Retour à la page “Les Tragiques par Agrippa d’Aubigné (1551-1630)”
MISÈRES
Puisqu’il faut s’attaquer aux légions de Rome,
Aux monstres d’Italie, il faudra faire comme
Hannibal, qui par feux d’aigre humeur arrosés
Se fendit un passage aux Alpes embrasés.
Mon courage de feu, mon humeur aigre et forte
Au travers des sept monts fait brèche au lieu de porte.
Je brise les rochers et le respect d’erreur
Qui fit douter César d’une vaine terreur.
Il vit Rome tremblante, affreuse, échevelée,
Qui en pleurs, en sanglots, mi-morte, désolée,
Tordant ses doigts, fermait, défendait de ses mains
A César le chemin au sang de ses germains.
Mais dessous les autels des idoles j’avise
Le visage meurtri de la captive Eglise,
Qui à sa délivrance (aux dépens des hasards)
M’appelle, m’animant de ses tranchants regards.
Mes désirs sont déjà volés outre la rive
Du Rubicon troublé : que mon reste les suive
Par un chemin tout neuf, car je ne trouve pas
Qu’autre homme l’ait jamais écorché de ses pas.
Pour Mercures croisés, au lieu de Pyramides,
J’ai de jour le pilier, de nuit les feux pour guides.
Astres, secourez-moi : ces chemins enlacés
Sont par l’antiquité des siècles effacés,
Si bien que l’herbe verde en ses sentiers accrue
En fait une prairie épaisse, haute et drue,
Là où étaient les feux des prophètes plus vieux ;
Je tends comme je puis le cordeau de mes yeux,
Puis je cours au matin ; de ma jambe arrosée,
J’éparpille à côté la première rosée,
Ne laissant après moi trace à mes successeurs
Que les reins tous ployés des inutiles fleurs,
Fleurs qui tombent sitôt qu’un vrai soleil les touche,
Ou que Dieu fenera par le vent de sa bouche.
Tout-Puissant, tout-voyant, qui du haut des hauts cieux
Fends les coeurs plus serrés par l’éclair de tes yeux,
Qui fis tout, et connus tout ce que tu fis être ;
Tout parfait en ouvrant, tout parfait en connaître,
De qui l’œil tout courant, et tout voyant aussi,
De qui le soin sans soin prend de tout le souci,
De qui la main forma exemplaires et causes,
Qui prévus les effets dès le naître des choses ;
Dieu, qui d’un style vif, comme il te plaît, écris
Le secret plus obscur en l’obscur des esprits :
Puisque de ton amour mon âme est échauffée,
Jalouse de ton nom, ma poitrine embrasée
De ton feu pur, repurge aussi de mêmes feux
Le vice naturel de mon cœur vicieux ;
De ce zèle très saint rebrûle-moi encore,
Si que (tout consommé au feu qui me dévore,
N’étant serf de ton ire, en ire transporté
Sans passion) je sois propre à ta vérité ;
Ailleurs qu’à te louer ne soit abandonnée
La plume que je tiens, puisque tu l’as donnée.
Je n’écris plus les feux d’un amour inconnu,
Mais, par l’affliction plus sage devenu,
J’entreprends bien plus haut, car j’apprends à ma plume
Un autre feu, auquel la France se consume.
Ces ruisselets d’argent, que les Grecs nous feignaient,
Où leurs poètes vains buvaient et se baignaient,
Ne courent plus ici : mais les ondes si claires
Qui eurent les saphirs et les perles contraires
Sont rouges de nos morts ; le doux bruit de leurs flots,
Leur murmure plaisant heurte contre des os.
Telle est en écrivant ma non commune image :
Autre fureur qu’amour reluit en mon visage ;
Sous un inique Mars, parmi les durs labeurs
Qui gâtent le papier et l’encre de sueurs,
Au lieu de Thessalie aux mignardes vallées
Nous avortons ces chants au milieu des armées,
En délassant nos bras de crasse tout rouillés
Qui n’osent s’éloigner des brassards dépouillés.
Le luth que j’accordais avec mes chansonnettes
Est ores étouffé de l’éclat des trompettes ;
Ici le sang n’est feint, le meurtre n’y défaut,
La mort joue elle-même en ce triste échafaud,
Le Juge criminel tourne et emplit son urne.
D’ici la botte en jambe, et non pas le cothurne,
J’appelle Melpomène en sa vive fureur,
Au lieu de l’Hippocrène éveillant cette sœur
Des tombeaux rafraîchis, dont il faut qu’elle sorte,
Échevelée, affreuse, et bramant en la sorte
Que fait la biche après le faon qu’elle a perdu.
Que la bouche lui saigne, et son front éperdu
Fasse noircir du ciel les voûtes éloignées,
Qu’elle éparpille en Pair de son sang deux poignées
Quand épuisant ses flancs de redoublés sanglots
De sa voix enrouée elle bruira ces mots :
« O France désolée ! ô terre sanguinaire,
Non pas terre, mais cendre ! ô mère, si c’est mère
Que trahir ses enfants aux douceurs de son sein
Et quand on les meurtrit les serrer de sa main !
Tu leur donnes la vie, et dessous ta mamelle
S’émeut des obstinés la sanglante querelle ;
Sur ton pis blanchissant ta race se débat,
Là le fruit de ton flanc fait le champ du combat. »
Je veux peindre la France une mère affligée,
Qui est entre ses bras de deux enfants chargée.
Le plus fort, orgueilleux, empoigne les deux bouts
Des tétins nourriciers ; puis, à force de coups
D’ongles, de poings, de pieds, il brise le partage
Dont nature donnait à son besson l’usage ;
Ce voleur acharné, cet Esau malheureux
Fait dégât du doux lait qui doit nourrir les deux,
Si que, pour arracher à son frère la vie,
Il méprise la sienne et n’en a plus d’envie.
Mais son Jacob, pressé d’avoir jeûné meshui,
Ayant dompté longtemps en son cœur son ennui,
A la fin se défend, et sa juste colère
Rend à l’autre un combat dont le champ est la mère.
Ni les soupirs ardents, les pitoyables cris,
Ni les pleurs réchauffés ne calment leurs esprits ;
Mais leur rage les guide et leur poison les trouble,
Si bien que leur courroux par leurs coups se redouble,
Leur conflit se rallume et fait si furieux
Que d’un gauche malheur ils se crèvent les yeux.
Cette femme éplorée, en sa douleur plus forte,
Succombe à la douleur, mi-vivante, mi-morte ;
Elle voit les mutins tout déchirés, sanglants,
Qui, ainsi que du cœur, des mains se vont cherchant.
Quand, pressant à son sein d’une amour maternelle
Celui qui a le droit et la juste querelle,
Elle veut le sauver, l’autre qui n’est pas las
Viole en poursuivant l’asile de ses bras.
Adonc se perd le lait, le suc de sa poitrine ;
Puis, aux derniers abois de sa proche ruine,
Elle dit : « Vous avez, félons, ensanglanté
Le sein qui vous nourrit et qui vous a porté ;
Or vivez de venin, sanglante géniture,
Je n’ai plus que du sang pour votre nourriture. »
Quand éperdu je vois les honteuses pitiés
Et d’un corps divisé les funèbres moitiés,
Quand je vois s’apprêter la tragédie horrible
Du meurtrier de soi-même, aux autres invincible,
Je pense encore voir un monstrueux géant,
Qui va de braves mots les hauts cieux outrageant,
Superbe, florissant, si brave qu’il ne treuve
Nul qui de sa valeur entreprenne la preuve ;
Mais lorsqu’il ne peut rien rencontrer au-dehors
Qui de ses bras nerveux endure les efforts,
Son corps est combattu, à soi-même contraire :
Le sang pur a le moins, le flegme et la colère
Rendent le sang non sang ; le peuple abat ses lois,
Tous nobles et tous Rois, sans nobles et sans Rois ;
La masse dégénère en la mélancolie ;
Ce vieil corps tout infect, plein de sa dyscrasie,
Hydropique, fait l’eau, si bien que ce géant,
Qui allait de ses nerfs ses voisins outrageant,
Aussi faible que grand n’enfle plus que son ventre.
Ce ventre dans lequel tout se tire, tout entre,
Ce faux dispensateur des communs excréments
N’envoie plus aux bords les justes aliments :
Des jambes et des bras les os sont sans moelle,
Il ne va plus en haut pour nourrir la cervelle
Qu’un chime venimeux dont le cerveau nourri
Prend matière et liqueur d’un champignon pourri.
Ce grand géant changé en une horrible bête
A sur ce vaste corps une petite tête,
Deux bras faibles pendants, déjà secs, déjà morts,
Impuissants de nourrir et défendre le corps ;
Les jambes sans pouvoir porter leur masse lourde
Et à gauche et à droit font porter une bourde.
Financiers, justiciers, qui opprimez de faim
Celui qui vous fait naître ou qui défend le pain,
Sous qui le laboureur s’abreuve de ses larmes,
Qui souffrez mendier la main qui tient les armes,
Vous, ventre de la France, enflés de ses langueurs,
Faisant orgueil de vent vous montrez vos vigueurs ;
Voyez la tragédie, abaissez vos courages,
Vous n’êtes spectateurs, vous êtes personnages :
Car encor vous pourriez contempler de bien loin
Une nef sans pouvoir lui aider au besoin
Quand la mer l’engloutit, et pourriez de la rive,
En tournant vers le ciel la face demi-vive,
Plaindre sans secourir ce mal oisivement ;
Mais quand, dedans la mer, la mer pareillement
Vous menace de mort, courez à la tempête,
Car avec le vaisseau votre ruine est prête.
La France donc encor est pareille au vaisseau
Qui outragé des vents, des rochers et de l’eau,
Loge deux ennemis : l’un tient avec sa troupe
La proue, et l’autre a pris sa retraite à la poupe.
De canons et de feux chacun met en éclats
La moitié qui s’oppose, et font verser en bas,
L’un et l’autre enivré des eaux et de l’envie,
Ensemble le navire et la charge, et la vie :
En cela le vainqueur ne demeurant plus fort,
Que de voir son haineux le premier à la mort,
Qu’il seconde, autochire, aussitôt de la sienne,
Vainqueur, comme l’on peut vaincre à la Cadméenne.
Barbares en effet, François de nom, François,
Vos fausses lois ont fait des faux et jeunes Rois,
Impuissants sur leurs coeurs, cruels en leur puissance ;
Rebelles ils ont vu la désobéissance :
Dieu sur eux et par eux déploya son courroux,
N’ayant autres bourreaux de nous-mêmes que nous.
Les Rois, qui sont du peuple et les Rois et les pères,
Du troupeau domestic sont les loups sanguinaires ;
Ils sont l’ire allumée et les verges de Dieu,
La crainte des vivants : ils succèdent au lieu
Des héritiers des morts ; ravisseurs de pucelles,
Adultères, souillant les couches des plus belles
Des maris assommés ou bannis pour leur bien,
Ils courent sans repos, et quand ils n’ont plus rien
Pour saouler l’avarice, ils cherchent autre sorte
Qui contente l’esprit d’une ordure plus forte.
Les vieillards enrichis tremblent le long du jour ;
Les femmes, les maris, privés de leur amour,
Par l’épais de la nuit se mettent à la fuite,
Les meurtriers soudoyés s’échauffent à la suite ;
L’homme est en proie à l’homme, un loup à son pareil ;
Le père étrangle au lit le fils, et le cercueil
Préparé par le fils sollicite le père ;
Le frère avant le temps hérite de son frère.
On trouve des moyens, des crimes tout nouveaux,
Des poisons inconnus ; ou les sanglants couteaux
Travaillent au midi, et le furieux vice
Et le meurtre public ont le nom de justice.
Les bélîtres armés ont le gouvernement,
Le sac de nos cités : comme anciennement
Une croix bourguignonne épouvantait nos pères,
Le blanc les fait trembler, et les tremblantes mères
Croulent à l’estomac leurs poupons éperdus
Quand les grondants tambours sont battant entendus.
Les places de repos sont places étrangères,
Les villes du milieu sont les villes frontières ;
Le village se garde, et nos propres maisons
Nous sont le plus souvent garnisons et prisons.
L’honorable bourgeois, l’exemple de sa ville,
Souffre devant ses yeux violer femme et fille
Et tomber sans merci dans l’insolente main
Qui s’étendait naguère à mendier du pain.
Le sage justicier est traîné au supplice,
Le malfaiteur lui fait son procès ; l’injustice
Est principe de droit ; comme au monde à l’envers
Le vieil père est fouetté de son enfant pervers ;
Celui qui en la paix cachait son brigandage
De peur d’être puni, étale son pillage
Au son de la trompette, au plus fort des marchés
Son meurtre et son butin sont à l’encan prêchés :
Si qu’au lieu de la roue, au lieu de la sentence,
La peine du forfait se change en récompense.
Ceux qui n’ont discerné les querelles des grands
Au lit de leur repos tressaillent, entendant
En paisible minuit que la ville surprise
Ne leur permet sauver rien plus que la chemise :
Le soldat trouve encor quelque espèce de droit,
Et même, s’il pouvait, sa peine il lui vendroit.
L’Espagnol mesurait les rançons et les tailles
De ceux qu’il retirait du meurtre des batailles
Selon leur revenu ; mais les Français n’ont rien
Pour loi de la rançon des Français que le bien.
Encor’ vous bienheureux qui, aux villes fermées,
D’un métier inconnu avez les mains armées,
Qui goûtez en la peur l’alternatif sommeil,
De qui le repos est à la fièvre pareil ;
Mais je te plains, rustic, qui, ayant la journée
Ta pantelante vie en rechignant gagnée
Reçois au soir les coups, l’injure et le tourment,
Et la fuite et la faim, injuste paiement.
Le paysan de cent ans, dont la tête chenue
Est couverte de neige, en suivant sa charrue
Voit galoper de loin l’argolet outrageux,
Qui d’une rude main arrache les cheveux,
L’honneur du vieillard blanc, piqué de son ouvrage
Par qui la seule faim se trouvait au village.
Ne voit-on pas déjà, dès trois lustres passés,
Que les peuples fuyards, des villages chassés,
Vivent dans les forêts ? là chacun d’eux s’asserre
Au ventre de leur mère, aux cavernes de terre ;
Ils cherchent, quand l’humain leur refuse secours,
Les bauges des sangliers et les roches des ours,
Sans compter les perdus à qui la mort propice
Donne poison, cordeau, le fer, le précipice.
Ce ne sont pas les grands, mais les simples paysans,
Que la terre connaît pour enfants complaisants.
La terre n’aime pas le sang ni les ordures :
Il ne sort des tyrans et de leurs mains impures
Qu’ordures ni que sang ; les aimés laboureurs
Ouvragent son beau sein de si belles couleurs,
Font courir les ruisseaux dedans les verdes prés
Par les sauvages fleurs en émail diaprées ;
Ou par ordre et compas les jardins azurés
Montrent au ciel riant leurs carreaux mesurés ;
Les parterres tondus et les droites allées
Des droiturières mains au cordeau sont réglées ;
Ils sont peintres, brodeurs, et puis leurs grands tapis
Noircissent de raisins et jaunissent d’épis.
Les ombreuses forêts leur demeurent plus franches,
Eventent leurs sueurs et les couvrent de branches.
La terre semble donc, pleurante de souci,
Consoler les petits en leur disant ainsi :
« Enfants de ma douleur, du haut ciel l’ire émue
Pour me vouloir tuer premièrement vous tue ;
Vous languissez, et lors le plus doux de mon bien
Va soûlant de plaisirs ceux qui ne valent rien.
Or attendant le temps que le ciel se retire,
Ou que le Dieu du ciel détourne ailleurs son ire
Pour vous faire goûter de ses douceurs après,
Cachez-vous sous ma robe en mes noires forêts,
Et, au fond du malheur, que chacun de vous entre,
Par deux fois mes enfants dans l’obscur de mon ventre.
Les fainéants ingrats font brûler vos labeurs,
Vos seins sentent la faim et vos fronts les sueurs :
Je mets de la douceur aux amères racines,
Car elles vous seront viande et médecines ;
Et je retirerai mes bénédictions
De ceux qui vont suçant le sang des nations :
Tout pour eux soit amer, qu’ils sortent exécrables
Du lit sans reposer, allouvis de leurs tables ! »
Car pour montrer comment en la destruction
L’homme n’est plus un homme, il prend réfection
Des herbes, de charogne et viandes non prêtes,
Ravissant les repas apprêtés pour les bêtes ;
La racine douteuse est prise sans danger,
Bonne, si on la peut amollir et manger ;
Le conseil de la faim apprend aux dents par force
A piller des forêts et la robe et l’écorce.
La terre sans façon a honte de se voir,
Cherche encore des mains et n’en peut plus avoir.
Tout logis est exil : les villages champêtres,
Sans portes et planchers, sans meubles et fenêtres,
Font une mine affreuse, ainsi que le corps mort
Montre, en montrant les os, que quelqu’un lui fait tort.
Les loups et les renards et les bêtes sauvages
Tiennent place d’humains, possèdent les villages,
Si bien qu’en même lieu, où en paix on eut soin
De resserrer le pain, on y cueille le foin.
Si le rustique peut dérober à soi-même
Quelque grain recelé par une peine extrême,
Espérant sans espoir la fin de ses malheurs,
Lors on peut voir coupler troupe de laboureurs,
Et d’un soc attaché faire place en la terre
Pour y semer le blé, le soutien de la guerre ;
Et puis l’an ensuivant les misérables yeux
Qui des sueurs du front trempaient, laborieux,
Quand, subissant le joug des plus serviles bêtes,
Liés comme des bœufs, ils se couplaient par têtes,
Voient d’un étranger la ravissante main
Qui leur tire la vie et l’espoir et le grain.
Alors baignés en pleurs dans les bois ils retournent,
Aux aveugles rochers les affligés séjournent ;
Ils vont souffrant la faim qu’ils portent doucement
Au prix du déplaisir et infernal tourment
Qu’ils sentirent jadis, quand leurs maisons remplies
De démons encharnés, sépulcres de leurs vies,
Leur servaient de crottons, ou pendus par les doigts
A des cordons tranchants, ou attachés au bois
Et couchés dans le feu, ou de graisses flambantes
Les corps nus tenaillés, ou les plaintes pressantes
De leurs enfants pendus par les pieds, arrachés
Du sein qu’ils empoignaient, des tétins asséchés.
Ou bien, quand du soldat la diète allouvie
Tirait au lieu de pain de son hôte la vie,
Vengé mais non saoulé, père et mère meurtris
Laissaient dans les berceaux des enfants si petits
Qu’enserrés de cimois, prisonniers dans leur couche,
Ils mouraient par la faim ; de l’innocente bouche
L’âme plaintive allait en un plus heureux lieu
Éclater sa clameur au grand trône de Dieu ;
Cependant que les Rois parés de leur substance
En pompes et festins trompaient leur conscience,
Étouffaient leur grandeur des ruines d’autrui,
Gras du suc innocent, s’égayant de l’ennui,
Stupides, sans goûter ni pitiés ni merveilles,
Pour les pleurs et les cris n’ayant yeux ni oreilles.
Ici je veux sortir du général discours
De mon tableau public ; je fléchirai le cours
De mon fil entrepris, vaincu de la mémoire
Qui effraie mes sens d’une tragique histoire :
Car mes yeux sont témoins du sujet de mes vers.
J’ai vu le reître noir foudroyer au travers
Les masures de France, et comme une tempeste,
Emporter ce qu’il peut, ravager tout le reste ;
Cet amas affamé nous fit à Montmoreau
Voir la nouvelle horreur d’un spectacle nouveau.
Nous vînmes sur leurs pas, une troupe lassée
Que la terre portait, de nos pas harassée.
Là de mille maisons on ne trouva que feux,
Que charognes, que morts ou visages affreux.
La faim va devant moi, force est que je la suive.
J’ois d’un gosier mourant une voix demi-vive :
Le cri me sert de guide, et fait voir à l’instant
D’un homme demi-mort le chef se débattant,
Qui sur le seuil d’un huis dissipait sa cervelle.
Ce demi-vif la mort à son secours appelle
De sa mourante voix, cet esprit demi-mort
Disait en son patois (langue de Périgord) :
« Si vous êtes Français, Français, je vous adjure,
Donnez secours de mort, c’est l’aide la plus sûre
Que j’espère de vous, le moyen de guérir ;
Faites-moi d’un bon coup et promptement mourir.
Les reîtres m’ont tué par faute de viande,
Ne pouvant ni fournir ni ouïr leur demande ;
D’un coup de coutelas l’un d’eux m’a emporté
Ce bras que vous voyez près du lit à côté ;
J’ai au travers du corps deux balles de pistole. »
Il suivit, en coupant d’un grand vent sa parole :
« C’est peu de cas encor et de pitié de nous ;
Ma femme en quelque lieu, grosse, est morte de coups.
Il y a quatre jours qu’ayant été en fuite
Chassés à la minuit, sans qu’il nous fût licite
De sauver nos enfants liés en leurs berceaux,
Leurs cris nous appelaient, et entre ces bourreaux
Pensant les secourir nous perdîmes la vie.
Hélas ! si vous avez encore quelque envie
De voir plus de malheur, vous verrez là-dedans
Le massacre piteux de nos petits enfants. »
J’entre, et n’en trouve qu’un, qui lié dans sa couche
Avait les yeux flétris, qui de sa pâle bouche
Poussait et retirait cet esprit languissant
Qui, à regret son corps par la faim délaissant,
Avait lassé sa voix bramant après sa vie.
Voici après entrer l’horrible anatomie
De la mère asséchée : elle avait de dehors
Sur ses reins dissipés traîné, roulé son corps,
Jambes et bras rompus, une amour maternelle
L’émouvant pour autrui beaucoup plus que pour elle.
A tant elle approcha sa tête du berceau,
La releva dessus ; il ne sortait plus d’eau
De ses yeux consumés ; de ses plaies mortelles
Le sang mouillait l’enfant ; point de lait aux mamelles,
Mais des peaux sans humeur : ce corps séché, retrait,
De la France qui meurt fut un autre portrait.
Elle cherchait des yeux deux de ses fils encore,
Nos fronts l’épouvantaient ; enfin la mort dévore
En même temps ces trois. J’eus peur que ces esprits
Protestassent mourant contre nous de leurs cris ;
Mes cheveux étonnés hérissent en ma teste ;
J’appelle Dieu pour juge, et tout haut je déteste
Les violeurs de paix, les perfides parfaits,
Qui d’une sale cause amènent tels effets :
Là je vis étonnés les cœurs impitoyables,
Je vis tomber l’effroi dessus les effroyables.
Quel œil sec eût pu voir les membres mi-mangés
De ceux qui par la faim étaient morts enragés ?
Et encore aujourd’hui, sous la loi de la guerre,
Les tigres vont brûlant les trésors de la terre,
Notre commune mère ; et le dégât du pain
Au secours des lions ligue la pâle faim.
En ce point, lorsque Dieu nous épanche une pluie,
Une manne de blés pour soutenir la vie,
L’homme, crevant de rage et de noire fureur,
Devant les yeux émus de ce grand bienfaiteur
Foule aux pieds ses bienfaits en villénant sa grâce,
Crache contre le ciel, ce qui tourne en sa face.
La terre ouvre aux humains et son lait et son sein,
Mille et mille douceurs que de sa blanche main
Elle apprête aux ingrats, qui les donnent aux flammes.
Les dégâts font languir les innocentes âmes.
En vain le pauvre en l’air éclate pour du pain :
On embrase la paille, on fait pourrir le grain
Au temps que l’affamé à nos portes séjourne.
Le malade se plaint : cette voix nous ajourne
Au trône du grand Dieu, ce que l’affligé dit
En l’amer de son cœur, quand son cœur nous maudit,
Dieu l’entend, Dieu l’exauce, et ce cri d’amertume
Dans l’air ni dans le feu volant ne se consume ;
Dieu scelle de son sceau ce piteux testament,
Notre mort en la mort qui le va consumant.
La mort en paiement n’a reçu l’innocence
Du pauvre qui mettait sa chétive espérance
Aux aumônes du peuple. Ah ! que dirai-je plus ?
De ces événements n’ont pas été exclus
Les animaux privés, et hors de leurs villages
Les mâtins allouvis sont devenus sauvages,
Faits loups de naturel et non pas de la peau :
Imitant les plus grands, les pasteurs du troupeau
Eux-même ont égorgé ce qu’ils avaient en garde.
Encor les verrez-vous se venger, quoi qu’il tarde,
De ceux qui ont ôté aux pauvres animaux
La pâture ordonnée : ils seront les bourreaux
De l’ire du grand Dieu, et leurs dents affamées
Se crèveront des os de nos belles armées.
Ils en ont eu curée en nos sanglants combats,
Si bien que des corps morts rassasiés et las,
Aux plaines de nos camps, de nos os blanchissantes,
Ils courent forcenés les personnes vivantes.
Vous en voyez l’épreuve au champ de Moncontour
Héréditairement ils ont depuis ce jour
La rage naturelle, et leur race enivrée
Du sang des vrais Français se sent de la curée.
Pourquoi, chiens, auriez-vous en cette âpre saison
(Nés sans raison) gardé aux hommes la raison,
Quand Nature sans loi, folle, se dénature,
Quand Nature mourant dépouille sa figure,
Quand les humains privés de tous autres moyens,
Assiégés, ont mangé leurs plus fidèles chiens,
Quand sur les chevaux morts on donne des batailles
A partir le butin des puantes entrailles ?
Même aux chevaux péris de farcin et de faim
On a vu labourer les ongles de l’humain
Pour chercher dans les os et la peau consumée
Ce qu’oubliait la faim et la mort affamée.
Cette horreur que tout œil en lisant a douté,
Dont nos sens démentaient la vraie antiquité,
Cette rage s’est vue, et les mères non-mères
Nous ont de leurs forfaits pour témoins oculaires.
C’est en ces sièges lents, ces sièges sans pitié,
Que des seins plus aimants s’envole l’amitié.
La mère du berceau son cher enfant délie ;
L’enfant qu’on débandait autrefois pour sa vie
Se développe ici par les barbares doigts
Qui s’en vont détacher de nature les lois.
La mère défaisant, pitoyable et farouche,
Les liens de pitié avec ceux de sa couche,
Les entrailles d’amour, les filets de son flanc,
Les intestins brûlant par les tressauts du sang,
Le sens, l’humanité, le cœur ému qui tremble,
Tout cela se détord et se démêle ensemble.
L’enfant, qui pense encore aller tirer en vain
Les peaux de la mamelle, a les yeux sur la main
Qui défait les cimois : cette bouche affamée,
Triste, sourit aux tours de la main bien aimée.
Cette main s’employait pour la vie autrefois ;
Maintenant à la mort elle emploie ses doigts,
La mort qui d’un côté se présente, effroyable,
La faim de l’autre bout bourrelle impitoyable.
La mère ayant longtemps combattu dans son cœur
Le feu de la pitié, de la faim la fureur,
Convoite dans son sein la créature aimée
Et dit à son enfant (moins mère qu’affamée) :
« Rends misérable, rends le corps que je t’ai fait ;
Ton sang retournera où tu as pris le lait,
Au sein qui t’allaitait rentre contre nature ;
Ce sein qui t’a nourri sera ta sépulture. »
La main tremble en tirant le funeste couteau,
Quand, pour sacrifier de son ventre l’agneau,
Des pouces elle étreint la gorge, qui gazouille
Quelques mots sans accents, croyant qu’on la chatouille
Sur l’effroyable coup le cœur se refroidit.
Deux fois le fer échappe à la main qui roidit.
Tout est troublé, confus, en l’âme qui se trouve
N’avoir plus rien de mère, et avoir tout de louve.
De sa lèvre ternie il sort des feux ardents,
Elle n’apprête plus les lèvres, mais les dents,
Et des baisers changés en avides morsures.
La faim achève tout de trois rudes blessures,
Elle ouvre le passage au sang et aux esprits ;
L’enfant change visage et ses ris en ses cris ;
Il pousse trois fumeaux, et n’ayant plus de mère,
Mourant, cherche des yeux les yeux de sa meurtrière.
On dit que le manger de Thyeste pareil
Fit noircir et fuir et cacher le soleil.
Suivrons-nous plus avant ? voulons-nous voir le reste
De ce banquet d’horreur, pire que de Thyeste ?
Les membres de ce fils sont connus aux repas,
Et l’autre étant déçu ne les connaissait pas.
Qui pourra voir le plat où la bête farouche
Prend les petits doigts cuits, les jouets de sa bouche ?
Les yeux éteints, auxquels il y a peu de jours
Que de regards mignons embrasaient ses amours !
Le sein douillet, les bras qui son col plus n’accollent,
Morceaux qui soûlent peu et qui beaucoup désolent ?
Le visage pareil encore se fait voir,
Un portrait reprochant, miroir de son miroir,
Dont la réflexion de coupable semblance
Perce à travers les yeux l’ardente conscience.
Les ongles brisent tout, la faim et la raison
Donnent pâture au corps et à l’âme poison.
Le soleil ne put voir l’autre table fumante :
Tirons sur cette-ci le rideau de Thimante.
Jadis nos Rois anciens, vrais pères et vrais Rois,
Nourrissons de la France, en faisant quelquefois
Le tour de leur pays en diverses contrées,
Faisaient par les cités de superbes entrées.
Chacun s’éjouissait, on savait bien pourquoi ;
Les enfants de quatre ans criaient : vive le Roi !
Les villes employaient mille et mille artifices
Pour faire comme font les meilleures nourrices,
De qui le sein fécond se prodigue à l’ouvrir,
Veut montrer qu’il en a pour perdre et pour nourrir.
Il semble que le pis, quand il est ému, voie ;
Il se jette en la main, dont ces mères de joie,
Font rejaillir aux yeux de leurs mignons enfants
Du lait qui leur regorge : à leurs Rois triomphants,
Triomphant par la paix, ces villes nourricières
Prodiguaient leur substance, et en toutes manières
Montraient au ciel serein leurs trésors enfermés,
Et leur lait et leur joie à leurs Rois bien aimés.
Nos tyrans aujourd’hui entrent d’une autre sorte,
La ville qui les voit a visage de morte.
Quand son prince la foule, il la voit de tels yeux
Que Néron voyait Rome en l’éclat de ses feux ;
Quand le tyran s’égaye en la ville où il entre,
La ville est un corps mort, il passe sur son ventre,
Et ce n’est plus du lait qu’elle prodigue en l’air,
C’est du sang, pour parler comme peuvent parler
Les corps qu’on trouve morts : portés à la justice,
On les met en la place, afin que ce corps puisse
Rencontrer son meurtrier ; le meurtrier inconnu
Contre qui le corps saigne est coupable tenu.
Henri, qui tous les jours vas prodiguant ta vie,
Pour remettre le règne, ôter la tyrannie,
Ennemi des tyrans, ressource des vrais Rois,
Quand le sceptre des lis joindra le Navarrois,
Souviens-toi de quel œil, de quelle vigilance,
Tu vois et remédie aux malheurs de la France ;
Souviens-toi quelque jour combien sont ignorants
Ceux qui pour être Rois veulent être tyrans.
Ces tyrans sont des loups, car le loup, quand il entre
Dans le parc des brebis, ne suce de leur ventre
Que le sang par un trou et quitte tout le corps,
Laissant bien le troupeau, mais un troupeau de morts :
Nos villes sont charogne, et nos plus chères vies,
Et le suc et la force en ont été ravies ;
Les pays ruinés sont membres retranchés
Dont le corps séchera, puisqu’ils sont asséchés.
France, puisque tu perds tes membres en la sorte,
Apprête le suaire et te compte pour morte :
Ton pouls faible, inégal, le trouble de ton œil
Ne demande plus rien qu’un funeste cercueil.
Que si tu vis encor, c’est la mourante vie
Que le malade vit en extrême agonie,
Lorsque les sens sont morts, quand il est au rumeau,
Et que d’un bout de plume on l’abèche avec l’eau.
Si en louve tu peux dévorer la viande,
Ton chef mange tes bras ; c’est une faim trop grande :
Quand le désespéré vient à manger si fort
Après le goût perdu, c’est indice de mort.
Mais quoi ? tu ne fus oncq si fière en ta puissance,
Si roide en tes efforts, ô furieuse France !
C’est ainsi que les nerfs des jambes et des bras
Roidissent au mourant à l’heure du trépas.
On resserre d’impôt le trafic des rivières,
Le sang des gros vaisseaux et celui des artères :
C’est fait du corps auquel on tranche tous les jours
Des veines et rameaux les ordinaires cours.
Tu donnes aux forains ton avoir qui s’égare,
A celui du dedans rude, sèche et avare :
Cette main a promis d’aller trouver les morts
Qui, sans humeur dedans, est suante au dehors.
France, tu es si docte et parles tant de langues !
O monstrueux discours, ô funestes harangues !
Ainsi, mourant les corps, on a vu les esprits
Prononcer les jargons qu’ils n’avaient point appris.
Tu as plus que jamais de merveilleuses têtes,
Des cerveaux transcendants, de vrais et faux prophètes
Toi, prophète, en mourant du mal de ta grandeur,
Mieux que le médecin tu chantes ton malheur.
France, tu as commerce aux nations étranges,
Partout intelligence et partout des échanges :
L’oreille du malade est ainsi claire, alors
Que l’esprit dit adieu aux oreilles du corps.
France, bien qu’au milieu tu sens des guerres fières,
Tu as paix et repos à tes villes frontières :
Le corps tout feu dedans, tout glace par dehors,
Demande la bière et bientôt est fait corps.
Mais France, on voit doubler dedans toi l’avarice ;
Sur le seuil du tombeau les vieillards ont ce vice :
Quand le malade amasse et couverte et linceux
Et tire tout à soi, c’est un signe piteux.
On voit périr en toi la chaleur naturelle,
Le feu de charité, toute amour mutuelle ;
Les déluges épais achèvent de noyer
Tous chauds désirs au cœur qui était leur foyer ;
Mais ce foyer du cœur a perdu l’avantage
Du feu et des esprits qui faisaient le courage.
Ici marquez honteux, dégénérés François,
Que vos armes étaient légères autrefois,
Et que, quand l’étranger enjambait vos barrières,
Vos aïeux dédaignaient forts et villes frontières :
L’ennemi, aussitôt comme entré combattu,
Faisait à la campagne essai de leur vertu.
Ores, pour témoigner la caduque vieillesse
Qui nous ôte l’ardeur et nous croît la finesse,
Nos cœurs froids ont besoin de se voir emmurés,
Et, comme les vieillards, revêtus et fourrés
De remparts, bastions, fossés et contre-mines,
Fausses-braies, parapets, chemises et courtines ;
Nos excellents dessins ne sont que garnisons,
Que nos pères fuyaient comme on fuit les prisons :
Quand le corps gelé veut mettre robe sur robe,
Dites que la chaleur s’enfuit et se dérobe.
L’Ange de Dieu vengeur, une fois commandé,
Ne se détourne pas pour être appréhendé :
Car ces symptômes vrais, qui ne sont que présages,
Se sentent en nos cœurs aussitôt qu’aux visages.
Voilà le front hideux de nos calamités,
La vengeance des cieux justement dépités.
Comme par force l’œil se détourne à ces choses,
Retournons les esprits pour en toucher les causes.
France, tu t’élevais orgueilleuse au milieu
Des autres nations ; et ton père et ton Dieu
Qui tant et tant de fois par guerres étrangères
T’éprouva, t’avertit des verges, des misères,
Ce grand Dieu voit au ciel du feu de son clair œil
Que des maux étrangers tu doublais ton orgueil.
Tes superstitions et tes coutumes folles
De Dieu qui te frappait te poussaient aux idoles.
Tu te crevais de graisse en patience, mais
Ta paix était la sœur bâtarde de la paix.
Rien n’était honoré parmi toi que le vice ;
Au ciel était bannie en pleurant la justice,
L’Eglise au sec désert, la vérité après.
L’enfer fut épuisé et visité de près,
Pour chercher en son fond une verge nouvelle
A punir jusqu’aux os la nation rebelle.
Cet enfer nourrissait en ses obscurités
Deux esprits, que les cieux formèrent, dépités,
Des pires excréments, des vapeurs inconnues
Que l’haleine du bas exhale dans les nues.
L’essence et le subtil de ces infections
S’affina par sept fois en exhalations,
Comme l’on voit dans l’air une masse visqueuse
Lever premièrement l’humeur contagieuse
De l’haleine terrestre ; et quand auprès des cieux
Le choix de ce venin est haussé, vicieux,
Comme un astre il prend vie, et sa force secrète
Epouvante chacun du regard d’un comète.
Le peuple, à gros amas aux places ameuté,
Bée douteusement sur la calamité,
Et dit : « Ce feu menace et promet à la terre,
Louche, pâle ou flambant, peste, famine ou guerre. »
A ces trois s’apprêtaient ces deux astres nouveaux.
Le peuple voyait bien ces cramoisis flambeaux,
Mais ne les put juger d’une pareille sorte.
Ces deux esprits meurtriers de la France mi-morte
Naquirent en nos temps : les astres mutinés
Les tirèrent d’enfer, puis ils furent donnés
A deux corps vicieux, et l’amas de ces vices
Trouva l’organe prompt à leurs mauvais offices.
Voici les deux flambeaux et les deux instruments
Des plaies de la France, et de tous ses tourments :
Une fatale femme, un cardinal qui d’elle,
Parangon de malheur, suivait l’âme cruelle.
Malheur, ce dit le Sage, au peuple dont les lois
Tournent dans les esprits des fols et jeunes Rois
Et qui mangent matin : que ce malheur se treuve
Divinement prédit par la certaine épreuve !
Mais cela qui fait plus le règne malheureux
Que celui des enfants, c’est quand on voit pour eux
Le diadème saint sur la tête insolente,
Le sacré sceptre au poing d’une femme impuissante,
Aux dépens de la loi que prirent les Gaulois
Des Saliens Français pour loi des autres lois.
Cet esprit impuissant a bien peu, car sa force
S’est convertie en poudre, en feux et en amorce,
Impuissante à bien faire et puissante à forger
Les couteaux si tranchants qu’on a vu égorger
Depuis les Rois hautains échauffés à la guerre
Jusqu’au ver innocent qui se traîne sur terre.
Mais plût à Dieu aussi qu’elle eût pu surmonter
Sa rage de régner, qu’elle eût pu s’exempter
Du venin florentin, dont la plaie éternelle,
Pestifère, a frappé et sur elle et par elle !
Plût à Dieu, Jésabel, que, comme au temps passé
Tes ducs prédécesseurs ont toujours abaissé
Les grands en élevant les petits à l’encontre,
Puis encor rabattus par une autre rencontre
Ceux qu’ils avaient haussés, sitôt que leur grandeur
Pouvait donner soupçon ou méfiance au cœur
— Ainsi comme eux tu sais te rendre redoutable,
Faisant le grand coquin, haussant le misérable,
Ainsi comme eux tu sais par tes subtilités,
En maintenant les deux, perdre les deux côtés,
Pour abreuver de sang la soif de ta puissance —
Plût à Dieu, Jésabel, que tu euss’ à Florence
Laissé tes trahisons, en laissant ton pays,
Que tu n’eusses les grands des deux côtés trahis
Pour régner au milieu, et que ton entreprise
N’eût ruiné le noble et le peuple et l’Eglise !
Cinq cents mille soldats n’eussent crevé, poudreux,
Sur le champ maternel, et ne fût avec eux
La noblesse faillie et la force faillie
De France, que tu as fait gibier d’Italie.
Ton fils eût échappé ta secrète poison
Si ton sang t’eût été plus que ta trahison.
Enfin, pour assouvir ton esprit et ta vue,
Tu vois le feu qui brûle et le couteau qui tue.
Tu as vu à ton gré deux camps de deux côtés,
Tous deux pour toi, tous deux à ton gré tourmentés,
Tous deux Français, tous deux ennemis de la France,
Tous deux exécuteurs de ton impatience,
Tous deux la pâle horreur du peuple ruiné,
Et un peuple par toi contre soi mutiné.
Par eux tu vois déjà la terre ivre, inhumaine,
Du sang noble français et de l’étranger pleine,
Accablés par le fer que tu as émoulu ;
Mais c’est beaucoup plus tard que tu n’eusses voulu :
Tu n’as ta soif de sang qu’à demi arrosée,
Ainsi que d’un peu d’eau la flamme est embrasée.
C’était un beau miroir de ton esprit mouvant
Quand, parmi les nonnains, au florentin convent,
N’ayant pouvoir encor de tourmenter la terre,
Tu dressais tous les jours quelque petite guerre :
Tes compagnes pour toi se tiraient aux cheveux.
Ton esprit dès lors plein de sanguinaires vœux
Par ceux qui prévoyaient les effets de ton âme
Ne put être enfermé, subtil comme la flamme.
Un malheur nécessaire et le vouloir de Dieu
Ne doit perdre son temps ni l’assiette du lieu :
Comme celle qui vit en songe que de Troie
Elle enfantait les feux, vit aussi mettre en proie
Son pays par son fils, et, pour savoir son mal,
Ne put brider le cours de son malheur fatal.
Or ne veuille le ciel avoir jugé la France
A servir septante ans de gibier à Florence !
Ne veuille Dieu tenir pour plus longtemps assis
Sur nos lis tant foulés le joug de Médicis !
Quoi que l’arrêt du ciel dessus nos chefs destine,
Toi, verge de courroux, impure Florentine,
Nos cicatrices sont ton plaisir et ton jeu ;
Mais tu iras enfin comme la verge au feu,
Quand au lit de la mort ton fils et tes plus proches
Consoleront tes plaints de ris et de reproches,
Quand l’édifice haut des superbes Lorrains
Maugré tes étançons t’accablera les reins,
Et par toi élevé t’accrasera la tête.
Encor ris-tu, sauvage et carnassière bête,
Aux œuvres de tes mains, et n’as qu’un déplaisir,
Que le grand feu n’est pas si grand que ton désir !
Ne plaignant que le peu, tu t’égaye ainsi comme
Néron l’impitoyable en voyant brûler Rome.
Néron laissait en paix quelque petite part,
Quelque coin d’Italie égaré à l’écart
Échappait ses fureurs ; quelqu’un fuyait de Sylle
Le glaive et le courroux en la guerre civile ;
Quelqu’un de Phalaris évitait le taureau,
La rage de Cinna, de César le couteau ;
Et (ce qu’on feint encore étrange entre les fables)
Quelqu’un de Diomède échappait les étables ;
Le lion, le sanglier qu’Hercule mit à mort
Plus loin que leur buisson ne faisaient point de tort,
L’hydre assiégeait Lerna, du taureau la furie
Courait Candie, Anthée affligeait la Libye.
Mais toi qui au matin de tes cheveux épars
Fais voile à ton faux chef branlant de toutes parts,
Et, déployant en l’air ta perruque grisonne,
Les pays tout émus de pestes empoisonne,
Tes crins éparpillés, par charmes hérissés,
Envoient leurs esprits où ils sont adressés ;
Par neuf fois tu secoue, et hors de chaque pointe
Neuf démons conjurés décochent par contrainte.
Quel antre caverneux, quel sablon, quel désert,
Quel bois, au fond duquel le voyageur se perd,
Est exempt de malheurs ? Quel allié de France
De ton breuvage amer n’a humé l’abondance ?
Car diligente à nuire, ardente à rechercher,
La lointaine province et l’éloigné clocher
Par toi sont peints de rouge, et chacune personne
A son meurtrier derrière avant qu’elle s’étonne.
O qu’en Libye Anthée, en Crète le taureau,
Que les têtes d’Hydra, du noir sanglier la peau,
Le lion Néméen et ce que cette fable
Nous conte d’outrageux fut au prix supportable !
Pharaon fut paisible, Antiochus piteux,
Les Hérodes plus doux, Cinna religieux ;
On pouvait supporter l’épreuve de Pérille,
Le couteau de César, et la prison de Sylle ;
Et les feux de Néron ne furent point des feux
Près de ceux que vomit ce serpent monstrueux.
Ainsi, en embrassant la France misérable,
Cette Hydra renaissant ne s’abat, ne s’accable
Par veilles, par labeurs, par chemins, par ennuis ;
La chaleur des grands jours ni les plus froides nuits
N’arrêtent sa fureur, ne brident le courage
De ce monstre porté des ailes de sa rage ;
La peste ne l’arrête, ains la peste la craint,
Pource qu’un moindre mal un pire mal n’éteint.
L’infidèle, croyant les fausses impostures
Des démons prédisant par songes, par augures
Et par voix de sorciers que son chef périra
Foudroyé d’un plancher qui l’ensevelira,
Perd bien le jugement, n’ayant pas connaissance,
Que cette maison n’est que la maison de France,
La maison qu’elle sape ; et c’est aussi pourquoi
Elle fait trébucher son ouvrage sur soi.
Celui qui d’un canon foudroyant extermine
Le rempart ennemi sans brasser sa ruine
Ruine ce qu’il hait, mais un même danger
Acravante le chef de l’aveugle étranger
Grattant par le dedans le vengeur édifice,
Qui fait de son meurtrier en mourant sacrifice.
Elle ne l’entend pas, quand de mille poteaux
Elle fait appuyer ses logis, ses châteaux :
Tu ne peux empêcher par arc-boutant ni fulcre
Que Dieu de ta maison ne fasse ton sépulcre ;
L’architecte mondain n’a rien qui tienne lieu
Contre les coups du ciel et le doigt du grand Dieu.
Il fallait contre toi et contre ta machine
Appuyer et munir, ingrate Catherine,
Cette haute maison, la maison de Valois,
Qui s’en va dire adieu au monde et aux François.
Mais, quand l’embrasement de la mi-morte France
A souffler tous les coins requiert sa diligence,
La diligente au mal, paresseuse à tout bien,
Pour bien faire craint tout, pour nuire ne craint rien.
C’est la peste de l’air, Perynne envenimée,
Elle infecte le ciel par la noire fumée
Qui sort de ses nareaux ; elle haleine les fleurs :
Les fleurs perdent d’un coup la vie et les couleurs ;
Son toucher est mortel, la pestifère tue
Les pays tous entiers de basilique vue ;
Elle change en discord l’accord des éléments.
En paisible minuit on oit ses hurlements,
Ses sifflements, ses cris, alors que l’enragée
Tourne la terre en cendre, et en sang l’eau changée.
Elle s’ameute avec les sorciers enchanteurs,
Compagne des démons compagnons imposteurs,
Murmurant l’exorcisme et les noires prières.
La nuit elle se vautre aux hideux cimetières,
Elle trouble le ciel, elle arrête les eaux,
Ayant sacrifié tourtres et pigeonneaux
Et dérobé le temps que la lune obscurcie
Souffre de son murmure ; elle attire et convie
Les serpents en un rond sur les fosses des morts,
Déterre sans effroi les effroyables corps,
Puis, remplissant les os de la force des diables,
Les fait saillir en pieds, terreux, épouvantables,
Oit leur voix enrouée, et des obscurs propos
Des démons imagine un travail sans repos ;
Idolâtrant Satan et sa théologie,
Interroge en tremblant sur le fil de sa vie
Ces organes hideux ; lors mêle de leurs tais
La poudre avec du lait, pour les conduire en paix.
Les enfants innocents ont prêté leurs moelles,
Leurs graisses et leur suc à fournir des chandelles,
Et, pour faire trotter les esprits aux tombeaux,
On offre à Belzebub leurs innocentes peaux.
En vain, Reine, tu as rempli une boutique
De drogues du métier et ménage magique ;
En vain fais-tu amas dans les tais des défunts
De poix noire, de camphre à faire tes parfums ;
Tu y brûles en vain cyprès et mandragore,
La ciguë, la rue et le blanc hellébore
La tête d’un chat roux, d’un céraste la peau,
D’un chat-huant le fiel, la langue d’un corbeau,
De la chauve-souris le sang, et de la louve
Le lait chaudement pris sur le point qu’elle trouve
Sa tanière volée et son fruit emporté,
Le nombril frais coupé à l’enfant avorté,
Le cœur d’un vieil crapaud, le foie d’un dipsade,
Les yeux d’un basilic, la dent d’un chien malade
Et la bave qu’il rend en contemplant les flots,
La queue du poisson, ancre des matelots,
Contre lequel en vain vent et voile s’essaie,
Le vierge parchemin, le palais de fresaie :
Tant d’étranges moyens tu recherches en vain,
Tu en as de plus prompts en ta fatale main.
Car quand dans un corps mort un démon tu ingères,
Tu le vas menaçant d’un fouet de vipères ;
Il fait semblant de craindre, et pour jouer son jeu
Il s’approche, il refuse, il entre peu à peu,
Il touche le corps froid et puis il s’en éloigne,
Il feint avoir horreur de l’horrible charogne :
Ces feintes sont appâts ; leur maître, leur Seigneur
Leur permet d’affronter, d’efficace d’erreur,
Tels esprits que le tien par telles singeries.
Mais toi qui par sur eux triomphes, seigneuries,
Use de ton pouvoir : tu peux bien triompher
Sur eux, puisque tu es vivandière d’enfer ;
Tu as plus de crédit, et ta voix est plus forte
Que tout ce qu’en secret de cent lieux on te porte.
Va, commande aux démons d’impérieuse voix,
Reproche-leur tes coups, conte ce que tu vois,
Montre-leur le succès des ruses florentines,
Tes meurtres, tes poisons, de France les ruines,
Tant d’âmes, tant de corps que tu leur fais avoir,
Tant d’esprits abrutis, poussés au désespoir,
Qui renoncent leur Dieu ; dis que par tes menées
Tu as peuplé l’enfer de légions damnées.
De telles voix sans plus tu pourras émouvoir,
Employer, arrêter tout l’infernal pouvoir.
Il ne faut plus de soin, de labeur, de dépense
A chercher les savants en la noire science ;
Vous garderez les biens, les états, les honneurs
Pour d’Italie avoir les fins empoisonneurs,
Pour nourrir, employer cette subtile bande,
Bien mieux entretenue, et plus riche et plus grande
Que celle du conseil ; car nous ne voulons point
Que conseillers subtils, qui renversent à point
En discords les accords, que les traîtres qui vendent
A peu de prix leur foi, ceux-là qui mieux entendent
A donner aux méchants les purs commandements,
En se servant des bons tromper leurs instruments.
La foi par tant de fois et la paix violée
Couvrait les faux desseins de la France affolée
Sous les traités d’accord ; avant le pourparler
De la paix, on savait le moyen de troubler.
Cela nous fut dépeint par les feux et la cendre
Que le malheur venu seul nous a pu apprendre,
Les feux, dis-je, celés dessous le pesant corps
D’une souche amortie et qui, n’ayant dehors
Poussé par millions toujours ses étincelles,
Sous la cendre trompeuse a ses flammes nouvelles.
La traîtresse Pandore apporta nos malheurs,
Peignant sur son champ noir l’énigme de nos pleurs,
Marquant pour se moquer sur ses tapisseries
Les moyens de ravir et nos biens et nos vies,
Même écrivant autour du tison de son cœur
Qu’après la flamme éteinte encore vit l’ardeur.
Tel fut l’autre moyen de nos rudes misères,
L’Achitophel bandant les fils contre les pères,
Tel fut cette autre peste et l’autre malheureux,
Perpétuel horreur à nos tristes neveux,
Ce cardinal sanglant, couleur à point suivie
Des désirs, des effets, et pareille à sa vie :
Il fut rouge de sang de ceux qui au cercueil
Furent hors d’âge mis, tués par son conseil ;
Et puis le cramoisi encore nous avise
Qu’il a dedans son sang trempé sa paillardise,
Quand en même sujet se fit le monstrueux
Adultère, paillard, bougre et incestueux.
Il est exterminé ; sa mort épouvantable
Fut des esprits noircis une guerre admirable.
Le haut ciel s’obscurcit, cent mille tremblements
Confondirent la terre et les trois éléments ;
De celui qui troublait, quand il était en vie,
La France et l’univers l’âme rouge ravie
En mille tourbillons, mille vents, mille noeuds,
Mille foudres ferrés, mille éclairs, mille feux,
Le pompeux appareil de cette âme si sainte
Fit des moqueurs de Dieu trembler l’âme contrainte.
Or n’étant dépouillé de toutes passions,
De ses conseils secrets et de ses actions
Ne pouvant oublier la compagne fidèle,
Vomissant son démon, il eut mémoire d’elle,
Et finit d’un adieu entre les deux amants
La moitié du conseil et non de nos tourments.
Prince choisi de Dieu, qui sous ta belle-mère
Savourais l’aconit et la ciguë amère,
Ta voix a témoigné qu’au point que cet esprit
S’enfuyait en son lieu, tu vis saillir du lit
Cette Reine en frayeur qui te montrait la place
Où le cardinal mort l’accostait face à face
Pour prendre son congé : elle bouchait ses yeux,
Et sa frayeur te fit hérisser les cheveux.
Tels malheureux cerveaux ont été les amorces,
Les flambeaux, boute-feux et les fatales torches
Par qui les hauts châteaux jusqu’en terre rasés,
Les temples, hôpitaux pillés et embrasés,
Les collèges détruits par la main ennemie
Des citoyens émus montrent l’anatomie
De notre honneur ancien (comme l’on juge aux os
La grandeur des géants aux sépulcres enclos).
Par eux on vit les lois sous les pieds trépignées,
Par eux la populace à bandes mutinées
Trempa dedans le sang des vieillards les couteaux,
Étrangla les enfants liés en leurs berceaux,
Et la mort ne connut ni le sexe ni l’âge ;
Par eux est perpétré le monstrueux carnage
Qui, de quinze ans entiers, ayant fait les moissons
Des Français, glene encor le reste en cent façons.
Car quand la frénésie et fièvre générale
A senti quelque paix, dilucide intervalle,
Nos savants apprentifs du faux Machiavel
Ont parmi nous semé la peste du duel.
Les grands, ensorcelés par subtiles querelles,
Ont rempli leurs esprits de haines mutuelles ;
Leur courage employé à leur dissension
Les fait serfs de métier, grands de profession.
Les nobles ont choqué à têtes contre têtes ;
Par eux les princes ont vers eux payé leurs dettes ;
Un chacun étourdi a porté au fourreau
De quoi être de soi et d’autrui le bourreau ;
Et de peur qu’en la paix la féconde noblesse
De son nombre s’enflant ne refrène et ne blesse
La tyrannie un jour, qu’ignorante elle suit,
Misérable support du joug qui la détruit,
Le Prince en son repas par louanges et blâmes
Met la gloire aux duels, en allume les âmes,
Peint sur le front d’autrui et n’établit pour soi
Du rude point d’honneur la pestifère loi,
Réduisant d’un bon cœur la valeur prisonnière
A voir devant l’épée, et l’enfer au derrière.
J’écris ayant senti avant l’autre combat
De l’âme avec son cœur l’inutile débat,
Prié Dieu, mais sans foi comme sans repentance,
Porté à exploiter dessus moi la sentence ;
Et ne faut pas ici que je vante en moqueur
Le dépit pour courage et le fiel pour le cœur.
Ne pense pas aussi, mon lecteur, que je conte
A ma gloire ce point, je l’écris à ma honte.
Oui j’ai senti le ver réveillant et piqueur
Qui contre tout mon reste avait armé le cœur,
Cœur qui à ses dépens prononçait la sentence
En faveur de l’enfer contre la conscience.
Ces Anciens, vrais soldats, guerriers, grands conquéreurs
Qui de simples bourgeois faisaient des Empereurs,
Des princes leurs vassaux, d’un avocat un prince,
Du monde un règne seul, de France une province,
Ces patrons de l’honneur honoraient le sénat,
Les chevaliers après, et par le tribunat
Haussaient le tiers état aux degrés de leur ville,
Desquels ils repoussaient toute engeance servile.
Les serfs demi-humains, des hommes excréments,
Se vendaient, se comptaient au rôle des juments ;
Ces malheureux avaient encores entre eux-même
Quelque condition des extrêmes l’extrême :
C’étaient ceux qu’on tirait des pires du troupeau
Pour ébattre le peuple aux dépens de leur peau.
Aux obsèques des grands, aux festins, sur l’arène,
Ces glorieux marauds bravaient la mort certaine,
Avec grâce et sang-froid mettaient pourpoint à part,
Sans s’ébranler logeaient en leur sein le poignard.
Que ceux qui aujourd’hui se vantent d’estocades
Contrefassent l’horreur de ces viles bravades :
Car ceux-là recevaient et le fer et la mort
Sans cri, sans que le corps se tordît par effort,
Sans posture contrainte, ou que la voix ouïe
Mendiât lâchement des spectateurs la vie.
Ainsi le plus infect du peuple diffamé
Périssait tous les jours, par milliers consumé.
Or tel venin cuida sortir de cette lie
Pour échauffer le sang de la troupe anoblie ;
Puis quelques Empereurs, gladiateurs nouveaux,
De ces corps condamnés se firent les bourreaux ;
Joint (comme l’on trouva) que les mères volages
Avaient admis au lit des poilus mariages
Ces visages félons, ces membres outrageux,
Et convoité le sang des vilains courageux.
On y dressa les nains. Quelques femmes perdues
Furent à ce métier finalement vendues.
Mais les doctes écrits des sages animés
Rendirent ces bouchers (quoique grands) diffamés ;
Et puis le magistrat couronna d’infamie
Et atterra le reste en la plus basse lie,
Si bien que ce venin en leur siècle abattu
Pour lors ne put voler la palme de vertu.
On appelle aujourd’hui n’avoir rien fait qui vaille
D’avoir percé premier l’épais d’une bataille,
D’avoir premier porté une enseigne au plus haut,
Et franchi devant tous la brèche par assaut.
Se jeter contre espoir dans la ville assiégée,
La sauver demi-prise et rendre encouragée,
Fortifier, camper ou se loger parmi
Les gardes, les efforts d’un puissant ennemi,
Employer, sans manquer de cœur ni de cervelle,
L’épée d’une main, de l’autre la truelle,
Bien faire une retraite, ou d’un scadron battu
Rallier les défaits, cela n’est plus vertu.
La voici pour ce temps : bien prendre une querelle
Pour un oiseau ou chien, pour garce ou maquerelle,
Au plaisir d’un valet, d’un bouffon gazouillant
Qui veut, dit-il, savoir si son maître est vaillant.
Si un prince vous hait, s’il lui prend quelque envie
D’employer votre vie à perdre une autre vie
Pour payer tous les deux, à cela nos mignons
Vont riant et transis, deviennent compagnons
Des valets, des laquais. Quiconque porte épée
L’espère voir au sang d’un grand prince trempée.
De cette loi sacrée ores ne sont exclus
Le malade, l’enfant, le vieillard, le perclus :
On les monte, on les arme. On invente, on devine
Quelques nouveaux outils à remplir Libitine ;
On y fend sa chemise, on y montre sa peau :
Dépouillé en coquin, on y meurt en bourreau.
Car les perfections du duel sont de faire
Un appel sans raison, un meurtre sans colère,
Au jugement d’autrui, au rapport d’un menteur ;
Somme, sans être juge, on est l’exécuteur.
Ainsi faisant vertu d’un exécrable vice,
Ainsi faisant métier de ce qui fut supplice
Aux ennemis vaincus, sont par les enragés
De leurs exploits sur eux les diables soulagés.
Folle race de ceux qui pour quelque vaisselle
Vautrés l’échine en bas, fermes sur leur rondelle,
Sans regret, sans crier, sans tressauts apparents,
Se faisaient égorger au profit des parents !
Tout péril veut avoir la gloire pour salaire,
Tels périls amenaient l’infamie au contraire ;
Entre les valeureux ces cœurs n’ont point de lieu ;
Les anciens leur donnaient pour tutélaire Dieu
Non Mars chef des vaillants : le chef de cette peste
Fut Saturne le triste, infernal, et funeste.
Le Français aveuglé en ce siècle dernier
Est tout gladiateur et n’a rien du guerrier.
On débat dans le pré les contrats, les cédules ;
Nos jeunes conseillers y descendent des mules ;
J’ai vu les trésoriers du duel se coiffer,
Quitter l’argent et l’or pour manier le fer ;
L’avocat débauché du barreau se dérobe,
Souille à bas le bourlet, la cornette et la robe :
Quel heur d’un grand malheur, si ce brutal excès
Parvenait à juger un jour tous nos procès !
Enfin rien n’est exempt : les femmes en colère
Ôtent au faux honneur l’honneur de se défaire ;
Ces hommaces, plutôt ces démons déguisés,
Ont mis l’épée au poing, les cotillons posés,
Trépigné dans le pré avec bouche embavée,
Bras courbé, les yeux clos, et la jambe levée ;
L’une dessus la peur de l’autre s’avançant
Menace de frayeur et crie en offensant.
Ne contez pas ces traits pour feinte ni pour songe,
L’histoire est du Poitou et de notre Saintonge :
La Boutonne a lavé le sang noble perdu
Que ce sexe ignorant au fer a répandu.
Des triomphants martyrs la façon n’est pas telle ;
Le premier champion de la haute querelle
Priait pour ses meurtriers et voyait en priant
Sa place au ciel ouvert, son Christ l’y conviant.
Celui qui meurt pour soi, et en mourant machine
De tuer son tueur, voit sa double ruine :
Il voit sa place prête aux abîmes ouverts,
Satan grinçant les dents le convie aux enfers.
Depuis que telles lois sur nous sont établies,
A ce jeu ont volé plus de cent mille vies ;
La milice est perdue, et l’escrime en son lieu
Assaut le vrai honneur, escrimant contre Dieu.
Les quatre nations proches de notre porte
N’ont humé ce venin, au moins de telle sorte,
Voisins qui par leur ruse, au défaut des vertus,
Nous ont pipés, pillés, effrayés et battus :
Nous n’osons nous armer, les guerres nous flétrissent,
Chacun combat à part et tous en gros périssent.
Voilà l’état piteux de nos calamités,
La vengeance des cieux justement irrités.
En ce fâcheux état, France et Français, vous êtes
Nourris, entretenus par étrangères bêtes,
Bêtes de qui le but et le principal soin
Est de mettre à jamais au tyrannique poing
De la bête de Rome un sceptre qui commande
L’Europe, et encor plus que l’Europe n’est grande.
Aussi l’orgueil de Rome est à ce point levé
Que d’un prêtre tout Roi, tout Empereur bravé
Est marchepied fangeux ; on voit, sans qu’on s’étonne,
La pantoufle crotter les lys de la couronne :
Dont, ainsi que Néron, ce Néron insensé
Renchérit sur l’orgueil que l’autre avait pensé :
« Entre tous les mortels, de Dieu la prévoyance
M’a du haut ciel choisi, donné sa lieutenance.
Je suis des nations juge à vivre et mourir ;
Ma main fait qui lui plaît et sauver et périr,
Ma langue déclarant les édits de Fortune
Donne aux cités la joie ou la plainte commune ;
Rien ne fleurit sans moi ; les milliers enfermés
De mes gladiateurs sont d’un mot consumés ;
Par mes arrêts j’épars, je détruis, je conserve
Tout pays ; toute gent, je la rends libre ou serve ;
J’esclave les plus grands : mon plaisir pour tous droits
Donne aux gueux la couronne et le bissac aux Rois. »
Cet ancien loup romain n’en sut pas davantage ;
Mais le loup de ce siècle a bien autre langage :
« Je dispense, dit-il, du droit contre le droit ;
Celui que j’ai damné, quand le ciel le voudroit,
Ne peut être sauvé ; j’autorise le vice ;
Je fais le fait non fait, de justice injustice ;
Je sauve les damnés en un petit moment ;
J’en loge dans le ciel à coup un régiment ;
Je fais de boue un Roi, je mets les Rois aux fanges ;
Je fais les Saints, sous moi obéissent les Anges ;
Je puis (cause première à tout cet univers)
Mettre l’enfer au ciel et le ciel aux enfers. »
Voilà votre évangile, ô vermine espagnole,
Je dis votre évangile, engeance de Loyole,
Qui ne portez la paix sous le double manteau,
Mais qui empoisonnez l’homicide couteau :
C’est votre instruction d’établir la puissance
De Rome, sous couleur de points de conscience,
Et, sous le nom menti de Jésus, égorger
Les Rois et les Etats où vous pouvez loger.
Allez, prêchez, courez, volez, meurtrière trope,
Semez le feu d’enfer aux quatre coins d’Europe !
Vos succès paraîtront quelque jour, en cuidant
Mettre en Septentrion le sceptre d’Occident :
Je vois comme le fer piteusement besogne
En Moscou, en Suède, en Dace et en Pologne ;
Insensés, en cuidant vous avancer beaucoup,
Vous élevez l’Agneau, atterrant votre loup.
O Prince malheureux qui donne au Jésuite
L’accès et le crédit que ton péché mérite !
Or laissons là courir la pierre et le couteau
Qui nous frappe d’en haut, voyons d’un œil nouveau
Et la cause et le bras qui justement les pousse ;
Foudroyés, regardons qui c’est qui se courrouce,
Faisons paix avec Dieu pour la faire avec nous ;
Soyons doux à nous-même et le ciel sera doux ;
Ne tyrannisons point d’envie notre vie,
Lors nul n’exercera dessus nous tyrannie ;
Otons les vains soucis, notre dernier souci
Soit de parler à Dieu en nous plaignant ainsi :*
« Tu vois, juste vengeur, les fléaux de ton Eglise,
Qui par eux mise en cendre et en masure mise
A contre tout espoir son espérance en toi,
Pour son retranchement le rempart de la foi.
« Tes ennemis et nous sommes égaux en vice
Si, juge, tu te sieds en ton lit de justice ;
Tu fais pourtant un choix d’enfants ou d’ennemis,
Et ce choix est celui que ta grâce y a mis.
« Si tu leur fais des biens, ils s’enflent en blasphèmes
Si tu nous fais du mal, il nous vient de nous-mêmes.
Ils maudissent ton nom quand, tu leur es plus doux ;
Quand tu nous meurtrirais, si te bénirons-nous.
« Cette bande meurtrière à boire nous convie
Le vin de ton courroux : boiront-ils point la lie ?
Ces verges, qui sur nous s’égayent comme au jeu,
Sales de notre sang, vont-elles pas au feu ?
« Châtie en ta douceur, punis en ta furie
L’escapade aux agneaux, des loups la boucherie ;
Distingue pour les deux, comme tu l’as promis,
La verge à tes enfants, la barre aux ennemis.
« Veux-tu longtemps laisser en cette terre ronde
Régner ton ennemi ? N’es-tu Seigneur du monde,
Toi, Seigneur, qui abats, qui blesses, qui guéris,
Qui donnes vie et mort, qui tue et qui nourris ?
« Les princes n’ont point d’yeux pour voir tes grands merveilles ;
Quand tu voudras tonner, n’auront-ils point d’oreilles ?
Leurs mains ne servent plus qu’à nous persécuter ;
Ils ont tout pour Satan et rien pour te porter.
« Sion ne reçoit d’eux que refus et rudesses,
Mais Babel les rançonne et pille leurs richesses :
Tels sont les monts cornus qui, avaricieux,
Montrent l’or aux enfers et les neiges aux cieux.
« Les temples du païen, du Turc, de l’idolâtre
Haussent au ciel l’orgueil du marbre et de l’albâtre ;
Et Dieu seul, au désert pauvrement hébergé,
A bâti tout le monde et n’y est pas logé !
« Les moineaux ont leurs nids, leurs nids les hirondelles ;
On dresse quelque fuie aux simples colombelles ;
Tout est mis à l’abri par le soin des mortels ;
Et Dieu seul, immortel, n’a logis ni autels.
« Tu as tout l’univers où ta gloire on contemple,
Pour marchepied la terre et le ciel pour un temple :
Où te chassera l’homme, ô Dieu victorieux ?
Tu possèdes le ciel et les cieux des hauts cieux !
« Nous faisons des rochers les lieux où on te prêche,
Un temple de l’étable, un autel de la crèche ;
Eux du temple une étable aux ânes arrogants,
De la sainte maison la caverne aux brigands.
« Les premiers des chrétiens priaient aux cimetières :
Nous avons fait ouïr aux tombeaux nos prières,
Fait sonner aux tombeaux le nom de Dieu le fort
Et annoncé la vie aux logis de la mort.
« Tu peux faire conter ta louange à la pierre ;
Mais n’as-tu pas toujours ton marchepied en terre ?
Ne veux-tu plus avoir d’autres temples sacrés
Qu’un blanchissant amas d’os de morts massacrés ?
« Les morts te loueront-ils ? Tes faits grands et terribles
Sortiront-ils du creux de ces bouches horribles ?
N’aurons-nous entre nous que visages terreux
Murmurant ta louange aux secrets de nos creux ?
« En ces lieux caverneux tes chères assemblées,
Des ombres de la mort incessamment troublées,
Ne feront-elles plus résonner tes saints lieux
Et ton renom voler des terres dans les cieux ?
« Quoi ! serons-nous muets, serons-nous sans oreilles ?
Sans mouvoir, sans chanter, sans ouïr tes merveilles ?
As-tu éteint en nous ton sanctuaire ? Non,
De nos temples vivants sortira ton renom.
« Tel est en cet état le tableau de l’Eglise :
Elle a les fers aux pieds, sur les géhennes assise,
A sa gorge la corde et le fer inhumain,
Un psaume dans la bouche, et un luth en la main.
« Tu aimes de ses mains la parfaite harmonie :
Notre luth chantera le principe de vie ;
Nos doigts ne sont plus doigts que pour trouver tes sons,
Nos voix ne sont plus voix qu’à tes saintes chansons.
« Mets à couvert ces voix que les pluies enrouent ;
Déchaîne donc ces doigts, que sur ton luth ils jouent ;
Tire nos yeux ternis des cachots ennuyeux,
Et nous montre le ciel pour y tourner les yeux.
Soient tes yeux adoucis à guérir nos misères,
Ton oreille propice ouverte à nos prières,
Ton sein déboutonné à loger nos soupirs,
Et ta main libérale à nos justes désirs.
« Que ceux qui ont fermé les yeux à nos misères,
Que ceux qui n’ont point eu d’oreille à nos prières,
De cœur pour secourir, mais bien pour tourmenter,
Point de main pour donner, mais bien pour nous ôter,
« Trouvent tes yeux fermés à juger leurs misères ;
Ton oreille soit sourde en oyant leurs prières ;
Ton sein ferré soit clos aux pitiés, aux pardons ;
Ta main sèche, stérile aux bienfaits et aux dons.
« Soient tes yeux clairvoyants à leurs péchés extrêmes ;
Soit ton oreille ouverte à leurs cris de blasphèmes,
Ton sein déboutonné pour s’enfler de courroux,
Et ta main diligente à redoubler tes coups.
« Ils ont pour un spectacle et pour jeu le martyre ;
Le méchant rit plus haut que le bon n’y soupire :
Nos cris mortels n’y font qu’incommoder leurs ris,
Les ris de qui l’éclat ôte l’air à nos cris.
« Ils crachent vers la lune et lés voûtes célestes :
N’ont-elles plus de foudre et de feux et de pestes ?
Ne partiront jamais du trône où tu te sieds
Et la mort et l’enfer qui dorment à tes pieds ?
« Lève ton bras de fer, hâte tes pieds de laine,
Venge ta patience en l’aigreur de la peine,
Frappe du ciel Babel : les cornes de son front
Défigurent la terre et lui ôtent son rond ! »