sein de la froidure,
Des biens qu’à d’autres temps destinait la nature.
Laissez aux lieux flétris par des hivers constants
Ces fruits d’un faux été, ces fleurs d’un faux printemps ;
Et lorsque le soleil va mûrir vos richesses,
Sans forcer ses présents, attendez ses largesses.

Mais j’aime à voir ces toits, ces abris transparents
Receler des climats les tributs différents,
Cet asile enhardir le jasmin d’Ibérie,
La pervenche frileuse oublier sa patrie,
Et le jaune ananas par ces chaleurs trompé
Vous livrer de son fruit le trésor usurpé.

Motivez donc toujours vos divers édifices,
Des animaux, des fleurs agréables hospices.
Combien d’autres encore, adoptés par les lieux,
Approuvés par le goût, peuvent charmer nos yeux ?
Sous ces saules que baigne une onde salutaire,
Je placerais du bain l’asile solitaire.
Plus loin, une cabane, où règne la fraîcheur,
Offrirait les filets et la ligne au pêcheur.

Vous voyez de ce bois la douce solitude ;
J’y consacre un asile aux muses, à l’étude.
Dans ce majestueux et long enfoncement
J’ordonne un obélisque, auguste monument.
Il s’élève, et j’écris sur la pierre attendrie :
À nos braves marins, mourants pour la patrie.

Ainsi vos bâtiments, vos asiles divers
Ne seront point oisifs, ne seront point déserts.
Au site assortissez leur figure, leur masse.
Que chacun avec goût établi dans sa place,
Jamais trop resserré, jamais trop étendu,
N’éclipse point la scène, et n’y soit point perdu.


Sachez ce qui convient ou nuit au caractère.
Un réduit écarté dans un lieu solitaire
Peint mieux la solitude encore et l’abandon.
Montrez-vous donc fidèle à chaque expression.
N’allez pas au grand jour offrir un ermitage.
Ne cachez point un temple au fond d’un bois sauvage ;
Un temple veut paraître au penchant d’un coteau.
Son site aérien répand dans le tableau
L’éclat, la majesté, le mouvement, la vie.
Je crois voir un aspect de la belle Ausonie.
Telle est des bâtiments la grâce et la beauté.

Mais de ces monuments la brillante gaieté,
Et leur luxe moderne, et leur fraîche jeunesse,
Des antiques débris valent-ils la vieillesse ?
L’aspect désordonné de ces grands corps épars,
Leur forme pittoresque attache les regards.
Par eux le cours des ans est marqué sur la terre.
Détruits par les volcans ou l’orage ou la guerre,
Ils instruisent toujours, consolent quelquefois.
Ces masses qui du temps sentent aussi le poids,
Enseignent à céder à ce commun ravage,
À pardonner au sort. Telle jadis Carthage
Vit sur ses murs détruits Marius malheureux,
Et ces deux grands débris se consolaient entre eux.

Liez donc à vos plants ces vénérables restes.
Et toi, qui m’égarant dans ces sites agrestes,
Bien loin des lieux frayés, des vulgaires chemins,
Par des sentiers nouveaux guides l’art des jardins,
Ô sœur de la peinture, aimable poésie,
À ces vieux monuments viens redonner la vie :
Viens présenter au goût ces riches accidents,
Que de ses lentes mains a dessinés le temps.

Tantôt, c’est une antique et modeste chapelle,
Saint asile, où jadis dans la saison nouvelle,
Vierges, femmes, enfants, sur un rustique autel
Venaient pour les moissons implorer l’éternel.
Un long respect consacre encore ces ruines.
Tantôt, c’est un vieux fort, qui, du haut des collines,
Tyran de la contrée, effroi de ses vassaux,
Portait jusques au ciel l’orgueil de ses créneaux ;
Qui, dans ces temps affreux de discorde et d’alarmes,
Vit les grands coups de lance et les nobles faits d’armes
De nos preux chevaliers, des Bayards, des Henris ;
Aujourd’hui la moisson flotte sur ses débris.
Ces débris, cette mâle et triste architecture,
Qu’environne une fraîche et riante verdure,
Ces angles, ces glacis, ces vieux restes de tours,
Où l’oiseau couve en paix le fruit de ses amours,
Et ces troupeaux peuplant ces enceintes guerrières,
Et l’enfant qui se joue où combattaient ses pères,
Saisissez ce contraste, et déployez aux yeux
Ce tableau doux et fier, champêtre et belliqueux.

Plus loin, une abbaye antique, abandonnée,
Tout à coup s’offre aux yeux de bois environnée.
Quel silence ! C’est là qu’amante du désert
La Méditation avec plaisir se perd
Sous ces portiques saints, où des vierges austères,
Jadis, comme ces feux, ces lampes solitaires
Dont les mornes clartés veillent dans le saint lieu,
Pâles, veillaient, brûlaient, se consumaient pour Dieu.
Le saint recueillement, la paisible innocence
Semble encor de ces lieux habiter le silence.
La mousse de ces murs, ce dôme, cette tour,
Les arcs de ce long cloître impénétrable au jour,
Les degrés de l’autel usés par la prière,
Ces noirs vitraux, ce sombre et profond sanctuaire
Où peut-être des cœurs en secret malheureux
À l’inflexible autel se plaignaient de leurs nœuds,
Et pour des souvenirs encor trop pleins de charmes,
À la religion dérobaient quelques larmes ;
Tout parle, tout émeut dans ce séjour sacré.
Là, dans la solitude en rêvant égaré,
Quelquefois vous croirez, au déclin d’un jour sombre,
D’une Héloïse en pleurs entendre gémir l’ombre.
Mettez donc à profit ces restes précieux,
Augustes ou touchants, profanes ou pieux.

Mais loin ces monuments dont la ruine feinte
Imite mal du temps l’inimitable empreinte,
Tous ces temples anciens récemment contrefaits,
Ces restes d’un château qui n’exista jamais,
Ces vieux ponts nés d’hier, et cette tour gothique,
Ayant l’air délabré, sans avoir l’air antique,
Artifice à la fois impuissant et grossier.
Je crois voir cet enfant tristement grimacier,
Qui, jouant la vieillesse et ridant son visage,
Perd, sans paraître vieux, les grâces du jeune âge.
Mais un débris réel intéresse mes yeux.
Jadis contemporain de nos simples aïeux,
J’aime à l’interroger, je me plais à le croire.
Des peuples et des temps il me redit l’histoire.
Plus ces temps sont fameux, plus ces peuples sont grands,
Et plus j’admirerai ces restes imposants.

Ô champs de l’Italie ! ô campagnes de Rome,
Où dans tout son orgueil gît le néant de l’homme !
C’est là que des débris fameux par de grands noms,
Pleins de grands souvenirs et de hautes leçons,
Vous offrent ces aspects, trésors des paysages.
Voyez de toutes parts, comment le cours des âges
Dispersant, déchirant de précieux lambeaux,
Jetant temple sur temple, et tombeaux sur tombeaux,
De Rome étale au loin la ruine immortelle ;
Ces portiques, ces arcs, où la pierre fidèle
Garde du peuple-roi les exploits éclatants ;
Leur masse indestructible a fatigué le temps.
Des fleuves suspendus ici mugissait l’onde ;
Sous ces portes passaient les dépouilles du monde ;
Partout confusément dans la poussière épars,
Les thermes, les palais, les tombeaux des Césars,
Tandis que de Virgile, et d’Ovide, et d’Horace,
La douce illusion nous montre encor la trace.
Heureux, cent fois heureux l’artiste des jardins,
Dont l’art peut s’emparer de ces restes divins !
Déjà la main du temps sourdement le seconde ;
Déjà sur les grandeurs de ces maîtres du monde
La nature se plaît à reprendre ses droits.
Au lieu même où Pompée, heureux vainqueur des rois,
Étalait tant de faste, ainsi qu’aux jours d’Évandre,
La flûte des bergers revient se faire entendre.
Voyez rire ces champs au laboureur rendus,
Sur ces combles tremblants ces chevreaux suspendus,
L’orgueilleux obélisque au loin couché sur l’herbe,
L’humble ronce embrassant la colonne superbe ;
Ces forêts d’arbrisseaux, de plantes, de buissons,
Montant, tombant en grappe, en touffes, en festons,
Par le souffle des vents semés sur ces ruines ;
Le figuier, l’olivier, de leurs foibles racines
Achèvent d’ébranler l’ouvrage des romains ;
Et la vigne flexible, et le lierre aux cent mains,
Autour de ces débris rampant avec souplesse,
Semblent vouloir cacher ou parer leur vieillesse.

Mais si vous n’avez pas ces restes renommés,
N’avez-vous pas du moins ces bronzes animés,
Et ces marbres vivants, déités des vieux âges,
Où l’art seul fut divin et força les hommages ?

Je sais qu’un goût sévère a voulu des jardins
Exiler tous ces dieux des grecs et des romains.
Et pourquoi ? Dans Athène et dans Rome nourrie,
Notre enfance a connu leur riante féerie.
Ces dieux n’étaient-ils pas laboureurs et bergers ?
Pourquoi donc leur fermer vos bois et vos vergers ?
Sans Pomone, vos fruits oseront-ils éclore ?
De l’empire des fleurs pouvez-vous chasser Flore ?
Ah ! que ces dieux toujours enchantent nos regards !
L’idolâtrie encore est le culte des arts.
Mais que l’art soit parfait ; loin des jardins qu’on chasse
Ces dieux sans majesté, ces déesses sans grâce.
À chaque déité choisissez son vrai lieu.
Qu’un dieu n’usurpe pas les droits d’un autre dieu.
Laissez Pan dans les bois. D’où vient que ces Naïades,
Que ces tritons à sec se mêlent aux dryades ?
Pourquoi ce Nil en vain couronné de roseaux,
Et dont l’urne poudreuse est l’abri des oiseaux ?
Ôtez-moi ces lions et ces tigres sauvages :
Ces monstres me font peur, même dans leurs images ;
Et ces tristes Césars, cent fois plus monstres qu’eux,
Aux portes des bosquets sentinelles affreux,
Qui tout hideux encor de soupçons et de crimes,
Semblent encor de l’œil désigner leurs victimes,
De quel droit s’offrent-ils dans ce riant séjour ?
Montrez-moi des mortels plus chers à notre amour.
En des lieux consacrés à leur apothéose,
Créez un élysée où leur ombre repose.
Loin des profanes yeux, dans des vallons couverts
De lauriers odorants, de myrtes toujours verts,
En marbre de Paros offrez-nous leurs images.
Qu’une eau lente se plaise à baigner ces bocages,
Et qu’aux ombres du soir mêlant un jour douteux,
Diane aux doux rayons soit l’astre de ces lieux.
Leur tranquille beauté, sous ces dais de verdure
De ces marbres chéris la blancheur tendre et pure,
Ces grands hommes, leur calme et simple majesté,
Cette eau silencieuse, image du Léthé,
Qui semble pour leurs cœurs exempts d’inquiétude
Rouler l’oubli des maux et de l’ingratitude,
Ces bois, ce jour mourant sous leur ombrage épais,
Tout des mânes heureux y respire la paix.
Vous donc, n’y consacrez que des vertus tranquilles.
Loin tous ces conquérants en ravages fertiles :
Comme ils troublaient le monde, ils troubleraient ces lieux.
Placez-y les amis des hommes et des dieux,
Ceux qui par des bienfaits vivent dans la mémoire,
Ces rois dont leurs sujets n’ont point pleuré la gloire.
Montrez-y Fénelon à notre œil attendri ;
Que Sully s’y relève embrassé par Henri.

Donnez des fleurs, donnez ; j’en couvrirai ces sages
Qui, dans un noble exil, sur de lointains rivages
Cherchaient ou répondaient les arts consolateurs ;
Toi surtout, brave Cook, qui, cher à tous les cœurs,
Unis par les regrets la France et l’Angleterre ;
Toi qui, dans ces climats où le bruit du tonnerre
Nous annonçait jadis, Triptolème nouveau,
Apportais le coursier, la brebis, le taureau,
Le soc cultivateur, les arts de ta patrie,
Et des brigands d’Europe expiais la furie.
Ta voile en arrivant leur annonçait la paix,
Et ta voile en partant leur laissait des bienfaits.
Reçois donc ce tribut d’un enfant de la France.
Et que fait son pays à ma reconnaissance ?
Ses vertus en ont fait notre concitoyen.
Imitons notre roi, digne d’être le sien.
Hélas ! de quoi lui sert que deux fois son audace
Ait vu des cieux brûlants, fendu des mers de glace ;
Que des peuples, des vents, des ondes révéré,
Seul sur les vastes mers son vaisseau fût sacré ;
Que pour lui seul la guerre oubliât ses ravages ?
L’ami du monde, hélas ! meurt en proie aux sauvages.
Vous qui pleurez sa mort, fiers enfants d’Albion,
Imitez, il est temps, sa noble ambition.
Pourquoi dans vos égaux cherchez-vous des esclaves ?
Portez-leur des bienfaits et non pas des entraves.
Le front ceint de lauriers cueillis par les Français,
La victoire aujourd’hui sollicite la paix.
Descends, aimable paix, si longtemps attendue,
Descends ; que ta présence à l’univers rendue,
Embellisse les lieux qu’ont célébrés mes vers ;
Viens ; forme un peuple heureux de cent peuples divers.
Rends l’abondance aux champs, rends le commerce aux ondes,
Et la vie aux beaux arts, et le calme aux deux mondes.

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