Les Tragiques par Agrippa d’Aubigné (1551-1630) – Livre II

PRINCES

Je veux, à coups de traits de la vive lumière,
Crever l’enflé Pithon au creux de sa tanière,
Je veux ouvrir au vent l’Averne vicieux,
Qui d’air empoisonné fasse noircir les cieux,
Percer de ces infects les pestes et les rognes,
Ouvrir les fonds hideux, les horribles charognes
Des sépulcres blanchis : ceux qui verront ceci,
En bouchant les naseaux, fronceront le sourcil.

Vous qui avez donné ce sujet à ma plume,
Vous-mêmes qui avez porté sur mon enclume
Ce foudre rougissant acéré de fureur,
Lisez-le : vous aurez horreur de votre horreur !
Non pas que j’aie espoir qu’une pudique honte
Vos pâles fronts de chien par vergogne surmonte ;
La honte se perdit, votre cœur fut taché
De la pâle impudence, en aimant le péché ;
Car vous donnez tel lustre à vos noires ordures
Qu’en fascinant vos yeux elles vous semblent pures.
J’en ai rougi pour vous, quand l’acier de mes vers
Burinait votre histoire aux yeux de l’univers.
Sujet, style inconnu : combien de fois fermée
Ai-je à la vérité la lumière allumée ?
Vérité de laquelle et l’honneur et le droit,
Connu, loué de tous, meurt de faim et de froid ;
Vérité qui ayant son trône sur les nues
N’a couvert que le ciel, et traîne par les rues.
Lâche jusques ici, je n’avais entrepris
D’attaquer les grandeurs, craignant d’être surpris
Sur l’ambiguïté d’une glose étrangère,
Ou de peur d’encourir d’une cause légère
Le courroux très pesant des princes irrités.
Celui-là se repent qui dit leurs vérités,
Celui qui en dit bien trahit sa conscience :
Ainsi en mesurant leur âme à leur puissance,
Aimant mieux leur État que ma vie à l’envers,
Je n’avais jamais fait babiller à mes vers
Que les folles ardeurs d’une prompte jeunesse.
Hardi, d’un nouveau cœur, maintenant je m’adresse
A ce géant morgueur, par qui chacun trompé
Souffre à ses pieds languir tout le monde usurpé.
Le fardeau, l’entreprise est rude pour m’abattre,
Mais le doigt du grand Dieu me pousse à le combattre.
Je vois ce que je veux, et non ce que je puis,
Je vois mon entreprise, et non ce que je suis :
Prête-moi, vérité, ta pastorale fonde,
Que j’enfonce dedans la pierre la plus ronde
Que je pourrai choisir, et que ce caillou rond
Du vice-Goliath s’enchâsse dans le front.

L’ennemi mourra donc, puisque la peur est morte.
Le temps a crû le mal ; je viens en cette sorte,
Croissant avec le temps de style, de fureur,
D’âge, de volonté, d’entreprise et de cœur ;
Car d’autant que le monde est roide en sa malice,
Je deviens roide aussi pour guerroyer le vice.

Çà, mes vers bien-aimés, ne soyez plus de ceux
Qui les mains dans le sein tracassent, paresseux,
Les stériles discours, dont la vaine mémoire
Se noie dans l’oubli en ne pensant qu’y boire.

Si quelqu’un me reprend que mes vers échauffés
Ne sont rien que de meurtre et de sang étoffés,
Qu’on n’y lit que fureur, que massacre, que rage,
Qu’horreur, malheur, poison, trahison et carnage,
Je lui réponds : ami, ces mots que tu reprends
Sont les vocables d’art de ce que j’entreprends.
Les flatteurs de l’amour ne chantent que leurs vices,
Que vocables choisis à peindre les délices,
Que miel, que ris, que jeux, amours et passe-temps,
Une heureuse folie à consommer son temps.
Quand j’étais fol heureux, si cet heure est folie
De rire ayant sur soi sa maison démolie,
Si c’est heur d’appliquer son fol entendement
Au doux laissant l’utile, être sans sentiment
Lépreux de la cervelle, et rire des misères
Qui accablent le col du pays et des frères,
Je fleurissais comme eux de ces mêmes propos,
Quand par l’oisiveté je perdais le repos.
Ce siècle, autre en ses mœurs, demande un autre style.
Cueillons des fruits amers, desquels il est fertile.
Non, il n’est plus permis sa veine déguiser,
« La main peut s’endormir, non l’âme reposer,
Et voir en même temps notre mère hardie
Sur ses côtés jouer si dure tragédie,
Proche à sa catastrophe, où tant d’actes passés
Me font frapper des mains et dire : c’est assez !
Mais où se trouvera qui à langue déclose,
Qui à fer émoulu, à front découvert ose
Venir aux mains, toucher, faire sentir aux grands
Combien ils sont petits et faibles et sanglants !
Des ordures des grands le poète se rend sale
Quand il peint en César un ord Sardanapale,
Quand un traître Sinon pour sage est estimé,
Déguisant un Néron en Trajan bien aimé,
Quand d’eux une Thaïs une Lucrèce est dite,
Quand ils nomment Achille un infâme Thersite,
Quand, par un fat savoir, ils ont tant combattu
Que, soudoyés du vice, ils chassent la vertu.
Ceux de qui les esprits sont enrichis des grâces
De l’Esprit éternel, qui ont à pleines tasses
Bu du nectar des cieux, ainsi que le vaisseau
D’un bois qui en poison change la plus douce eau,
Ces vaisseaux venimeux de ces liqueurs si belles
Font l’aconite noir et les poisons mortelles.

Flatteurs, je vous en veux, je commence par vous
A déployer les traits de mon juste courroux,
Serpents qui retirés de mortelles froidures,
Tirés de pauvreté, élevés des ordures
Dans le sein des plus grands, ne sentez leur chaleur
Plus tôt que vous piquez de venin sans douleur
Celui qui vous nourrit, celui qui vous appuie :
Vipéreaux, vous tuez qui vous donne la vie !
Princes, ne prêtez pas le côté aux flatteurs :
Ils entrent finement, ils sont subtils quêteurs,
Ils ne prennent aucun que celui qui se donne ;
A peine de leurs lacs vois-je sauver personne ;
Mêmes en les fuyant nous en sommes déçus,
Et, bien que repoussés, souvent ils sont reçus.
Mais en ce temps infect tant vaut la menterie,
Et tant a pris de pied l’énorme flatterie,
Que le flatteur honteux, et qui flatte à demi,
Fait son Roi non demi, mais entier ennemi.

Et qui sont les flatteurs ? Ceux qui portent les titres
De conseillers d’Etat ; ce ne sont plus bélîtres,
Gnathons du temps passé ; en chaire les flatteurs
Portent le front, la grâce, et le nom de prêcheurs :
Le peuple, ensorcelé, dans la chaire émerveille
Ceux qui au temps passé chuchotaient à l’oreille,
Si que par fard nouveau, vrais prévaricateurs,
Ils blâment les péchés desquels ils sont auteurs,
Coulent le moucheron et ont appris à rendre
La louange cachée à l’ombre du reprendre,
D’une feinte rigueur, d’un courroux simulé
Donnent pointe d’aigreur au los emmiellé.
De tels coups son enfant la folle mère touche,
La cuisse de la main et les yeux de la bouche.
Un prêcheur mercenaire, hypocrite effronté,
De qui Satan avait le savoir acheté,
A-t-il pas tant cherché fleurs et couleurs nouvelles
Qu’il habille en martyr le bourreau des fidèles !
Il nomme bel exemple une tragique horreur,
Le massacre justice, un zèle la fureur ;
Il plaint un Roi sanglant, surtout il le veut plaindre
Qu’il ne pût en vivant assez d’âmes éteindre ;
Il fait vaillant celui qui n’a vu les hasards,
Studieux l’ennemi des lettres et des arts,
Chaste le malheureux au nom duquel je tremble
S’il lui faut reprocher les deux amours ensemble ;
Et fidèle et clément il a chanté le Roi
Qui, pour tuer les siens, tua sa propre foi.

Voilà comment le Diable est fait par eux un ange,
Au chantre et au chanté vergogneuse louange !

Nos princes sont loués, loués et vicieux ;
L’écume de leur pus leur monte jusqu’aux yeux
Plus tôt qu’ils n’ont du mal quelque voix véritable :
Moins vaut l’utile vrai que le faux agréable,
Sur la langue d’aucun à présent n’est porté
Cet épineux fardeau qu’on nomme vérité.
Pourtant suis-je ébahi comment il se peut faire
Que de vices si grands on puisse encore extraire
Quelque goût pour louer, si ce n’est à l’instant
Qu’un Roi devient infect, un flatteur quant et quant
Croît, à l’envi du mal, une orde menterie.
Voilà comment de nous la vérité bannie,
Meurtrie et déchirée, est aux prisons, aux fers,
Ou égare ses pas parmi les lieux déserts.

Si quelquefois un fol, ou tel au gré du monde,
La veut porter en cour, la vanité abonde
De moyens familiers pour la chasser dehors ;
La pauvrette soutient mille plaies au corps,
L’injure, le dédain, dont elle n’est fâchée,
Souffrant tout à plaisir hormis d’être cachée.
Je l’ai prise aux déserts, et la trouvant au bord
Des îles des bannis, j’y ai trouvé la mort.
La voici : par la main elle est marquée en sorte
Qu’elle porte un couteau pour celui qui la porte.
Que je sois ta victime, ô céleste beauté,
Blanche fille du ciel, flambeau d’Eternité !
Nul bon œil ne la voit qui transi ne se pâme,
Dans cette pâmoison s’élève au ciel tout âme ;
L’enthousiasme apprend à mieux connaître et voir :
De bien voir le désir, du désir vient l’espoir,
De l’espoir le dessein, et du dessein les peines,
Et la fin met à bien les peines incertaines.
Mais n’est-il question de perdre que le vent
D’un vivre malheureux qui nous meurtrit souvent,
Pour contenter l’esprit rendre l’âme délivre
Des bourreaux, des menteurs qui se perdent pour vivre
Dois-je pour mes bâtards tuer les miens, afin
De fuir de ma vie une honorable fin ?
Parricides enfants, poursuivez ma misère,
L’honorable malheur ou l’heur de votre père ;
Mourons, et en mourant laissons languir tous ceux
Qui en flattant nos Rois achètent, malheureux,
Les plaisirs de vingt ans d’une éternelle peine.
Qu’ils assiègent ardents une oreille incertaine,
Qu’ils chassent haletants ; leur curée et leur part
Seront : dire, promettre, et un double regard.
Ces lâches serfs seront, au milieu des carnages
Et des meurtres sanglants troublés en leurs courages ;
Les œuvres de leurs mains, quoiqu’ils soient impiteux,
Feront dresser d’horreur et tomber leurs cheveux,
Transis en leurs plaisirs ! O que la plaie est forte
Qui même empuantit le pourri qui la porte !
Cependant, au milieu des massacres sanglants,
Exercices et jeux aux déloyaux tyrans,
Quand le peuple gémit sous le faix tyrannique,
Quand ce siècle n’est rien qu’une histoire tragique,
Ce sont farces et jeux toutes leurs actions ;
Un ris sardonien peint leurs affections ;
Bizarr’ habits et cœurs, les plaisants se déguisent,
Enfarinés, noircis, et ces bateleurs disent :
« Déchaussons le cothurne et rions, car il faut
Jeter ce sang tout frais hors de notre échafaud,
En prodiguant dessus mille fleurs épanchées,
Pour cacher notre meurtre à l’ombre des jonchées. »
Mais ces fleurs sécheront, et le sang recelé
Sera puant au nez, non aux yeux révélé :
Les délices des grands s’envolent en fumée
Et leurs forfaits marqués teignent leur renommée.

Ainsi, lâches flatteurs, âmes qui vous ployez
En tant de vents, de voix que siffler vous oyez,
O ployables esprits, ô consciences molles,
Téméraires jouets du vent et des paroles !
Votre sang n’est point sang, vos coeurs ne sont point cœurs,
Même il n’y a point d’âme en l’âme des flatteurs,
Car leur sang ne court pas, duquel la vive source
Ne branle pas pour soi, de soi ne prend sa course ;
Et ces cœurs non vrais cœurs, ces désirs non désirs
Ont au plaisir d’autrui l’aboi de leurs plaisirs.
Vous êtes fils de serfs, et vos têtes tondues
Vous font ressouvenir de vos mères vendues.
Mais quelle âme auriez-vous ? Ce cinquième élément
Meut de soi, meut autrui, source de mouvement,
Et votre âme, flatteurs, serve de votre oreille
Et de votre œil, vous meut d’inconstance pareille
Que le caméléon : aussi faut-il souvent
Que ces caméléons ne vivent que de vent.
Mais ce trop sot métier n’est que la théorique
De l’autre, qui apporte après soi la pratique ;
Un nouveau changement, un office nouveau
D’un flatteur idiot fait un fin maquereau.
Nos anciens, amateurs de la franche justice,
Avaient de fâcheux noms nommé l’horrible vice :
Ils appelaient brigand ce qu’on dit entre nous
Homme qui s’accommode, et ce nom est plus doux ;
Ils tenaient pour larron un qui fait son ménage,
Pour poltron un finet qui prend son avantage ;
Ils nommaient trahison ce qui est un bon tour,
Ils appelaient putain une femme d’amour,
Ils nommaient maquereau un subtil personnage
Qui sait solliciter et porter un message.
Ce mot maquerellage est changé en poulets,
Nous faisons faire aux grands ce qu’eux à leurs valets,
Nous honorons celui qui entre eux fut infâme ;
Nul esprit n’est esprit, nulle âme n’est belle âme,
Au période infect de ce siècle tortu,
Qui à ce point ne fait tourner toute vertu.
On cherche donc une âme et tranquille et modeste
Pour sourdement cacher cette mourante peste ;
On cherche un esprit vif, subtil, malicieux,
Pour ouvrir les moyens et dénouer les nœuds.
La longue expérience assez n’y est experte,
Là souvent se profane une langue diserte ;
L’éloquence, le luth et les vers les plus beaux,
Tout ce qui louait Dieu, ès mains des maquereaux
Change un psaume en chanson, si bien qu’il n’y a chose
Sacrée à la vertu que le vice n’expose.
Ou le désir brûlant, ou la prompte fureur,
Ou le traître plaisir fait errer notre cœur,
Et quelque feu soudain promptement nous transporte
Dans le seuil des péchés, trompés en toute sorte :
Le maquereau est seul qui pèche froidement,
Qui toujours bourrelé de honte et de tourment,
Vilainement forcé, pas après pas s’avance,
Retiré des chaînons de quelque conscience.
Le vilain tout tremblant, craintif et refronché,
Même montre en péchant le nom de son péché,
Tout vice tire à soi quelque prix : au contraire
Ce vice, qui ne sent rien que la gibecière,
Le coquin, le bissac, a pour le dernier prix,
Par les veilles du corps et celle des esprits,
La ruine des deux. Le ciel pur, de sa place,
Ne voit rien ici-bas qui trouble tant sa face,
Rien ne noircit si tôt le ciel serein et beau
Que l’haleine et que l’œil d’un transi maquereau.
II est permis aux grands, pourvu que l’un ne fasse
De l’autre le métier et ne change de place,
D’avoir renards, chevaux et singes et fourmis,
Serviteurs éprouvés et fidèles amis :
Mais le malheur advient que la sage finesse
Des renards, des chevaux la nécessaire adresse,
La vitesse, la force et le cœur aux dangers,
Le travail des fourmis, utiles ménagers,
S’emploie aux vents, aux coups ; ils se plaisent d’y être
Tandis le singe prend à la gorge son maître,
Les fait haïr, s’il peut, à nos princes mignons
Qui ont beaucoup du singe et fort peu des lions.
Qu’advient-il de cela ? Le bouffon vous amuse,
Un renard ennemi vous fait cuire sa ruse,
On a pour économe un plaisant animal,
Et le prince combat sur un singe à cheval.

Qu’ai-je dit des lions ? Les élevés courages
De nos Rois abaissaient et leur force et leurs rages,
Doctes à s’en servir ; les sens efféminés
De ceux-ci n’aiment pas les fronts déterminés,
Tremblent de leurs lions, car leur vertu étonne
De nos coupables Rois l’âme basse et poltronne.
L’esprit qui s’employait jadis à commander
S’emploie, dégénère, à tout appréhender :
Pourtant ce Roi, songeant que les griffes meurtrières
De ses lions avaient crocheté leurs tanières
Pour le déchirer vif, prévoyant à ces maux
Fit bien mal à propos tuer ces animaux.
Il laissa le vrai sens, s’attachant au mensonge.
Un bon Joseph eût pris autrement un tel songe,
Et eût dit : « Les lions superbes, indomptés,
Que tu dois redouter, sont princes irrités,
Qui briseront tes reins et tes faibles barrières
Pour n’être pas tournés aux proies étrangères ;
Apprends, Roi, qu’on nourrit de bien divers moyens
Les lions de l’Afrique, ou de Lion les chiens :
De ces chiens de Lion tu ne crains le courage
Quand tu changes des Rois et l’habit et l’usage,
Quand tu blesses des tiens les cœurs à millions,
Mais tu tournes ta robe aux yeux de tes lions
Quand le royal manteau se change en une aumusse,
Et la couronne au froc d’un vilain Pique-puce.

Les Rois aux chiens flatteurs donnent le premier lieu,
Et, de cette canaille endormis au milieu,
Chassent les chiens de garde ; en nourrissant le vice,
S’assiègent de trompeurs ; l’étrangère malice
Jette par quelque trou sa richesse et ses os,
Pour nourrir aux muets le dangereux repos.
On voit sous tels valets, ou plutôt sous tels maîtres,
Du corps traître les yeux et les oreilles traîtres :
Car les plus grands, qui sont des princes le conseil,
Sont des princes le cœur, le sens, l’oreille et l’œil.
Si ton cœur est méchant, ta cervelle insensée,
Si l’ouïr et le voir trahissent ta pensée,
Qu’un précipice bas paraisse un lien bien sûr,
Qu’une amère poison te soit une douceur,
Le scorpion un œuf, où auras-tu puissance
De fuir les dangers et garder l’assurance ?

Si quelque prince un jour, sagement curieux
D’ouïr de son oreille et de voir de ses yeux
Ses péchés sans nul fard, déguisant son visage
Et son habit, voulait faire quelque voyage,
Savoir du laboureur, du rançonné marchand
Si son prince n’est pas exacteur et méchant,
Savoir de quel renom s’élève sa prouesse,
S’il est le Roi des cœurs comme de la noblesse :
Qu’il passe plus avant et, pour se décharger
Du vouloir de connaître, aille voir l’étranger ;
Où, ainsi qu’autrefois ce très grand Alexandre,
Ce prudent Germanie prirent plaisir d’entendre,
Espions de leurs camps, sous habits empruntés,
Dans l’obscur de la nuit leurs claires vérités :
(Déguisés, ils rouaient les tentes des armées
Pour, sans déguisement, goûter leurs renommées) :
Le prince, défardé du lustre de son vent,
Trouvera tant de honte et d’ire en se trouvant
Tyran, lâche, ignorant, indigne de louange
Du tiers état, du noble et en pays étrange,
Que s’il veut être heureux, à son heur avisé,
A jamais il voudra demeurer déguisé.
Mais, étant en sa cour, des maquereaux la troupe
Lui fait humer le vice en l’obscur d’une coupe.

Les monts les plus hautains, qui de rochers hideux
Fendent l’air et la nue et voisinent les cieux,
Sont tout couverts de neige, et leurs cimes cornues
Des malices de l’air, des excréments des nues
Portent le froid chapeau ; leurs chefs tout fiers et hauts
Sont braves et fâcheux, et stériles et beaux ;
Leur cœur et leur milieu on oit bruire des rages
Des tigres, des lions, et des bêtes sauvages,
Et de leurs pieds hideux aux rochers crevassés
Sifflent les tortillons des aspics enlacés :
Ainsi les chefs des grands sont faits par les malices
Stériles, sans raison, couverts d’ire et de vices,
Superbes, sans esprit, et leurs seins et leurs cœurs
Sont tigres impuissants et lions dévoreurs ;
En leurs faux estomacs sont les noires tanières,
Dans ce creux les désirs, comme des bêtes fières,
Désirs, dis-je, sanglants, grondent en dévorant
Ce que l’esprit volage a ravi en courant ;
Leurs pas sont venimeux, et leur puissance impure
N’a soutien que le fer, que poison et qu’injure ;
De ce superbe mont les serpents sont au bas,
La ruse du serpent conserve leurs états,
Et le poison secret va détruisant la vie
Qui, brave, s’opposait contre la tyrannie.
Dieu veut punir les siens quand il lève sur eux,
Comme sur des méchants, les princes vicieux,
Chefs de ses membres chers : par remède on asseure
Ce qui vient de dehors la plaie extérieure ;
Mais si la noble part loge un pus enfermé,
C’est ce qui rend le corps et mort et consumé ;
Même si le mal est au haut, car la cervelle
A sa condition tous les membres appelle.

Princes que Dieu choisit pour du milieu des feux,
Du service d’Egypte et du joug odieux
Retirer ses troupeaux, beaux piliers de son temple,
Vous êtes de ce temple et la gloire et l’exemple :
Tant d’yeux sont sur vos pieds, et les âmes de tous
Tirent tant de plaisirs ou de plaintes de vous !
Vos crimes sont doublés et vos malheurs s’accroissent,
D’un lieu plus élevé plus hautains ils paroissent.
Ha ! que de sang se perd pour piteux paiement
De ce que vous péchez ! Qu’il vole de tourment
Du haut de vos coupeaux ! Que de vos cimes hautes
Dessus le peuple bas roulent d’amères fautes !
C’est pourquoi les sueurs et les labeurs en vain,
Sans force et sans conseil, délaissent votre main.
Vous êtes courageux, que sert votre courage ?
Car Dieu ne bénit point en vos mains son ouvrage.
En vain, tout contristés, vous levez vers les cieux
Vos yeux, car ce ne sont que d’impudiques yeux ;
Cette langue qui prie est salie en ordures,
Les mains que vous joignez ce sont des mains impures
Dieu tout vrai n’aime point tant de feintes douleurs,
II veut être fléchi par pleurs, mais autres pleurs ;
Il éprouve par feu, mais veut l’âme enflammée
D’un brasier pur et net et d’un feu sans fumée.
Ce luth qui touche un psaume a un métier nouveau,
Il ne plaît pas à Dieu, car il est maquereau ;
Ces lèvres qui en vain marmottent vos requêtes
Vous les avez ternis en baisers déshonnêtes,
Et ces genoux ployés, dessus des lits vilains,
Profanes, ont ployé parmi ceux des putains.
Si depuis quelques temps vos rimeurs hypocrites,
Déguisés, ont changé tant de phrases écrites
Aux profanes amours, et de mêmes couleurs
Dont ils servaient Satan, infâmes bateleurs,
Ils colorent encor leurs pompeuses prières
De fleurs des vieux païens et fables mensongères :
Ces écoliers d’erreur n’ont pas le style appris
Que l’Esprit de lumière apprend à nos esprits,
De quelle oreille Dieu prend les phrases flattresses
Desquelles ces pipeurs fléchissaient leurs maîtresses.
Corbeaux enfarinés, les colombes font choix
De vous, non à la plume, ains au son de la voix.
En vain vous déployez harangue sur harangue
Si vous ne prononcez de Canaan la langue,
En vain vous commandez et restez ébahis
Que, désobéissant, vous n’êtes obéis :
Car Dieu vous fait sentir, sous vous, par plusieurs têtes,
En leur rébellion, que rebelles vous êtes ;
Vous secouez le joug du puissant Roi des Rois,
Vous méprisez sa loi, on méprise vos lois.
Or si mon sein, bouillant de crève-cœur extrême
Des tâches de nos grands, a tourné sur eux-mêmes
L’œil de la vérité, s’ils sont piqués, repris
Par le juste fouet de mes aigres écrits,
Ne tirez pas de là, ô tyrans, vos louanges,
Car vous leur donnez lustre, et pour vous ils sont anges.
Entre vos noirs péchés n’y a conformité :
Hommes, ils n’ont bronché que par infirmité,
Et vous (comme jadis les bâtards de la terre)
Blessez le Saint-Esprit et à Dieu faites guerre.

Rois, que le vice noir asservit sous ses lois,
Esclaves de péché, forçaires non pas rois
De vos affections, quelle fureur dépite
Vous corrompt, vous émeut, vous pousse et vous invite
A tremper dans le sang vos sceptres odieux,
Vicieux commencer, achever vicieux
Le règne insupportable et rempli de misères,
Dont le peuple poursuit la fin par ses prières ?
Le peuple étant le corps et les membres du Roi,
Le Roi est chef du peuple, et c’est aussi pourquoi
La tête est frénétique et pleine de manie
Qui ne garde son sang pour conserver sa vie,
Et le chef n’est plus chef quand il prend ses ébats
A couper de son corps les jambes et les bras.
Mais ne vaut-il pas mieux, comme les traîtres disent,
Lorsque les accidents les remèdes maîtrisent,
Quand la plaie noircit et sans mesure croît,
Quand premier à nos yeux la gangrène paroît
Ne vaut-il pas bien mieux d’un membre se défaire
Qu’envoyer lâchement tout le corps au suaire ?
Tel aphorisme est bon alors qu’il faut curer
Le membre qui se peut sans la mort séparer,
Mais non lorsque l’amas de tant de maladies
Tient la masse du sang ou les nobles parties :
Que le cerveau se purge, et sente que de soi
Coule du mal au corps duquel il est le roi.
Ce Roi donc n’est plus Roi, mais monstrueuse bête,
Qui au haut de son corps ne fait devoir de tête.
La ruine et l’amour sont les marques à quoi
On peut connaître à l’oeil le tyran et le Roi :
L’un débrise les murs et les lois de ses villes,
Et l’autre à conquérir met les armes civiles ;
L’un cruel, l’autre doux, gouvernent leurs sujets
En valets par la guerre, en enfants par la paix ;
L’un veut être haï pourvu qu’il donne crainte,
L’autre se fait aimer et veut la peur éteinte ;
Le bon chasse les loups, l’autre est loup du troupeau ;
Le Roi veut la toison, l’autre cherche la peau ;
Le Roi fait que la paix du peuple le bénie,
Mais le peuple en ses vœux maudit la tyrannie.
Voici quels dons du ciel, quels trésors, quels moyens,
Requéraient en leurs Rois les plus sages païens,
Voici quel est le Roi de qui le règne dure :
Qui établit sur soi pour reine la nature,
Qui craint Dieu, qui émeut pour l’affligé son cœur,
Entrepreneur prudent, hardi exécuteur,
Craintif en prospérant, dans le péril sans crainte,
Au conseil sans chaleur, la parole sans feinte,
Imprenable au flatteur, gardant l’ami ancien,
Chiche de l’or public, très libéral du sien,
Père de ses sujets, ami du misérable,
Terrible à ses haineux, mais à nul méprisable,
Familier, non commun, aux domestiques doux,
Effroyable aux méchants, équitable envers tous ;
Faisant que l’humble espère et que l’orgueilleux tremble,
Portant au front l’amour et la peur tout ensemble
Pour se voir des plus hauts et plus subtils esprits
Sans haine redouté, bien aimé sans mépris ;
Qu’il ait le cœur dompté, que sa main blanche et pure
Soit nette de l’autrui, sa langue de l’injure ;
Son esprit à bien faire emploie ses plaisirs,
Qu’il arrête son œil de semer des désirs ;
Debteur au vertueux, persécuteur du vice,
Juste dans sa pitié, clément en sa justice.
Par ce chemin l’on peut, régnant en ce bas lieu,
Être dieu secondaire, ou image de Dieu.
Ç’a été, c’est encore une dispute antique,
Lequel, du Roi méchant ou du conseil inique,
Est le plus supportable : hé ! nous n’avons de quoi
Choisir un faux conseil ni un inique Roi !
De ruiner la France au conseil on décide :
Le Français en est hors, l’Espagnol y préside,
On foule l’orphelin, le pauvre y est vendu,
Point n’y est le tourment de la veuve entendu.
D’un cerveau féminin l’ambitieuse envie
Leur sert là de principe et de tous est suivie ;
Là un prêtre apostat, prévoyant et rusé,
Veut, en ployant à tous, de tous être excusé ;
L’autre, pensionnaire et valet d’une femme,
Emploie son esprit à engager son âme ;
L’autre fait le royal et, flattant les deux parts,
Veut trahir les Bourbons et tromper les Guisards ;
Un charlatan de cour y vend son beau langage,
Un bourreau froid, sans ire, y conseille un carnage,
Un boiteux étranger y bâtit son trésor,
Un autre, faux Français, troque son âme à l’or ;
L’autre, pour conserver le profitable vice,
Ne promet que justice et ne rend qu’injustice.
Les princes là-dessus achètent finement
Ces traîtres, et sur eux posent leur fondement ;
On traite des moyens et des ruses nouvelles
Pour sucer et le sang et les chiches moelles
Du peuple ruiné, on fraude de son bien
Un Français naturel pour un Italien ;
On traite des moyens pour mutiner les villes,
Pour nourrir les flambeaux de nos guerres civiles,
Et le siège établi pour conserver le Roi
Ouvre au peuple un moyen pour lui donner la loi.
Et c’est pourquoi on a pour cette comédie
Un âne Italien, un oiseau d’Arcadie,
Ignorant et cruel, et qui pour en avoir
Sait bien ne toucher rien, n’ouïr rien, ne rien voir.
C’est pourquoi vous voyez sur la borne de France
Passer à grands trésors cette chiche substance
Qu’on a tiré du peuple au milieu de ses pleurs.
Français, qui entretiens et gardes tes voleurs,
Tu sens bien ces douleurs, mais ton esprit n’excède
Le sentiment du mal pour trouver le remède ;
Le conseil de ton Roi est un bois arrangé
De familiers brigands, où tu es égorgé.

Encor ce mol tyran aux Français redoutable,
Qui s’est lié les poings pour être misérable,
Te fait prendre le fer pour garder tes bourreaux
Inventeurs de tes maux journellement nouveaux.
Au conseil de ton Roi ces points encore on pense
De te tromper toujours d’une vaine espérance ;
On machine le meurtre et le poison de ceux
Qui voudraient bien chasser les loups ingénieux ;
On traite des moyens de donner récompense
Aux maquereaux des Rois et, avant la sentence,
On confisque le bien au riche, de qui l’or
Sert en même façon du membre de castor ;
On reconnaît encor les bourreaux homicides,
Les verges des tyrans aux dépens des subsides ;
Sans honte, sans repos, les serfs plus abaissés,
Humbles pour dominer, se trouvent avancés
A servir, adorer. Une autre bande encore,
C’est le conseil sacré qui la France dévore :
Ce conseil est mêlé de putains et garçons
Qui, doublant et triplant en nouvelles façons
Leur plaisir abruti du faix de leurs ordures,
Jettent sur tout conseil leurs sentences impures.
Tous veillent pour nourrir cet infâme trafic,
Cependant que ceux-là qui pour le bien public
Veillent à l’équité, défendent la justice,
Établissent les lois, conservent la police,
Pour n’être de malheurs coupables artisans,
Et pour n’avoir vendu leur âme aux courtisans
Sont punis à la cour, et leur dure sentence
le poids inégal d’une injuste balance.

Ceux-là qui, dépendant leurs vies en renom,
Ont prodigué leurs os aux bouches du canon,
Lorsque ces pauvres fols, ébranchés de leurs membres,
Attendent le conseil et les princes aux chambres,
Ils sont jetés arrière, et un bouffon bravant
Blessera le blessé pour se pousser devant.
Pour ceux-là n’y a point de finance en nos comptes,
Mais bien les hochenez, les opprobres, les hontes,
Et, au lieu de l’espoir d’être plus renommés,
Ils donnent passe-temps aux muguets parfumés.

Nos princes ignorants tournent leurs louches vues,
io Courant à leurs plaisirs, éhontés, par les rues,
Tous ennuyés d’ouïr tant de fâcheuses voix,
De voir les bras de fer et les jambes de bois,
Corps vivants à demi, nés pour les sacrifices
Du plaisir de nos Rois ingrats de leurs services.

Prince, comment peux-tu celui abandonner
Qui pour toi perd cela que tu ne peux donner ?
Misérable vertu pour néant désirée,
Trois fois plus misérable et trois fois empirée,
Si la discrétion n’apprend aux vertueux
Quels Rois ont mérité que l’on se donne à eux ;
Pource que bien souvent nous souffrons peines telles,
Soutenant des plus grands les injustes querelles,
Valets de tyrannie, et combattons exprès
Pour établir le joug qui nous accable après.
Nos pères étaient francs : nous qui sommes si braves,
Nous lairrons des enfants qui seront nés esclaves !
Ce trésor précieux de notre liberté
Nous est par les ingrats injustement ôté :
Les ingrats insolents à qui leur est fidèle,
Et libéraux, de crainte, à qui leur est rebelle.
Car à la force un grand conduit sa volonté,
Dispose des bienfaits par la nécessité,
Tient l’acquis pour acquis, et, pour avoir ouï dire
Que le premier accueil aux Français peut suffire,
Aux anciens serviteurs leur bien n’est départi,
Mais à ceux qui sans dons changeraient de parti.
Garder bien l’acquêté n’est une vertu moindre
Qu’acquérir tous les jours et le nouveau adjoindre.
Les princes n’ont pas su que c’est pauvre butin
D’ébranler l’assuré pour chercher l’incertain :
Les habiles esprits, qui n’ont point de nature
Plus tendre que leur prince, ont un vouloir qui dure
Autant que le sujet, et en servant les Rois
Sont ardents comme feu tant qu’ils trouvent du bois.

Quiconque sert un Dieu dont l’amour et la crainte
Soit bride à la jeunesse et la tienne contrainte,
Si bien que vicieux, et non au vice né,
Dans le seuil du péché il se trouve étonné,
Se polluant moins libre au plaisir de son maître
II n’est plus agréable, et tel ne saurait être.
Nos Rois qui ont appris à machiavéliser,
Au temps et à l’état leur âme déguiser,
Ployant la piété au joug de leur service
Gardent religion pour âme de police.

O quel malheur du ciel, vengeance du destin,
Donne des Rois enfants et qui mangent matin !
Quel phénix du ciel est un prince bien sage,
De qui l’œil gracieux n’a forcené de rage,
Qui n’a point soif de sang, de qui la cruauté
N’a d’autrui la fureur par le sceptre hérité !
Qui, philosophe et Roi, règne par la science,
Et n’est fait impuissant par sa grande puissance!
Ceux-là règnent vraiment, ceux-là sont de vrais Rois
Qui sur leurs passions établissent des lois,
Qui règnent sur eux-même, et d’une âme constante
Domptent l’ambition volage et impuissante :
Non les hermaphrodits, monstres efféminés,
Corrompus, bourdeliers, et qui étaient mieux nés
Pour valets des putains que seigneurs sur les hommes,
Non les monstres du siècle et du temps où nous sommes ;
Non pas ceux qui sous l’or, sous le pourpre royal,
Couvent la lâcheté, un penser déloyal,
La trahison des bons, un mépris de la charge
Que sur le dos d’un Roi un bon peuple décharge ;
Non ceux qui souffrent bien les femmes avoir l’oeil
Sur la sainte police et sur le saint conseil,
Sur les faits de la guerre et sur la paix, émue
De plus de changements que de vent une nue.
Cependant que nos Rois, doublement déguisés,
Ecument une rue en courant, attisés
A crocheter l’honneur d’une innocente fille
Ou se faire étalons des bourdeaux de la ville,
Au sortir des palais le peuple ruiné
A ondes se prosterne, et le pauvre, étonné,
Coule honteusement quand les plaisants renversent
Les faibles à genoux, qui, sans profiter, versent
Leurs larmes en leur sein, quand l’amas arrangé
Des gardes impiteux afflige l’affligé.

En autant de malheurs qu’un peuple misérable
Traîne une triste vie en un temps lamentable,
En autant de plaisirs les Rois voluptueux,
Ivres d’ire et de sang, nagent luxurieux
Sur le sein des putains, et ce vice vulgaire
Commence désormais par l’usage à déplaire :
Et comme le péché qui le plus commun est
Sent par trop sa vertu, aux vicieux déplaît,
Le prince est trop atteint de fâcheuse sagesse
Qui n’est que le ruffian d’une sale princesse ;
Il n’est pas galant homme et n’en sait pas assez
S’il n’a tous les bordeaux de la cour tracassés ;
Il est compté pour sot s’il échappe quelqu’une
Qu’il n’ait jà en dédain pour être trop commune.
Mais pour avoir en cour un renom grand et beau,
De son propre valet faut être maquereau,
Eprouver toute chose et, hasardant le reste,
Imitant le premier commettre double inceste.
Nul règne ne sera pour heureux estimé
Que son prince ne soit moins craint, et plus aimé ;
Nul règne pour durer ne s’estime et se conte
S’il a prêtres sans crainte, et les femmes sans honte ;
S’il n’a loi sans faveur, un Roi sans compagnons,
Conseil sans étranger, cabinet sans mignons.
Ha ! Sarmates rasés, vous qui, étant sans Rois,
Aviez le droit pour Roi et vous-mêmes pour lois,
Qui dedans l’interrègne observiez la justice
Par amour de vertu, sans crainte de supplice,
Quel abus vous poussa pour venir de si loin
Priser ce méprisé, lorsqu’il avait besoin
Pour couvrir son malheur d’une telle aventure ?
Votre manteau royal fut une couverture
D’opprobre et déshonneur, quand les bras déployés
Vengeaient la mort de ceux qui moururent liés.
Ha ! si vous eussiez eu certaine connaissance
D’un féminin sanglant, abattu d’impuissance,
Si vous n’eussiez ouï mentir les séducteurs
Qui pour lui se rendaient mercenaires flatteurs,
Ou ceux qui en couvrant son orde vilenie
Par un mentir forcé ont racheté leur vie,
Ou ceux qui vous faisant un cruel tyran doux,
Et un poltron vaillant, déchargèrent en vous
Le faix qui leur pesait : vous n’eussiez voulu mettre
Vos lois, votre couronne, et les droits et le sceptre
En ces impures mains, si vous eussiez bien veu
En entrant à Paris les perrons et le feu
Mêlé de cent couleurs, et les chaos étranges,
Bases de ces tableaux où étaient vos louanges.
Vous aviez trouvé là un augure si beau
Que vous n’emportiez rien de France qu’un flambeau,
Qui en cendre eût bientôt votre force réduite
Sans l’heur qui vous advint de sa honteuse fuite !
Si vous eussiez ouï parler les vrais François,
Si des plus éloquents les plus subtiles voix
N’eussent été pour vous feintes et mercenaires,
Vous n’eussiez pas tiré de France vos misères,
Vous n’eussiez pas choisi pour dissiper vos lois
Le monstre dévorant la France et les François.
Nous ne verrons jamais les étranges provinces
Élire à leur malheur nos misérables princes :
Celui qui sans mérite a obtenu cet heur
Leur donne échantillon de leur peu de valeur.
Si leurs corps sont lépreux, plus lépreuses leurs âmes
Usent sans sentiment et du fer et des flammes ;
Et si leurs corps sont laids, plus laid l’entendement
Les rend sots et méchants, vides de sentiment.

Encor la tyrannie est un peu supportable
Qu’un lustre de vertu fait paraître agréable.
Bienheureux les Romains qui avaient les Césars
Pour tyrans, amateurs des armes et des arts :
Mais malheureux celui qui vit esclave infâme
Sous une femme hommace et sous un homme-femme !
Une mère douteuse, après avoir été
Maquerelle à ses fils, en a l’un arrêté
Sauvage dans les bois, et, pour belle conquête,
Le faisait triompher du sang de quelque bête :
Elle en fit un Esau, de qui le ris, les yeux
Sentaient bien un tyran, un charretier furieux ;
Pour se faire cruel, sa jeunesse égarée
N’aimait rien que le sang et prenait sa curée
A tuer sans pitié les cerfs qui gémissaient,
A transpercer les daims et les faons qui naissaient,
Si qu’aux plus avisés cette sauvage vie
A fait prévoir de lui massacre et tyrannie.
L’autre fut mieux instruit à juger des atours
Des putains de sa cour, et, plus propre aux amours,
Avoir ras le menton, garder la face pâle,
Le geste efféminé, l’oeil d’un Sardanapale :
Si bien qu’un jour des Rois ce douteux animal,
Sans cervelle, sans front, parut tel en son bal.
De cordons emperlés sa chevelure pleine,
Sous un bonnet sans bord fait à l’italienne,
Faisait deux arcs voûtés ; son menton pinceté,
Son visage de blanc et de rouge empâté,
Son chef tout empoudré nous montrèrent ridée,
En la place d’un Roi, une putain fardée.
Pensez quel beau spectacle, et comme il fit bon voir
Ce prince avec un buse, un corps de satin noir
Coupé à l’espagnole, où, des déchiquetures,
Sortaient des passements et des blanches tirures ;
Et, afin que l’habit s’entresuivît de rang,
II montrait des manchons gaufrés de satin blanc,
D’autres manches encor qui s’étendaient fendues,
Et puis jusques aux pieds d’autres manches perdues.
Pour nouveau parement il porta tout ce jour
Cet habit monstrueux, pareil à son amour :
Si qu’au premier abord chacun était en peine
S’il voyait un Roi femme ou bien un homme Reine.
Si fut-il toutefois allaité de poisons,
De ruses, de conseils secrets et trahisons,
Rompu ou corrompu au trictrac des affaires,
Et eut, encore enfant, quelque part aux misères.
Mais, de ce même soin qu’autrefois il prêta
Aux plus étroits conseils où jeune il assista,
Maintenant son esprit, son âme et son courage
Cherchent un laid repos, le secret d’un village,
Où le vice triplé de sa lubricité
Misérablement cache une orde volupté,
De honte de l’infâme et brute vilenie
Dont il a pollué son renom et sa vie :
Si bien qu’à la royale il vole des enfants
Pour s’échauffer sur eux en la fleur de leurs ans,
Incitant son amour autre que naturelle
Aux uns par la beauté et par la grâce belle,
Autres par l’entregent, autres par la valeur,
Et la vertu au vice hâte ce lâche cœur.
On a des noms nouveaux et des nouvelles formes
Pour croître et déguiser ces passe-temps énormes ;
Promettre et menacer, biens et tourments nouveaux
Pressent, forcent, après les lâches maquereaux.

Nous avons vu cela, et avons vu encore
Un Néron marié avec son Pythagore,
Lequel, ayant fini ses faveurs et ses jours,
Traîne encor au tombeau le cœur et les amours
De notre Roi en deuil, qui, de ses aigres plaintes,
Témoigne ses ardeurs n’avoir pas été feintes.
On nous fait voir encor un contrat tout nouveau,
Signé du sang de d’O, son privé maquereau ;
Disons, comme l’on dit à Néron l’androgame :
Que ton père jamais n’eût connu d’autre femme !
Nous avons vu nos grands en débat, en conflit,
Accorder, reprocher telles noces, tel lit ;
Nous avons vu nos Rois se dérober des villes,
Néron avait comme eux de petits Olinvilles
Où il cachait sa honte, et eut encor comme eux
Les Chicots en amour, les Hamons odieux.
Ils eurent de ce temps une autre Catherine ;
Mais nos princes, au lieu de tuer Agrippine,
Massacrent l’autre mère, et la France a senti
De ses fils le couteau sur elle appesanti :
De tous ces vipéreaux les mains lui ont ravies
Autant de jours, autant de mille chères vies.
Les Sénèques chenus ont encore en ce temps,
Morts et mourants, servi aux Rois de passe-temps ;
Les plus passionnés qui ont gémi, fidèles,
Des vices de leurs Rois, punis de leurs bons zèles
Ont éprouvé le siècle où il n’est pas permis
D’ouvrir son estomac à ses privés amis,
Et où le bon ne peut sans mort, sans repentance,
Ni penser ce qu’il voit ni dire ce qu’il pense.
On pâlit rencontrant ceux qui vêtent souvent
Nos saintes passions pour les produire au vent,
Les Latiares feints, suppôts de tyrannie,
Qui, cherchant des Sabins la justice et la vie,
Prennent masque du vrai et, fardés d’équité,
Au véritable font crime de vérité.
Pour vivre il faut fuir de son propre la vue,
Fuir l’œil inconnu et l’oreille inconnue ;
Que dis-je ? pour parler on regarde trois fois
Les arbres sans oreille et les pierres sans voix :
Si bien que de nos maux la complainte abolie
Eût d’un siècle étouffé caché la tyrannie,
Qui eût pu la mémoire avec la voix lier,
A taire nous forçant, nous forcer d’oublier.
Tel fut le second fils qui n’hérita du père
Le cœur, mais les poisons et l’âme de la mère.

Le tiers par elle fut nourri en fainéant,
Bien fin mais non prudent, et voulut, l’enseignant
Pour servir à son jeu, lui ordonner pour maître
Un sodomite athée, un maquereau, un traître.

La discorde coupa le concert des mignons,
Et le vice croissant entre les compagnons
Brisa l’orde amitié, même par les ordures,
Et l’impure union par les choses impures :
Il s’enfuit dépité, son vice avec lui court,
Car il ne laissa pas ses crimes à la cour.
II colorait ses pas d’astuce nompareille,
Changea de lustre ainsi que jadis la corneille
Pour hanter les pigeons ; le fait fut avoué
Par la confession du gosier enroué :
On lui remplit la gorge, et le Sinon infâme
Fut mené par le poing, triomphe d’une femme
Que la mère tria d’entre tous les gluaux
Qu’elle a, pour, à sa cage, arrêter les oiseaux.
Ceux qu’il avait trouvés à son mal secourables,
Et pour lui et par lui devinrent misérables ;
Sa foi s’envole au vent, mais il feignit après,
Ce qu’il faisait forcé, l’avoir commis exprès.
C’est pource qu’en ce temps c’est plus de honte d’être
Mal avisé qu’ingrat, mal pourvoyant que traître,
Abusé qu’abuseur ; bien plus est odieux
Le simple vertueux qu’un double vicieux ;
Le souffrir est bien plus que de faire l’injure ;
Ce n’est qu’un coup d’Etat que d’être bien parjure.
Ainsi, en peu de temps, ce lâche fut commis
Valet de ses haineux, bourreau de ses amis :
Sa ruse l’a trompé quand elle fut trompée,
Il vit sur qui, pour qui, il tournait son épée ;
Son inutile nom devint son parement ;
Comme si c’eût été quelque blanc vêtement
Ils trempèrent au sang sa grand’robe ducale,
Et la mirent sur lui du meurtre toute sale.
Quand ils eurent taché la serve autorité
De leur esclave chef du nom de cruauté,
Il tombe en leur mépris ; à nous il fut horrible
Quand rappeler sa foi il lui fut impossible.
II fuit encore un coup, car les lièvres craintifs
Ont débat pour le nom de légers fugitifs ;
Nos princes des renards envient la finesse,
Et ne débattent point aux lions de prouesse.

Il y avait longtemps que dans les Pays-Bas
Deux partis, harassés de ruineux combats,
Haletaient les abois de leur force mi-morte ;
Cettui-ci prit parti presque en la même sorte
Que le loup embusqué combattant de ses yeux
L’effort de deux taureaux, dont le choc furieux
Verse dans un chemin le sang et les entrailles :
Le poltron les regarde, et de ces deux batailles
Se fait une victoire, arrivant au combat
Quand la mort a vaincu la force et le débat.
Ainsi quelque avisé réveilla cette bête,
D’un désespoir senti lui mit l’espoir en tête,
Mais quel espoir ? encor un rien au prix du bien,
Un rien qui trouve lustre en ce siècle de rien.
On le pousse, on le traîne aux inutiles ruses ;
Il trame mille accords, mariages, excuses ;
II trompe, il est trompé, il se repent souvent,
Et ce cerveau venteux est le jouet du vent ;
Ce vipère échauffé porte la mort traîtresse
Dedans le sein ami : mais quand le sein le presse,
Le trahi fut vainqueur, et le traître pervers
Demeure fugitif, banni de son Anvers.

Non, la palme n’est point contenance des membres
De ceux qui ont brouillé les premiers de leurs chambres
Pour, loin d’eux, en secret, de venin s’engorger,
Caresser un Bathille, en son lit l’héberger,
N’ayant muet témoin de ses noires ordures
Que les impures nuits et les couches impures.
Les trois en même lieu ont à l’envi porté
La première moisson de leur lubricité ;
Des deux derniers après la chaleur aveuglée
A sans honte hérité l’inceste redoublée,
Dont les projets ouverts, les désirs comme beaux
Font voleter l’erreur de ces crimes nouveaux
Sur les ailes du vent : leurs poètes volages
Arborent ces couleurs comme des paysages,
Leur souper s’entretient de leurs ordes amours,
Les maquereaux enflés y vantent leurs beaux tours ;
Le vice, possédant pour échafaud leur table,
Y déchire à plaisir la vertu désirable.

Si, depuis quelque temps, les plus subtils esprits
A déguiser le mal, ont finement appris
A nos princes fardés la trompeuse manière
De revêtir le Diable en Ange de lumière.
Encor qu’à leurs repas ils fassent disputer
De la vertu, que nul n’oserait imiter,
Qu’ils recherchent le los des affétés poètes,
Quelques Sedécias, agréables prophètes,
(Le boute-feu de Rome en a bien fait ainsi,
Car il payait mieux qu’eux, mieux qu’eux avait souci
D’assembler, de chercher les esprits plus habiles,
Louer, récompenser leurs rencontres gentilles,
Et les graves discours des sages amassés,
Loués et contrefaits il a récompensés),
L’arsenic ensucré de leurs belles paroles,
Leurs seins meurtris du poing aux pieds de leurs idoles,
Les ordres inventés, les chants, les hurlements
Des fols capuchonnés, les nouveaux régiments
Qui en processions sottement déguisées
Aux villes et aux champs vont semer des risées,
L’austérité des vœux et des fraternités,
Tout cela n’a caché nos rudes vérités.
Tous ces déguisements sont vaines mascarades
Qui aux portes d’enfer présentent leurs aubades,
Ribauds de la paillarde ou affétés valets
Qui de processions lui donnent des ballets :
Les uns, mignons muguets, se parent et font braves
De clinquant et d’or trait ; les autres, vils esclaves,
Fagottés d’une corde et pâles marmiteux,
Vont pieds nus par la rue abuser les piteux,
Ont pour masque le froc, pour vêtements des poches,
Pour cadence leurs pas, pour violons des cloches,
Pour vers la litanie ; un avocat nommé,
A chaque pas rend Christ, chaque fois, diffamé.
Aigle né dans le haut des plus superbes aires,
Ou bien œuf supposé puisque tu dégénères,
Dégénère Henri, hypocrite, bigot,
Qui aime moins jouer le Roi que le cagot,
Tu vole un faux gibier, de ton droit tu t’éloigne ;
Ces corbeaux se paîtront un jour de ta charogne,
Dieu t’occira par eux : ainsi le fauconnier,
Quand l’oiseau trop de fois a quitté son gibier,
Le bat d’une corneille et la foule à sa vue,
Puis d’elle, s’il ne peut le corriger, le tue.
Tes prêtres par la rue à grands troupes conduits
N’ont pourtant pu celer l’ordure de tes nuits ;
Les crimes plus obscurs n’ont pourtant pu se faire
Qu’ils n’éclatent en l’air aux bouches du vulgaire.
Des citoyens oisifs l’ordinaire discours
Est de solenniser les vices de nos cours :
L’un conte les amours de nos sales princesses
Garces de leurs valets, autrefois leurs maîtresses ;
Tel fut le beau sénat des trois et des deux sœurs
Qui jouaient en commun leurs gens et leurs faveurs,
Troquaient leurs étalons, estimaient à louange
Le plaisir découvert, l’amour libre et le change ;
Une autre, n’ayant pu se saouler de Français,
Se coule à la minuit au lit des Ecossais,
Le tison qui l’éveille et l’embrase et la tue
Lui fait pour le plaisir mépriser bruit et vue ;
Les jeunes gens la nuit pipés et enlevés
Du lit au cabinet, las et recrus trouvés ;
Nos princesses, non moins ardentes que rusées,
Osent dans les bordeaux s’exposer déguisées,
Sous le chapron carré vont recevoir le prix
Des garces du Huleu, et portent aux maris
Sur le chevet sacré de leur saint mariage
La senteur du bordeau et quelque pire gage ;
Elles éprouvent tout, on le voit, on le dit,
Cela leur donne vogue et hausse leur crédit.
Les filles de la cour sont galantes honnêtes
Qui se font bien servir, moins chastes, plus secrètes
Qui savent le mieux feindre un mal pour accoucher ;
On blâme celle-là qui n’a pas su cacher ;
Du Louvre les retraits sont hideux cimetières
D’enfants vidés, tués par les apothicaires :
Nos filles ont bien su quelles recettes font
Massacre dans leur flanc des enfants qu’elles ont.

Je sens les froids tressauts de frayeur et de honte,
Quand sans crainte, tout haut, le fol vulgaire conte
D’un coche qui, courant Paris à la minuit,
Vole une sage femme, et la bande et conduit
Prendre, tuer l’enfant d’une Reine masquée,
D’une brutalité pour jamais remarquée
Que je ne puis conter, croyant, comme François,
Que le peuple abusé envenime ses voix
De monstres inconnus : de la vie entamée
S’enfle la puanteur comme la renommée.
Mais je crois bien aussi que les plus noirs forfaits
Sont plus secrètement et en ténèbres faits,
Quand on montre celui qui, en voulant attendre
Sa dame au galetas, fut pris en pensant prendre,
Et puis pour apaiser, et demeurer amis,
Le violeur souffrit ce qu’il avait commis.

Quand j’ois qu’un Roi transi, effrayé du tonnerre,
Se couvre d’une voûte et se cache sous terre,
S’embusque de lauriers, fait les cloches sonner,
Son péché poursuivi poursuit de l’étonner,
Il use d’eau lustrale, il la boit, la consomme
En clystères infects, il fait venir de Rome
Les cierges, les agnus que le Pape fournit,
Bouche tous ses conduits d’un charmé grain-bénit ;
Quand je vois composer une messe complète
Pour repousser le ciel, inutile amulette,
Quand la peur n’a cessé par les signes de croix,
Le brayer de Massé, ni le froc de François :
Tels spectres inconnus font confesser le reste,
Le péché de Sodome et le sanglant inceste
Sont reproches joyeux de nos impures cours.

Triste, je trancherai ce tragique discours
Pour laisser aux pasquils ces effroyables contes,
Honteuses vérités, trop véritables hontes.
Plutôt peut-on compter dans les bords écumeux
De l’Océan chenu le sable, et tous les feux
Qu’en paisible minuit le clair ciel nous attise,
L’air étant balié des froids soupirs de bise ;
Plutôt peut-on compter du printemps les couleurs,
Les feuilles des forêts, de la terre les fleurs,
Que les infections qui tirent sur nos têtes
Du ciel armé, noirci, les meurtrières tempêtes.
Qu’on doute des secrets, nos yeux ont vu comment
Ces hommes vont bravant des femmes Pornement,
Les putains de couleurs, les pucelles de gestes ;
Plus de frisons tortus déshonorent les têtes
De nos mignons parés, plus de fard sur leurs teints
Que ne voudraient porter les honteuses putains ;
On invente toujours quelque trait plus habile
Pour effacer du front toute marque virile ;
Envieux de la femme on trace, on vient souiller
Tout ce qui est humain qu’on ne peut dépouiller.
Les cœurs des vertueux à ces regards transissent,
Les vieillards avisés en leur secret gémissent.
Des femmes les métiers quittés et méprisés
Se font, pour parvenir, des hommes déguisés.
On dit qu’il faut couler les exécrables choses
Dans le puits de l’oubli et au sépulcre encloses,
Et que par les écrits le mal ressuscité
Infectera les mœurs de la postérité :
Mais le vice n’a point pour mère la science,
Et la vertu n’est pas fille de l’ignorance ;
Elle est le chaud fumier sous qui les ords péchés
S’engraissent en croissant s’ils ne sont arrachés,
Et l’acier des vertus même intellectuelles
Tranche et détruit l’erreur, et l’histoire par elles.
Mieux vaut à découvert montrer l’infection
Avec sa puanteur et sa punition.
Le bon père Africain sagement nous enseigne
Qu’il faut que les tyrans de tout point on dépeigne,
Montrer combien impurs sont ceux-là qui de Dieu
Condamnent la famille aux couteaux et au feu.
Au fil de ces fureurs ma fureur se consume,
Je laisse ce sujet, ma main quitte ma plume,
Mon cœur s’étonne en soi ; mon sourcil renfrogné,
L’esprit de son sujet se retire éloigné.
Ici je vais laver ce papier de mes larmes ;
Si vous prêtez vos yeux au reste de mes carmes,
Ayez encor de moi ce tableau plein de fleurs,
Qui sur un vrai sujet s’égaie en ses couleurs.
Un père, deux fois père, employa sa substance
Pour enrichir son fils des trésors de science ;
En couronnant ses jours de ce dernier dessein,
Joyeux, il épuisa ses coffres et son sein,
Son avoir et son sang : sa peine fut suivie
D’heure à parachever le présent de la vie.
Il voit son fils savant, adroit, industrieux,
Mêlé dans les secrets de Nature et des cieux,
Raisonnant sur les lois, les mœurs et la police ;
L’esprit savait tout art, le corps tout exercice.
Ce vieil Français, conduit par une antique loi,
Consacra cette peine et son fils à son Roi,
L’équipe ; il vient en cour Là cette âme nouvelle,
Des vices monstrueux ignorante et pucelle,
Voit force hommes bien faits, bien morgants, bien vêtus
Il pense être arrivé à la foire aux vertus,
Prend les occasions qui semblaient les plus belles
Pour étaler premier ses intellectuelles,
Se laisse convier, se conduisant ainsi
Pour n’être ni entrant ni retenu aussi ;
Toujours respectueux, sans se faire de fête,
Il contente celui qui l’attaque et l’arrête.
Il ne trouve auditeurs qu’ignorants envieux,
Diffamant le savoir de noms ingénieux :
S’il trousse l’épigramme ou la stance bien faite,
Le voilà découvert, c’est fait, c’est un poète ;
S’il dit un mot salé, il est bouffon, badin ;
S’il danse un peu trop bien, saltarin, baladin ;
S’il a trop bon fleuret, escrimeur il s’appelle ;
S’il prend l’air d’un cheval, c’est un saltin-bardelle ;
Si avec art il chante, il est musicien ;
Philosophe, s’il presse en bon logicien ;
S’il frappe là-dessus et en met un par terre,
C’est un fendant qu’il faut saler après la guerre ;
Mais si on sait qu’un jour, à part, en quelque lieu,
Il mette genou bas, c’est un prieur de Dieu.

Cet esprit offensé dedans soi se retire,
Et, comme en quelque coin se cachant il soupire,
Voici un gros amas qui emplit jusqu’au tiers
Le Louvre de soldats, de braves chevaliers,
De noblesse parée : au milieu de la nue
Marche un duc, dont la face au jeune homme inconnue
Le renvoie au conseil d’un page traversant,
Pour demander le nom de ce prince passant ;
Le nom ne le contente, il pense, il s’émerveille,
Tel mot n’était jamais entré en son oreille.
Puis cet étonnement soudain fut redoublé
Alors qu’il vit le Louvre aussitôt dépeuplé
Par le sortir d’un autre, au beau milieu de l’onde
De seigneurs l’adorant comme un roi de ce monde.
Notre nouveau venu s’accoste d’un vieillard,
Et pour en prendre langue il le tire à l’écart ;
Là il apprit le nom dont l’histoire de France
Ne lui avait donné ne vent ne connaissance.
Ce courtisan grison, s’émerveillant de quoi
Quelqu’un méconnaissait les mignons de son Roi,
Raconte leurs grandeurs, comme la France entière,
Escabeau de leurs pieds, leur était tributaire.
A l’enfant qui disait : « Sont-ils grands terriens
Que leur nom est sans nom par les historiens ? »
Il répond : « Rien du tout, ils sont mignons du Prince. »
— « Ont-ils sur l’Espagnol conquis quelque province ?
Ont-ils par leurs conseils relevé un malheur,
Délivré leur pays par extrême valeur ?
Ont-ils sauvé le Roi, commandé quelque armée,
Et par elle gagné quelque heureuse journée ? »
A tout fut répondu : « Mon jeune homme, je croi
Que vous êtes bien neuf, ce sont mignons du Roi. »
Ce mauvais courtisan, guidé par la colère,
Gagne logis et lit ; tout vient à lui déplaire,
Et repas et repos. Cet esprit transporté
Des visions du jour par idée infecté,
Voit dans une lueur sombre, jaunâtre et brune,
Sous l’habit d’un rézeul, l’image de Fortune
Qui entre à la minuit, conduisant des deux mains
Deux enfants nus bandés : de ces frères germains
L’un se peint fort souvent, l’autre ne se voit guère
Pource qu’il a les yeux et le coeur par derrière.
La bravache s’avance, envoie brusquement
Les rideaux ; elle accole et baise follement
Le visage effrayé ; ces deux enfants étranges,
Sautés dessus le lit, peignent des doigts les franges.
Alors Fortune, mère aux étranges amours,
Courbant son chef paré de perles et d’atours,
Déploie tout d’un coup mignardises et langue,
Fait de baisers les points d’une telle harangue :
« Mon fils, qui m’as été dérobé du berceau,
Pauvre enfant mal nourri, innocent jouvenceau,
Tu tiens de moi ta mère un assez haut courage,
Et j’ai vu aujourd’hui, aux feux de ton visage,
Que le dormir n’aurait pris ni cœur ni esprits
En la nuit qui suivra le jour de ton mépris.
Embrasse, mon enfant, mal nourri par ton père,
Le col et les desseins de Fortune ta mère.
Comment mal conseillé, pipé, trahi suis-tu
Par chemins épineux la stérile vertu ?
Cette sotte, par qui me vaincre tu essaies,
N’eut jamais pour loyer que les pleurs et les plaies,
De l’esprit et du corps les assidus tourments,
L’envie, les soupçons et les bannissements ;
Qui pis est, le dédain : car sa trompeuse attente
D’un vain espoir d’honneur la vanité contente.
De la pauvre vertu l’orage n’a de port
Qu’un havre tout vaseux d’une honteuse mort.
Es-tu point envieux de ces grandeurs romaines ?
Leurs rigoureuses mains tournèrent par mes peines
Dedans leur sein vaincu leur fer victorieux.
Je t’épiais ces jours lisant, si curieux,
La mort du grand Sénèque et celle de Thrasée,
Je lisais par tes yeux en ton âme embrasée
Que tu enviais plus Sénèque que Néron,
Plus mourir en Caton que vivre en Cicéron ;
Tu estimais la mort en liberté plus chère
Que tirer, en servant, une haleine précaire :
Ces termes spécieux sont tels que tu conclus
Au plaisir de bien être, ou bien de n’être plus.
Or, sans te surcharger de voir les morts et vies
Des anciens qui faisaient gloire de leurs folies,
Que ne vois-tu ton siècle, ou n’appréhendes-tu
Le succès des enfants aînés de la vertu :
Ce Bourbon qui, blessé, se renfonce en la presse,
Tôt assommé, traîné sur le dos d’une ânesse ;
L’Amiral pour jamais sans surnom, trop connu,
Meurtri, précipité, traîné, mutilé, nu ?
La fange fut sa voie au triomphe sacrée,
Sa couronne un collier, Montfaucon son trophée ;
Vois sa suite aux cordeaux, à la roue, aux poteaux,
Les plus heureux d’entre eux quittes pour les couteaux,
De ta Dame loyers, qui paie, contemptible,
De rude mort la vie hasardeuse et pénible.
Lis curieux l’histoire, en ne donnant point lieu,
Parmi ton jugement, au jugement de Dieu :
Tu verras ces vaillants en leurs vertus extrêmes
Avoir vécu géhennes et être morts de mêmes.
« Encor, pour l’avenir, te puis-je faire voir
Par l’aide des démons, au magicien miroir,
Tels loyers reçus ; mais ta tendre conscience
Te fait jeter au loin cette brave science :
Tu verrais des valeurs le bel or monnayé
Dont bientôt se verra le Parmesan payé,
En la façon que fut salarié Gonsalve,
Le brave duc d’Austrie et l’enragé duc d’Alve.
Je vois un prince Anglais, courageux par excès,
A qui l’amour quitté fait un rude procès ;
Licols, poisons, couteaux qui paient en Savoie
Les prompts exécuteurs ; je vois cette monnoie
En France avoir son cours, je vois lances, écus,
Coeurs et noms des vainqueurs sous les pieds des vaincus
O de trop de mérite impiteuse mémoire !
Je vois les trois plus hauts instruments de victoire,
L’un à qui la colère a pu donner la mort,
L’autre sur l’échafaud, et le tiers sur le bord.
« Jette l’œil droit ailleurs, regarde l’autre bande
En large et beau chemin plus splendide et plus grande.
Au sortir des berceaux ce prospérant troupeau
A bien tâté des arts, mais n’en prit que la peau,
Eut pour borne ce mot : assez pour gentilhomme,
Pour sembler vertueux en peinture, ou bien comme
Un singe porte en soi quelque chose d’humain
Aux gestes, au visage, au pied et à la main.
Ceux-là blâment toujours les affligés, les fuient,
Flattent les prospérants, les suivent, s’en appuient.
Ils ont vu des dangers assez pour en conter,
Ils en comptent autant qu’il faut pour se vanter ;
Lisants, ils ont pillé les pointes pour écrire ;
Ils savent en jugeant admirer ou sourire,
Louer tout froidement si ce n’est pour du pain,
Renier son salut quand il y va du gain ;
Barbets des favoris, premiers à les connaître,
Singes des estimés, bons échos de leur maître :
Voilà à quel savoir il te faut limiter
Que ton esprit ne puisse un Jupin irriter.
Il n’aime pas son juge, il le frappe en son ire,
Mais il est amoureux de celui qui l’admire.
Il reste que le corps comme l’accoutrement
Soit aux lois de la cour : marcher mignonnement,
Traîner les pieds, mener les bras, hocher la tête,
Pour branler à propos d’un pennache la crête,
Garnir et bas et haut de roses et de nœuds,
Les dents de muscadins, de poudre les cheveux.
Fais-toi dedans la foule une importune voie,
Te montre ardent à voir afin que l’on te voie,
Lance regards tranchants pour être regardé,
Le teint de blanc d’Espagne et de rouge fardé ;
Que la main, que le sein y prennent leur partage ;
Couvre d’un parasol en été ton visage ;
Jette, comme effrayé, en femme quelques cris,
Méprise ton effroi par un traître souris,
Fais le bègue, le las d’une voix molle et claire,
Ouvre ta languissante et pesante paupière ;
Sois pensif, retenu, froid, secret et finet :
Voilà pour devenir garce du Cabinet,
A la porte duquel laisse Dieu, cœur et honte,
Ou je travaille en vain en te faisant ce conte.
Mais quand ton fard sera par le temps décelé,
Tu auras l’œil rougi, le crâne sec, pelé :
Ne sois point affranchi par les ans du service,
Ni du joug qu’avait mis sur ta tête le vice ;
II faut être garçon pour le moins par les vœux,
Qu’il n’y ait rien en toi de blanc que les cheveux.
Quelque jour tu verras un chauve, un vieux eunuque
Faire porter en cour aux hommes la perruque ;
La saison sera morte à toutes ces valeurs,
Un servile courage infectera les cœurs,
La morgue fera tout, tout se fera pour l’aise,
Le hausse-col sera changé en portefraise.
« Je reviens à ce siècle où nos mignons vieillis,
A leur dernier métier voués et accueillis,
Pipent les jeunes gens, les gagnent, les courtisent ;
Eux, autrefois produits, à la fin les produisent,
Faisant, plus avisés, moins glorieux que toi,
Par le cul d’un coquin chemin au cœur d’un Roi. »

Ce fut assez, c’est là que rompit patience
La vertu, qui, de l’huis, écoutait la science
De Fortune ; sitôt n’eut sonné le loquet,
Que la folle perdit l’audace et le caquet.
Elle avait apporté une clarté de lune,
Voici autre clarté que celle de Fortune,
Voici un beau soleil, qui de rayons dorés
De la chambre et du lit vit les coins honorés.
La vertu paraissant en matrone vêtue,
La mère et les enfants ne l’eurent sitôt vue
Que chacun d’eux changea en démon décevant,
De démon en fumée, et de fumée en vent,
Et puis de vent en rien. Cette hôtesse dernière
Prit au chevet du lit pour sa place une chaire,
Saisit la main tremblante à son enfant transi,
Par un chaste baiser l’assure, et dit ainsi :

« Mon fils, n’attends de moi la pompeuse harangue
De la fausse Fortune, aussi peu que ma langue
Fascine ton oreille et mes présents tes yeux.
Je n’éclate d’honneur ni de dons précieux,
Je foule ces beautés desquelles Fortune use
Pour ravir par les yeux une âme qu’elle abuse.
Ce lustre de couleurs est l’émail qui s’épand
Au ventre et à la gorge et au dos du serpent :
Tire ton pied des fleurs sous lesquelles se cœuvre,
Et avec soi la mort, la glissante couleuvre.
« Reçois pour faire choix des fleurs et des couleurs
Ce qu’à traits raccourcis je dirai pour tes mœurs.

Sois continent, mon fils, et circoncis pour l’être
Tout superflu de toi, sois de tes vouloirs maître,
Serre-les à l’étroit, règle au bien tes plaisirs,
Octroie à la nature, et refuse aux désirs ;
Qu’elle, et non ta fureur, soit ta loi, soit ta guide ;
Que la concupiscence en reçoive une bride.
Fuis les mignardes mœurs et cette liberté
Qui, fausse, va cachant au sein la volupté.
Tiens pour crime l’excès, sobre et prudent élogne
Du manger le gourmand, et du boire l’ivrogne.
Hais le mortel loisir, tiens le labeur plaisant :
Que Satan ne t’empoigne un jour en rien faisant.
Use sans abuser des délices plaisantes,
Sans chercher curieux les chères et pesantes ;
Ne méprise l’aisé, va pour vivre au repas,
Mais que la volupté ne t’y appelle pas ;
Ton palais convié par l’appétit demande
Non les morceaux fardés, mais la simple viande ;
Le prix de tes désirs soit commun et petit,
Pour faire taire et non aiguiser l’appétit.
Par ces degrés le corps s’apprend et s’achemine
Au goût de son esprit : nourriture divine !
N’affecte d’habiter les superbes maisons,
Mais bien d’être à couvert aux changeantes saisons ;
Que ta demeure soit plutôt saine que belle,
Qu’elle ait renom par toi, et non pas toi par elle.
Méprise un titre vain, les honneurs superflus,
Retire-toi dans toi, parais moins, et sois plus.
Prends pour ta pauvreté seulement cette peine
Qu’elle ne soit pas sale, et l’épargne vilaine ;
Garantis du mépris ta simple probité,
Et ta lente douceur du nom de lâcheté.
Que ton peu soit aisé. Ne pleure pour tes peines ;
Ne sois admirateur des richesses prochaines.
Hais et connais le vice avant qu’il soit venu ;
Crains-toi plus que nul autre ennemi inconnu.
N’aime les saletés sous couleur d’un bon conte,
Elles te font souffrir et non sentir la honte.
Ois plutôt le discours utile que plaisant.
Tu pourras bien mêler les jeux en devisant,
Ni le fat, ni l’enfant, ni la garce puante ;
Tes bons mots n’aient rien du bouffon effronté,
Tes yeux soient sans fisson, pleins de civilité,
Afin que sans blesser tu plaises et tu ries :
Distingue le moquer d’avec les railleries.
Ta voix soit sans éclat, ton cheminer sans bruit.
Que même ton repos enfante quelque fruit.
Evite le flatteur, et chasse comme étrange
La louange de ceux qui n’ont acquis louange.
Ris-toi quand les méchants t’auront à contrecœur,
Tiens leur honneur à blâme et leur blâme à honneur.
Sois grave sans orgueil, non contraint en ta grâce ;
Sois humble, non abject, résolu sans audace.
Si le bon te reprend, que ses coups te soient doux
Et soient dessus ton chef comme baume secoux :
Car qui reprend au vrai est un utile maître,
Sinon il a voulu et essayé de l’être.
Tire même profit et des roses parmi
Les piquons outrageux d’un menteur ennemi.
Fais l’espion sur toi plutôt que sur tes proches ;
Reprends le défaillant sans fiel et sans reproches.
Par ton exemple instruis ta femme à son devoir,
Ne lui donnant soupçon pour ne le recevoir ;
Laisse-lui juste part du soin de la famille.
Cache tes gaietés et ton ris à ta fille.
Ne te sers de la verge, et ne l’emploie point
Que ton courroux ne soit apaisé de tout point.
Sois au prince, à l’ami, et au serviteur comme
Tel qu’à l’ange, à toi-même, et tel qu’on doit à l’homme ;
Ce que tu as sur toi, aux côtés, au-dessous,
Te trouve bien servant, chaud ami, seigneur doux.
« De ces traits généraux maintenant je m’explique
Et à ton être à part ma doctrine j’applique.
J’ai voulu pour ta preuve un jour te dépouiller,
Voir sur ton sein les morts et siffler et grouiller ;
Sur toi, race du ciel, ont été inutiles
Les fissons des aspics comme dessus les Psylles.
Le ciel fait ainsi choix des siens qui, sains et forts,
Sont à preuve du vice et triomphent des morts.
Psylle bien approuvé, lève plus haut ta vue,
Je veux faire voler ton esprit sur la nue,
Que tu voies la terre en ce point que la vit
Scipion quand l’amour de mon nom le ravit,
Ou mieux d’où Coligny se riait de la foule
Qui de son tronc roulé se jouait à la boule,
Parmi si hauts plaisirs que, même en lieu si doux,
De tout ce qu’il voyait il n’entrait en courroux.
Un jeu lui fut des Rois la sotte perfidie,
Comique le succès de la grand’ tragédie ;
Il vit plus, sans colère, un de ses enfants chers,
Dégénère, lécher les pieds de ses bouchers.
Là ne s’estime rien des règnes l’excellence,
Le monde n’est qu’un pois, un atome la France.
C’est là que mes enfants dirigent tous leurs pas
Dès l’heure de leur naître à celle du trépas,
Pas qui foulent sous eux les beautés de la terre,
Cueillant les vrais honneurs et de paix et de guerre,
Honneur au point duquel un chacun se déçoit :
On perd bientôt celui qu’aisément on reçoit,
La gloire qu’autrui donne est par autrui ravie ;
Celle qu’on prend de soi vit plus loin que la vie.
Cherche l’honneur, mais non celui de ces mignons
Qui ne mordent au loup, bien sur leurs compagnons
Qu’ils prennent le duvet, toi la dure et la peine,
Eux le nom de mignons, et toi de capitaine ;
Eux le musc, tu auras de la mèche le feu ;
Eux les jeux, tu auras la guerre pour ton jeu.
Ne porte envie à ceux de qui l’état ressemble
A un tiède printemps qui ne sue et ne tremble ;
Les pestes de nos corps s’échauffent en été
Et celle des esprits en la prospérité.
Prenne donc ton courage à propos la carrière,
Et que l’honneur qui fait que tu laisses arrière
La lie du bas peuple, et l’infâme bourbier,
Soit la gloire de prince, et non pas de barbier ;
Car c’est l’humilité qui à la gloire monte,
Le faux honneur acquiert la véritable honte.
Cherche la faim, la soif, les glaces, et le chaud,
La sueur et les coups ; aime-les, car il faut
Ou que tes jeunes ans soient l’heur de ta vieillesse,
Ou que tes cheveux blancs maudissent ta jeunesse.
Puisque ton cœur royal veut s’asservir aux Rois,
Va suivre les labeurs du Prince Navarrois,
Et là tu trouveras mon logis chez Anange,
Anange que je suis et (qui est chose étrange)
Là où elle n’est plus, aussitôt je ne suis ;
Je l’aime en la chassant, la tuant je la suis ;
Là où elle prend pied, la pauvrette m’appelle ;
Je ne puis m’arrêter ni sans ni avec elle ;
Je crains bien que, l’ayant bannie de ce Roi,
Tu n’y pourras plus voir bientôt elle ni moi.
Va-t-en donc imiter ces élevés courages
Qui cherchent les combats au travers des naufrages ;
Là est le choix des cœurs et celui des esprits ;
Là moi-même je suis de moi-même le prix ;
Bref, là tu trouveras par la persévérance
Le repos au labeur, au péril l’assurance.
Va, bienheureux, je suis ton conseil, ton secours,
J’offense ton courage avec si long discours. »
Que je vous plains, esprits, qui au vice contraires
Endurez de ces cours les séjours nécessaires !
Heureux si, non infects en ces infections,
Rois de vous, vous régnez sur vos affections.
Mais quoique vous pensez gagner plus de louange
De sortir impollus hors d’une noire fange,
Sans tache hors du sang, hors du feu sans brûler,
Que d’un lieu non souillé sortir sans vous souiller,
Pourtant il vous serait plus beau en toutes sortes
D’être les gardiens des magnifiques portes
De ce temple éternel de la maison de Dieu
Qu’entre les ennemis tenir le premier lieu,
Plutôt porter la croix, les coups et les injures,
Que des ords cabinets les clefs à vos ceintures :
Car Dieu pleut sur les bons et sur les vicieux,
Dieu frappe les méchants et les bons parmi eux.

Fuyez, Loths, de Sodome et Gomorrhe brûlantes,
N’ensevelissez pas vos âmes innocentes
Avec ces réprouvés ; car combien que vos yeux
Ne froncent le sourcil encontre les hauts cieux,
Combien qu’avec les Rois vous ne hochiez la tête
Contre le ciel ému, armé de la tempête,
Pource que des tyrans le support vous tirez,
Pource qu’ils sont de vous comme dieux adorés,
Lorsqu’ils veulent au pauvre et au juste méfaire
Vous êtes compagnons du méfait pour vous taire.
Lorsque le fils de Dieu, vengeur de son mépris,
Viendra pour vendanger de ces Rois les esprits,
De sa verge de fer brisant, épouvantable,
Ces petits dieux enflés en la terre habitable,
Vous y serez compris. Comme lorsque l’éclat
D’un foudre exterminant vient renverser à plat
Les chênes résistants et les cèdres superbes,
Vous verrez là-dessous les plus petites herbes,
La fleur qui craint le vent, le naissant arbrisseau,
En son nid l’écureuil, en son aire l’oiseau,
Sous ce dais qui changeait les grêles en rosée,
La bauge du sanglier, du cerf la reposée,
La ruche de l’abeille et la loge au berger
Avoir eu part à l’ombre, avoir part au danger.