Les Tragiques par Agrippa d’Aubigné (1551-1630) – Livre III

LA CHAMBRE DORÉE

Au palais flamboyant du haut ciel empyrée
Reluit l’Eternité en présence adorée
Par les Anges heureux : trois fois trois rangs de vents,
Puissance du haut ciel, y assistent servants.
Les saintes légions sur leurs pieds toutes prêtes
Lèvent aux pieds de Dieu leurs précieuses têtes
Sous un clair pavillon d’un grand arc de couleurs.
Au moindre clin de l’œil du Seigneur des Seigneurs
Ils partent de la main : ce troupeau sacré vole
Comme vent décoché au vent de la parole,
Soit pour être des Saints les bergers curieux,
Les préserver de mal, se camper autour d’eux,
Leur servir de flambeau en la nuit plus obscure,
Les défendre d’injure, et détourner l’injure
Sur le chef des tyrans ; soit pour d’un bras armé
Déployer du grand Dieu le courroux animé.
D’un coutelas ondé, d’une main juste et forte
L’un défend aux pécheurs du paradis la porte ;
Un autre fend la mer ; par l’autre sont chargés
Les pauvres de trésors, d’aise les affligés,
De gloire les honteux, l’ignorant de science,
L’abattu de secours, le transi d’espérance ;
Quelque autre va trouver un Monarque en haut lieu
Bardé de mille fers, et, au nom du grand Dieu,
Assuré l’épouvante, élevé l’extermine,
Le fait vif dévorer à la sale vermine.
L’un veille un règne entier, une ville, un château,
Une personne seule, un pasteur, un troupeau.
Gardes particuliers de la troupe fidèle,
De la maison de Dieu ils sentent le vrai zèle,
Portent dedans le ciel les larmes, les soupirs
Et les gémissements des bienheureux martyrs.

A ce trône de gloire arriva gémissante
La Justice fuitive, en sueurs, pantelante,
Meurtrie et déchirée aux yeux sereins de Dieu,
Les Anges retirés lui ayant donné lieu.
La pauvrette, couvrant sa face désolée,
De ses cheveux trempés faisait, échevelée,
Un voile entre elle et Dieu, puis soupirant trois fois
Elle pousse avec peine et à genoux ces voix :
« Du plus bas de la terre et du profond du vice
Vers toi j’ai mon recours : te voici. Ta Justice
Que sage tu choisis pour le droit enseigner,
Que reine tu avais transmise pour régner,
La voici à tes pieds en pièces déchirée :
Les humains ont meurtri sa face révérée.
Tu avais en sa main mis le glaive tranchant
Qui aujourd’hui forcène en celle du méchant.
Remets, ô Dieu, ta fille en son propre héritage,
Le bon sente le bien, le méchant son ouvrage :
L’un reçoive le prix, l’autre le châtiment,
Afin que devant toi chemine droitement
La terre ci-après. Baisse en elle ta face,
Et par le poing me loge en ma première place. »

A ces mots intervient la blanche Piété,
Qui de la terre ronde au haut du ciel voûté
En courroux s’envola ; de ses luisantes ailes
Elle accrut la lueur des voûtes éternelles ;
Ses yeux étincelaient de feux et de courroux.
Elle s’avance à coup, elle tombe à genoux,
Et le juste dépit qui sa belle âme affole
Lui fit dire beaucoup en ce peu de parole :

« La terre est-elle pas ouvrage de ta main ?
Elle se méconnaît contre son Souverain ;
La félonne blasphème, et l’aveugle insolente
S’endurcit et ne ploie à ta force puissante.
Tu la fis pour ta gloire, à ta gloire défais
Celle qui m’a chassé. » Sur ce point vint la Paix,
La Paix fille de Dieu : « J’ai la terre laissée
Qui me laisse (dit-elle) et qui m’a déchassée ;
Tout y est abruti, tout est de moi quitté
En sommeil léthargie, d’une tranquillité
Que le monde chérit, et n’a pas connaissance
Qu’elle est fille d’enfer, guerre de conscience,
Fausse paix qui voulait dérober mon manteau
Pour cacher dessous lui le feu et le couteau,
A porter dans le sein des agneaux de l’Eglise
Et la guerre et la mort qu’un nom de paix déguise. »
A ces mots le troupeau des esprits fut ravi :
Ce propos fut repris et promptement suivi
Par les Anges, desquels la plaintive prière
Emut le front du juge et le cœur du vrai Père.
Ils s’ameutent ensemble et firent, gémissant,
Fumer cette oraison d’un précieux encens :

« Grand Dieu, devant les yeux duquel ne sont cachées
Des cœurs plus endurcis les premières pensées,
Déploie ta pitié en ta justice, et fais
Trouver mal au méchant, au paisible la paix.
Tu vois que les Géants, faibles Dieux de la terre,
En tes membres te font une insolente guerre,
Que l’innocent périt par l’inique tranchant,
Par le couteau qui doit effacer le méchant ;
Tu vois du sang des tiens les rivières changées,
Se rire les méchants des âmes non vengées,
Ton nom foulé aux pieds, nom que ne peut nommer
L’athéiste, sinon quand il veut blasphémer :
Ta patience rend son entreprise ferme,
Et tes jugements sont en mépris pour le terme.
Ne voit ton œil vengeur éclater en tous lieux
Sur ses tendres agneaux les effroyables feux
Dont l’ardeur par les tiens se trouve consumée ?
Et nous sommes lassés d’en boire la fumée.
Tes patients témoins souffrent sans pleurs et cris,
Et sans trouble, le mal qui trouble nos esprits.
Nous sommes immortels : peu s’en faut que ne meure
Chacun qui les visite en leur noire demeure,
Aux puantes prisons où les saints zélateurs
Quand nous les consolons nous sont consolateurs. »
Là les bandes du ciel, humbles, agenouillées,
Présentèrent à Dieu mil âmes dépouillées
De leurs corps par les feux, les cordes, les couteaux,
Qui, libres au sortir des ongles des bourreaux,
Toutes blanches au feu volent avec les flammes,
Pures dans les cieux purs, le beau pays des âmes,
Passent l’éther, le feu, percent le beau des cieux.
Les orbes tournoyants sonnent harmonieux :
A eux se joint la voix des Anges de lumière,
Qui mènent ces présents en leur place première.
Avec elles volaient, comme troupes de vents,
Les prières, les cris et les pleurs des vivants,
Qui, du nuage épais d’une amère fumée,
Firent des yeux de Dieu sortir l’ire allumée.

De même en quelques lieux vous pouvez avoir lu,
Et les yeux des vivants pourraient bien avoir vu
Quelque Empereur ou Roi tenant sa cour planière
Au milieu des festins, des combats de barrière,
En l’éclat des plaisirs, des pompes ; et alors
Qu’à ces princes chéris il montre ses trésors,
Entrer à l’improvis une veuve éplorée
Qui foule tout respect, en deuil démesurée,
Qui conduit le corps mort d’un bien aimé mari,
Ou porte d’un enfant le visage meurtri,
Fait de cheveux jonchée, accorde à sa requête
Le trouble de ses yeux qui trouble cette fête :
La troupe qui la voit change en plainte ses ris,
Elle change leurs chants en l’horreur de ses cris.
Le bon Roi quitte lors le sceptre et la séance,
Met l’épée au côté et marche à la vengeance.

Dieu se lève en courroux et au travers des cieux
Perça, passa son chef ; à l’éclair de ses yeux
Les cieux se sont fendus ; tremblant, suant de crainte,
Les hauts monts ont croulé : cette Majesté sainte
Paraissant fit trembler les simples éléments,
Et du monde ébranla les stables fondements.
Le tonnerre grondant frappa cent fois la nue ;
Tout s’enfuit, tout s’étonne, et gémit à sa vue ;
Les Rois épouvantés laissent choir, pâlissants,
De leurs sanglantes mains les sceptres rougissants ;
La mer fuit et ne peut trouver une cachette
Devant les yeux de Dieu ; les vents n’ont de retraite
Pour parer ses fureurs : l’univers arrêté
Adore en frémissant sa haute Majesté.
Et lorsque tout le monde est en frayeur ensemble,
Que l’abîme profond en ses cavernes tremble,
Les Chrétiens seulement affligés sont ouïs,
D’une voix de louange et d’un psaume éjouis,
Au toquement des mains faire comme une entrée
Au roi de leur secours et victoire assurée :
Le méchant le sentit, plein d’épouvantement,
Mais le bon le connut, plein de contentement.
Le Tout-Puissant plana sur le haut de la nue
Longtemps, jetant le feu et l’ire de sa vue
Sur la terre, et voici : le Tout-Voyant ne voit,
En tout ce que la terre en son orgueil avoit,
Rien si près de son œil que la brave rencontre
D’un gros amas de tours qui élevé se montre
Dedans l’air plus hautain. Cet orgueil tout nouveau
De pavillons dorés faisait un beau château
Plein de lustre et d’éclat, dont les cimes pointues,
Braves, contre le ciel mipartissaient les nues.
Sur ce premier objet Dieu tint longuement l’œil,
Pour de l’homme orgueilleux voir l’ouvrage et l’orgueil.
Il voit les vents émus, postes du grand Eole,
Faire en virant gronder la girouette folle.
Il descend, il s’approche, et pour voir de plus près
Il met le doigt qui juge et qui punit après,
L’ongle dans la paroi, qui de loin reluisante
Eut la face et le front de brique rougissante.
Mais Dieu trouva l’étoffe et les durs fondements
Et la pierre commune à ces fiers bâtiments
D’os, de têtes de morts ; au mortier exécrable
Les cendres des brûlés avaient servi de sable,
L’eau qui les détrempait était du sang versé ;
La chaux vive dont fut l’édifice enlacé,
Qui blanchit ces tombeaux et les salles si belles,
C’est le mélange cher de nos tristes moelles.

Les poètes ont feint que leur feint Jupiter,
Etant venu du ciel les hommes visiter,
Punit un Lycaon, mangeur d’homme, exécrable,
En le changeant en loup à sa tragique table.
Dieu voulut visiter cette roche aux lions,
Entra dans la tanière et vit ces Lycaons,
Qui lors au premier mets de leurs tables exquises
Étaient servis en or, avaient pour friandises
Des enfants déguisés ; il trouva là-dedans
Des loups cachés ayant la chair entre les dents.
Nous avons parmi nous cette gent cannibale,
Qui de son vif gibier le sang tout chaud avale,
Qui au commencement par un trou en la peau
Suce, sans écorcher, le sang de son troupeau,
Puis achève le reste, et de leurs mains fumantes
Portent à leurs palais bras et mains innocentes,
Font leur chair de la chair des orphelins occis.
Mais par déguisements, comme par un hachis,
Otant l’horreur du nom, cette brute canaille
Fait tomber sans effroi entrailles dans entraille,
Si que dès l’œuf rompu, Thiestes en repas,
Tel s’abèche d’humain qui ne le pense pas.
Des tests des condamnés et coupables sans coulpes
Ils parent leurs buffets et font tourner leurs coupes.
Des os plus blancs et nets leurs meubles marquetés
Réjouissent leurs yeux de fines cruautés ;
Ils hument à longs traits dans leurs coupes dorées
Suc, lait, sang et sueurs des veuves éplorées ;
Leur barbe s’en parfume, et aux fins du repas,
Ivres, vont dégouttant cette horreur contre-bas.
De si âpres forfaits l’odeur n’est point si forte
Qu’ils ne fassent dormir leur conscience morte
Sur des matras enflés du poil des orphelins ;
De ce piteux duvet leurs oreillers sont pleins.
Puis de sa tendre peau faut que l’enfant vêtisse
Le meurtrier de son père en titre de justice ;
Celle qu’ils ont fait veuve arrache ses cheveux
Pour en faire un tissu horrible et précieux :
C’est le dernier butin que le voleur dérobe
A faire parements de si funeste robe.

Voilà en quel état vivaient les justiciers,
Aux meurtriers si bénins, des bénins les meurtriers,
Témoins du faux témoin, les pleiges des faussaires,
Receleurs des larrons, maquereaux d’adultères,
Mercenaires, vendant la langue, la faveur,
Raison, autorité, âme, science et cœur.

Encor fallut-il voir cette Chambre Dorée,
De justice jadis, d’or maintenant parée
Par dons, non par raison : là se voit décider
La force et non le droit ; là voit-on présider
Sur un trône élevé l’Injustice impudente
Son parement était d’écarlate sanglante,
Qui goutte sans repos ; elle n’a plus aux yeux
Le bandeau des Anciens, mais l’éclat furieux
Des regards fourvoyants inconstamment se vire
En peine sur le bon, en loyer sur le pire ;
Sa balance aux poids d’or trébuche faussement ;
Près d’elle sont assis au lit de jugement
Ceux qui peuvent monter par marchandise impure,
Qui peuvent commencer par notable parjure,
Qui d’âme et de salut ont quitté le souci.
Vous les verrez dépeints au tableau que voici :

A gauche avait séance une vieille harpie
Qui entre ses genoux grommelait accroupie,
Comptait et recomptait, approchait de ses yeux
Noirs, petits, enfoncés, les dons plus précieux
Qu’elle recache ès plis de sa robe rompue ;
Ses os en mille endroits repoussant sa chair nue,
D’ongles rouillés, crochus, son tapis tout cassé
A tout propos penchant par elle était dressé.
L’Avarice en mangeant est toujours affamée.
La Justice à ses pieds, en portrait diffamée,
Lui sert de marchepied : là, soit à droit, à tort,
Le riche a la vengeance, et le pauvre a la mort.
A son côté triomphe une peste plus belle,
La jeune Ambition, folle et vaine cervelle,
A qui les yeux flambants, enflés, sortent du front
Impudent, enlevé, superbe, fier et rond,
Aux sourcils rehaussés : la prudente et rusée
Se pare d’un manteau de toile d’or frisée
Alors qu’elle trafique et pratique les yeux
Des dames, des galants et des luxurieux ;
Incontinent plus simple elle vêt, déguisée,
Un modeste maintien, sa manteline usée
Devant un cœur hautain, rude à l’ambition,
Tout servil pour gagner la domination ;
Une perruque feinte en vieille elle appareille.
C’est une Alcine fausse et qui n’a sa pareille
Soit à se transformer, ou connaître comment
Doit la comédiante avoir l’accoutrement :
La gloire la plus grande est sans gloire paraître,
L’ambition se tue en se faisant connaître.

L’on voit en l’autre siège étriper les serpents,
Les crapauds, le venin entre les noires dents
Du conseiller suivant : car la mi-morte Envie
Sort des rochers hideux et traîne là sa vie.

On connaît bien encor cette tête sans front,
Pointue en pyramide, et cet œil creux et rond,
Ce nez tortu, plissé, qui sans cesse marmotte,
Rit à tous, en faisant de ses doigts la marotte.

Souffrirons-nous un jour d’exposer nos raisons
Devant les habitants des petites maisons ?
Que ceux qui ont été liés pour leurs manies
De là viennent juger et nos biens et nos vies ?
Que telles gens du Roi troublent de leur caquet,
Procureurs de la mort, la Cour et le parquet ;
Que de Saint Mathurin le fouet et voyage
Loge ces pèlerins dedans l’Aréopage ?
Là de ses yeux émus émeut tout en fureur
L’Ire empourprée : il sort un feu qui donne horreur
De ses yeux ondoyants, comme au travers la glace
D’un cristal se peut voir d’un gros rubis la face ;
Elle a dans la main droite un poignard asséché
De sang qui ne s’efface ; elle le tient caché
Dessous un voile noir, duquel elle est pourvue
Pour offusquer de soi et des autres la vue,
De peur que la pitié ne vole dans le cœur
Par la porte des yeux. Puis la douce Faveur
De ses yeux affétés chacun pipe et regarde,
Fait sur les fleurs de lis des bouquets ; la mignarde
Oppose ses beautés au droit, et aux flatteurs
Donne à baiser l’azur, non à sentir ses fleurs.

Comment d’un pas douteux en la troupe bacchante,
Etourdie au matin, sur le soir violente,
Porte dans le sénat un tison enflambé,
Folle au front cramoisi, nez rouge, teint plombé,
Comment l’lvrognerie en la foule échauffée,
N’oyant les douces voix, met en pièces Orfée,
A l’éclat des cornets d’un vineux Evoué
Bruit un arrêt de mort d’un gosier enroué !

Il y fallait encor cette sèche, tremblante,
Pâle, aux yeux chassieux, de qui la peur s’augmente
Pour la diversité des remèdes cherchés :
Elle va trafiquant de péché sur péchés,
A prix fait d’un chacun veut payer Dieu de feuilles,
De mots non entendus bat l’air et les oreilles ;
Ceinture, doigts et sein sont pleins de grains bénits,
De comptes, de bougie et de bagues fournis ;
Le temple est pour ses fats la boutique choisie :
Maquerelle aux autels, telle est l’Hypocrisie,
Qui parle doucement, puis sur son dos bigot
Va par zèle porter au bûcher un fagot.
Mais quelle est cette tête ainsi longue en arrière,
Aux yeux noirs, enfoncés sous l’épaisse paupière,
Si ce n’est la Vengeance au teint noir, pâlissant,
Qui croit et qui devient plus forte en vieillissant ?

Que tu changes soudain, tremblante Jalousie,
Pâle comme la mort, comme feu cramoisie,
A la crainte, à l’espoir ; tu souhaites cent yeux
Pour à la fois percer cent sujets et cent lieux.
Si tu sens l’aiguillon de quelque conscience,
Tu te mets au devant, tu troubles, tu t’avance,
Tu enrichis du tout et ne laisses de quoi
Ton scélérat voisin se pousse devant toi.

Cette frêle beauté qu’un vermeillon déguise,
A l’habit de changeant, sur un côté assise,
Ce fin cuir transparent qui trahit sous la peau
Mainte veine en serpent, maint artère nouveau,
Cet œil louche, brillant, n’est-ce pas l’Inconstance ?

Sa voisine qui enfle une si lourde panse,
Ronfle la joue en paume, et d’un acier rouillé
Arme son estomac, de qui l’œil réveillé
Semble dormir encor ou n’avoir point de vie,
Endurcie, au teint mort, des hommes ennemie,
Pachyderme de corps, d’un esprit indompté,
Astorge, sans pitié, c’est la Stupidité.

Où fuis-tu en ce coin, Pauvreté demi-vive ?
As-tu la Chambre d’Or pour l’hôpital, chétive,
Asile pour fuir la poursuivante faim ?
Veux-tu pétrir de sang ton exécrable pain ?
Ose ici mendier ta rechigneuse face,
Et faire de ces lis tapis à ta besace ?

Et puis pour couronner cette liste de dieux
Ride son front étroit, offusqué de cheveux,
Présents des courtisans, la chevêche du reste,
L’Ignorance qui n’est la moins fâcheuse peste.
Ses petits yeux charnus sourcillent sans repos,
Sa grand’ bouche demeure ouverte à tous propos ;
Elle n’a sentiment de pitié ni misère,
Toute cause lui est indifférente et claire ;
Son livre est le commun, sa loi ce qui lui plaît :
Elle dit ad idem, puis demande que c’est.

Sur l’autre banc paraît la contenance énorme
D’une impiteuse More, à la bouche difforme ;
Ses lèvres à gros bords, ses yeux durs de travers,
Flambants, veineux, tremblants, ses naseaux hauts, ouverts,
Les sourcils joints, épais, sa voix rude, enrouée,
Tout convient à sa robe, à l’épaule nouée,
Qui couvre l’un des bras, gros et nerveux et courts ;
L’autre tout nu paraît semé du poil d’un ours ;
Ses cheveux mi-brûlés sont frisés comme laine,
Entre l’œil et le nez s’enfle une grosse veine ;
Un portrait de Pitié à ses pieds est jeté :
Dessus ce trône sied ainsi la Cruauté.

Après, la Passion, âpre fusil des âmes,
Porte un manteau glacé sur l’estomac de flammes,
Son cuir trop délié tout doublé de fureurs,
Changé par les objets en diverses couleurs ;
La brusque, sans repos, brûle en impatience,
Et n’attend pas son tour à dire sa sentence.
De morgues, de menace, et gestes resserrés
Elle veut rallier les avis égarés :
Comme un joueur badin qui d’épaule et d’échine
Essaie à corriger sa boule qui chemine.
La Haine partisane aussi avec courroux
Condamne les avis qui lui semblent trop doux,
Menace pour raisons ou du chef ou du maître :
Ce qui n’est violent est criminel ou traître.

Encores en changeant d’un et d’autre côté
Tient là son rang la fade et sotte Vanité,
Qui porte au sacré lieu tout à nouvelle guise,
Ses cheveux africains, les chausses en valise,
La rotonde, l’empoix, double collet perdu,
La perruque du crin d’un honnête pendu,
Et de celui qui part d’une honteuse place
Le poulet enlacé autour du bras s’enlace,
On l’ouvre aux compagnons : tout y sent la putain,
Le geste efféminé, le regard incertain,
Fard et ambre partout, quoiqu’en la sainte chambre
Le fard doit être laid, puant doit être l’ambre.
Mâchant le muscadin, le bègue on contrefait ;
On fait pigne des mains, la gorge s’y défait,
Sur l’épaule se joue une longue moustache.
Parfois le conseiller devient soldat bravache,
Met la robe et l’état à repos dans un coin,
S’arme d’éprons dorés pour n’aller guère loin,
Se fourre en un berlan : d’un procès il renvie,
Et s’il faut s’acquitter fait reste d’une vie ;
Le tout pour acquérir un vent moins que du vent.
La vanité s’y trompe, et c’est elle souvent
Qui, voulant plaire à tous, est de tous méprisée.
Mêmes la Servitude, à la tête rasée,
Sert sur le tribunal ses maîtres, et n’a loi
Que l’injuste plaisir ou déplaisir du Roi.
D’elle vient que nos lois sont ridicules fables,
Le vent se joue en l’air du mot IRRÉVOCABLES.
Le registre à signer et biffer est tout prêt,
Et tout arrêt devient un arrêt sans arrêt.

Voici dessus les rangs une autre courtisane,
Dont l’œil est attrayant et la bouche est profane,
Prête, béante à tout, qui rit et ne rit point,
Qui n’a de sérieux ni de sûr un seul point :
C’est la Bouffonnerie, impérieuse folle.
Son infâme boutique est pleine de parole
Qui délecte l’oreille en offensant les cœurs ;
Par elle ce sénat est au banc des moqueurs.

Il se faut bien garder d’oublier en ce conte
Le front de passereau, sans cheveux et sans honte,
De la chauve Luxure, à qui l’objet nouveau
D’une beauté promise a mis les yeux en eau.
Elle a pour fait et droit et pour âme l’idée,
Le charme et le désir d’une putain fardée.

Et que fait la Faiblesse au tribunal des Rois ?
Car tout lui sert de crainte, et ses craintes de lois.
Elle tremble, elle espère ; elle est rouge, elle est blême
Elle ne porte rien, et tombe sous soi-même.

Faut-il que cette porque y tienne quelque rang,
La Paresse accroupie au marchepied du banc,
Qui, le menton au sein, les mains à la pochette,
Feint de voir et sans voir juge sur l’étiquette ?

Quel démon sur le droit par force triomphant
Dans le rang des vieillards a logé cet enfant ?
Quel sénat d’écoliers, de bouillantes cervelles,
Qu’on choisit par exprès aux causes criminelles ?
Quel faux astre produit en ces fades saisons
Des conseillers sans barbe et des laquais grisons ?
La Jeunesse est ici un juge d’aventure,
A sein déboutonné, qui sans loi ne ceinture
Rit en faisant virer un moulinet de noix,
Donne dans ce conseil sa téméraire voix,
Rêve au jeu, court ailleurs, et répond tout de mêmes
Des avis égarés à l’un des deux extrêmes.
Son nom serait Hébé si nous étions païens.
C’est cet esprit qui meut par chauds et prompts moyens
Nos jeunes Roboans à une injuste guerre.
C’est l’échanson de sang pour les dieux de la terre.

Là, sous un sein d’acier, tient son cœur en prison
La taciturne, froide, et lâche Trahison,
De qui l’œil égaré à l’autre ne s’affronte ;
Sa peau de sept couleurs fait des taches sans compte.
De voix sonore et douce et d’un ton féminin
La magique en l’oreille attache son venin,
Prodigue avec serment chère et fausse monnoie,
Et des ris de dépit et des larmes de joie.

Sans désir, sans espoir, a volé dans ce train,
De la plus vile boue au trône souverain,
Qui même en s’y voyant encor ne s’y peut croire,
L’Insolence camuse et honteuse de gloire.
Tout vice fâche autrui, chacun le veut ôter ;
Mais l’insolent ne peut soi-même se porter.

Quel monstre vois-je encore? une dame bigotte,
Maquerelle du gain, malicieuse et sotte.
Nulle peste n’offusque et ne trouble si fort
Pour subvenir le droit, pour établir le tort,
Pour jeter dans les yeux des juges la poussière,
Que cette enchanteresse autrefois étrangère.
Son habit de couleurs et chiffres bigarré,
Sous un vieil chaperon un gros bonnet carré,
Ses faux poids, sa fausse aune, et sa règle tortue
Déchiffrent son énigme et la rendent connue
Pour présent que d’enfer la Discorde a porté,
Et qui difforme tout : c’est la Formalité,
Erreur d’autorité qui par normes énormes
Ote l’être à la chose, au contraire des formes.
Qui la hait, qui la fuit n’entend pas le palais :
Honorable reproche à ces doctes Harlais,
De Thou, Gillot, Thurin, et autres que je laisse,
Immunes de ces maux, hormis de la faiblesse,
Faiblesse qui les rend esclaves et contraints,
Bien que tordant le col, faire signer des mains
Ce qu’abhorre le sens ; mains qui font de la plume
Un outil de bourreau qui détruit et consume.
Ces plumes sont stylets des assassins gagés,
Dont on écrit au dos des captifs affligés
Le noir Thêta qui tue, et le tueur tourmente.
Cette formalité eut pour père un pédante,
Un charlatan vendeur, porteur de rogatons,
Qui devait de son dos user tous les bâtons.

Au dernier coin se sied la misérable Crainte.
Sa pâlissante vue est des autres éteinte,
Son œil morne et transi en voyant ne voit pas,
Son visage sans feu a le teint du trépas.
Alors que tout son banc en un amas s’assemble,
Son avis ne dit rien qu’un triste oui qui tremble.
Elle a sous un tétin la plaie où le Malheur
Ficha ses doigts crochus pour lui ôter le cœur.

Mais encor pour mieux voir entière la boutique,
Où de vie et de biens l’Injustice trafique,
L’occasion s’offrit que Henri second Roi
En la Mercuriale ordonna par sa loi
Le feu pour peine due aux âmes plus constantes.
Là parurent en corps et en robes sanglantes
Ceux qui furent jadis juges et sénateurs,
Puis du plaisir des Rois lâches exécuteurs :
De là se put la Cour, en se faisant égale
A Mercure maqreau, dire Mercuriale.
Ce jour nos sénateurs à leur maître vendus
Lui prêtèrent serment en esclaves tondus.
Ce palais du Grand Juge avait tiré la vue
Par le lustre et l’éclat qui brillait dans la nue.
En voici un second, qui se fit par horreur
Voir de tous Empereurs au suprême Empereur :
Un funeste château, dont les tours assemblées
Ne montraient par dehors que grilles redoublées,
Tout obscur, tout puant ; c’est le palais, le fort
De l’Inquisition, le logis de la mort :
C’est le taureau d’airain dans lequel sont éteintes
Et les justes raisons et les plus tendres plaintes
Là, même aux yeux de Dieu, l’homme veut étouffer
La prière et la foi : c’est l’abrégé d’enfer.
Là parmi les crapauds, en devinant leurs fautes,
Trempent les enchaînés ; des prisons les plus hautes
Est banni le sommeil, car les grillons ferrés
Sont les tapis velus et matras embourrés.
La faim plus que le feu éteint en ces tanières
Et la vie et les pleurs des âmes prisonnières.
Dieu au funeste jour de leurs actes plus beaux
Voit leurs trônes levés, l’amas de leurs poteaux,
Les arcs, les échafauds dont la pompe étoffée
Des parements dorés préparait un trophée.
Puis il vit démarcher à trois ordres divers
Les rangs des condamnés, de sambénits couverts :
Dessous ces parements les héritiers insignes
Du manteau, du roseau et couronne d’épines
Portent les diables peints : les Anges en effet
Leur vont tenant la main autrement qu’en portrait ;
Les hommes sur le corps déploient leurs injures,
Mais ne donnent le ciel ne l’enfer qu’en peintures.
A leur dieu de papier il faut un appareil
De paradis, d’enfer et démons tout pareil.
L’idolâtre qui fait son salut en image
Par images anime et retient son courage,
Mais l’idole n’a pu le fidèle troubler,
Qui n’en rien espérant n’en peut aussi trembler.

Après, Dieu vit marcher, de contenances graves,
Ces guerriers hasardeux dessus leurs mules braves,
Les trompettes devant : quelque plus vieil soldart
Porte dans le milieu l’infernal étendard
Où est peint Ferdinand, sa compagne Isabelle,
Et Sixte Pape, auteurs de la secte bourrelle ;
Cet oriflan superbe en ce point arboré
Est du peuple tremblant à genoux adoré ;
Puis au fond de la troupe à l’orgueil equipée,
Entre quatre hérauts, porte un comte l’épée.
Ainsi fleurit le choix des artisans cruels,
Hommes dénaturés, Castillans naturels.
Ces mi-Mores hautains, honorés, effroyables,
N’ont d’autres points d’honneur que d’être impitoyables,
Nourris à exercer l’astorge dureté,
A voir d’un front tétric la tendre humanité,
Corbeaux courants aux morts et aux gibets en joie,
S’égayant dans le sang, et jouant de leur proie.

Dieu vit non sans fureur ces triomphes nouveaux
Des pourvoyeurs d’enfer, magnifiques bourreaux,
Et reçut en son sein les âmes infinies
Qu’en secret, qu’en public traînaient ces tragédies,
Où le père en l’orchestre a produit sans effroi
L’héritier d’un royaume et l’unique d’un Roi.

Les docteurs, accusés du changement extrême
Qui parut à la mort du grand Charles cinquième,
Marchent de ce troupeau ; comtes et grands seigneurs,
Dames, filles, enfants, compagnons en honneurs
D’un triomphe sans lustre et de plus d’efficace,
Font au ciel leur entrée où ils trouvent leur place.
Tremblez, juges, sachez que le juge des cieux
Tient de chacun des siens le sang très précieux ;
Quand vous signez leur mort, cette clause est signée :
Que leur sang soit sur nous et sur notre lignée !

Et vous qui le faux nom de l’Église prenez,
Qui de faits criminels, sobres, vous abstenez,
Qui en ôtez les mains et y trempez les langues,
Qui tirez pour couteau vos meurtrières harangues,
Qui jugez en secret, publics solliciteurs,
boo N’êtes-vous pas juifs, race de ces docteurs
Qui confessaient toujours, en criant : « Crucifie ! »,
Que la loi leur défend de juger une vie ;
Ou bourreaux ne vivant que de mort et de sang,
Qui en exécutant mettent dans un gant blanc
La détruisante main aux meurtres acharnée,
Pour tuer sans toucher à la peau condamnée ?
Pour faire aussi jurer à ces doctes brigands
Que de leur main sacrée ils n’ont pris que des gants,
On en donne un plein d’or sur la bonne espérance,
Et l’autre suit après, loyer de la sentence.

Ce venin Espagnol aux autres nations
Communique en courant telles inventions.
L’Europe se montra : Dieu vit sa contenance
Fumeuse par les feux émus sur l’innocence,
Vit les publiques lieux, les palais les plus beaux
Pleins de peuples bruyants, qui pour les jeux nouveaux
Etalaient à la mort les plus entières vies
En spectacles plaisants et feintes tragédies.
Là le peuple amassé n’amollissait son cœur,
L’esprit, préoccupé de faux zèle d’erreur,
D’injures et de cris étouffait la prière
Et les plaints des mourants ; là, de même manière
Qu’aux théâtres on vit s’échauffer les Romains,
Ce peuple débauché applaudissait des mains.
Même, au lieu de vouloir la sentence plus douce,
En Romains ils tournaient vers la terre le pouce ;
Ces barbares, émus des tisons de l’Enfer
Et de Rome, ont crié : « Qu’ils reçoivent le fer ! »

Les corps à demi-morts sont traînés par les fanges,
Les enfants ont pour jeu ces passe-temps étranges ;
Les satellites fiers tout autour arrangés
Etouffaient de leurs cris les cris des affligés.
Puis les empoisonneurs des esprits et des âmes
Ignorants, endurcis, conduisent jusqu’aux flammes
Ceux qui portent de Christ en leurs membres la croix :
Ils la souffrent en chair, on leur présente en bois ;
De ces bouches d’erreur les orgueilleux blasphèmes
Blessent l’Agneau lié plus fort que la mort mêmes.
Or, de peur qu’à ce point les esprits délivrés,
Qui ne sont plus de crainte ou d’espoir enivrés,
Déjà proches du ciel, lesquels par leur constance
Et le mépris du monde ont du ciel connaissance,
Comme cygnes mourants ne chantent doucement,
Les subtils font mourir la voix premièrement.
Leur prière est muette, au Père seul s’envole,
Gardant pour le louer le cœur, non la parole.
Mais ces hommes, cuidant avoir bien arrêté
Le vrai par un bâillon, prêchent la vérité.
La vérité du ciel ne fut onc bâillonnée,
Et cette race a vu (qui l’a plus étonnée)
Que Dieu à ses témoins a donné maintes fois,
La langue étant coupée, une céleste voix :
Merveilles qui n’ont pas été au siècle vaines;
Les cendres des brûlés sont précieuses graines
Qui, après les hivers noirs d’orage et de pleurs,
Ouvrent au doux printemps d’un million de fleurs
Le baume salutaire, et sont nouvelles plantes
Au milieu des parvis de Sion fleurissantes.
Tant de sang que les Rois épanchent à ruisseaux
S’exhale en douce pluie et en fontaines d’eaux,
Qui, coulantes aux pieds de ces plantes divines,
Donnent de prendre vie et de croître aux racines ;
Des obscures prisons les plus amers soupirs
Servent à ces beautés de gracieux Zéphirs.
L’ouvrier parfait de tous, cet artisan suprême,
Tire de mort la vie, et du mal le bien même ;
Il resserre nos pleurs en ses vases plus beaux,
Ecrit en son registre éternel tous nos maux :
D’Italie, d’Espagne, Albion, France et Flandres
Les Anges diligents vont ramasser nos cendres ;
Les quatre parts du monde et la terre et la mer
Rendront compte des morts qui lui plaira nommer.
Ceux-là mêmes seront vos témoins sans reproches :
Juges, où seront lors vos fuites, vos acroches,
Vos exoines, délais, de chicane les tours ?
Serviront-ils vers Dieu qui tiendra ses Grands Jours,
Devant un jugement si absolu, si ferme,
Lequel vous ne pourrez mépriser pour le terme ?
Si vous saviez comment il juge dès ici
Ses bien aimés enfants, et ses haineux aussi !
Sachez que l’innocent ne perdra point sa peine :
Vous en avez chez vous une marque certaine
Dans votre grand Palais, où vous n’avez point lu,
Oyant vous n’oyez point, voyant vous n’avez vu
Ce qui pend sur vos chefs en sa voûte effacée,
Par un prophète ancien une histoire tracée
Dont les traits par-dessus d’autres traits déguisés
Ne se découvrent plus qu’aux esprits avisés.
C’est la mutation qui se doit bientôt faire
Par la juste fureur de l’ému populaire,
Accidents tout pareils à ceux-là qu’ont soufferts
Les prêtres de Babel pour être découverts
Non seulement fauteurs de l’ignorance inique,
Mais sectateurs ardents du meurtrier Dominique.

C’est le triomphe saint de la sage Thémis,
Qui abat à ses pieds ses pervers ennemis :
Thémis vierge au teint net, son regard tout ensemble
Fait qu’on désire et craint, qu’on espère et qu’on tremble ;
Elle a un triste et froid, mais non rude maintien ;
La loi de Dieu la guide et lui sert d’entretien.
On voit aux deux côtés et devant et derrière
Des gros de cavaliers de diverse manière.
Les premiers sont anciens juges du peuple Hébrieu
Qui n’ont point démenti leur état ni leur lieu,
Mais justement jugé. Premier de tous Moïse,
Qui n’avait que la loi de la nature apprise,
Puis apporta du haut de l’effrayant Sina
Ce que le doigt de Dieu en deux pierres signa,
Et puis, exécutant du Seigneur les vengeances,
Prend en un poing l’épée, en l’autre les balances ;
Phinées zélateur qui d’ire s’embrasa,
Et qui par son courroux le céleste apaisa ;
Le vaillant Josué, de son peuple le père,
De l’interdit d’Achan punisseur très sévère,
Doux envers Israël ; Jephté que la rigueur
De son vœu échappé fit désolé vainqueur.
Samuel tient son rang, juge et prophète sage,
A qui ce peuple sot, friand de son dommage,
Demande un Roi : lui donc, instituant les Rois,
Annonce leurs défauts que l’on prend pour leurs droits.
David s’avance après guère loin de la tête,
Salomon décidant la douteuse requête :
Là sont peintes les mains qui font même serment,
L’une juste dit vrai, l’autre perfidement.
On voit l’enfant en l’air par deux soldats suspendre,
L’affamé coutelas qui brille pour le fendre,
Des deux mères le front, l’un pâle et sans pitié,
L’autre la larme à l’œil, toute en feu d’amitié.
De ce Roi qui pécha point n’empêche le vice
Qu’il ne paraisse au rang des maîtres de justice.
Josaphat, Ezéchie et Josias en sont ;
Nehémias, Esdras la retraite parfont ;
Avec eux Daniel, des condamnés refuge,
Epeluchant les cœurs, bon et céleste juge,
Trouveur des vérités, inquisiteur parfait,
Procédant sans reproche en question de fait.

A la troupe des Grecs je vois luire pour guide,
Sa coquille en la main, l’excellent Aristide,
Agésilas de Sparte, Ochus l’Egyptien,
Tomiris a sa place avec ce peuple ancien
— Crœsus y boit l’or chaud, Crassus farouche bête
Noie dedans le sang son impiteuse tête —
Solon législateur, et celui qui eut deuil
D’ébrancher une loi plus qu’arracher son œil ;
Cyrus est peint au vif, près de lui Assuère,
Agatocle se rend dessous cette bannière,
Qui grand juge, grand roi, dans l’argile traité,
Exerce en son repas la loi d’humilité ;
Puis ferme le troupeau la bande juste et sage
Qui pour cloître habitait le saint Aréopage.

Aussi, de ceux qui ont gardé les droits humains,
En un autre scadron démarchent les Romains,
La race des Catons, de justice Pécole,
Manlius qui gagna son nom du Capitole,
Ces Fabrices contants, ces princes laboureurs
Qu’on tirait de Parée à les faire empereurs ;
Pour autrui et pour soi le très heureux Auguste
Qui régna justement en sa conquête injuste,
Posséda par la paix ce qu’en guerre il conquit ;
Sous lui le Rédempteur, le seul juste, naquit ;
Les Brutes, Scipions, Pompées et Fabies
Qui, de Rome, prenaient les causes et les vies
Des orphelins d’Egypte et des veuves qu’un Roi
Des Bactres veut priver de ce que veut la loi.
Justinian se voit, législateur sévère,
Qui clôt la troupe avec Antonin et Sévère.
Les Adrians, Trajans, seraient bien de ce rang
S’ils ne s’étaient poilus des fidèles au sang.
J’en vois qui n’ayant point les saintes lois pour guides
Furent justes mondains : ceux-là sont les Druides.
Charlemagne s’égaie entre ces vieux François,
Les Saliens, auteurs de nos plus saintes lois,
Lois que je vois briser en deux siècles infâmes,
Quand les mâles seront plus lâches que les femmes,
Quand on verra les lis en pilules changer,
Le Tusque être Gaulois, le Français étranger.
De ces anciens Gaulois entre les mains fidèles
Les princes étrangers déposaient leurs querelles,
Les procès plus douteux, et même ceux en quoi
Ils avaient pour partie et la France et le Roi.

Voici venir après des modernes la bande,
Qui plus elle est moderne et moins se trouve grande.
Que rares sont ceux-là qui font au grand besoin
De l’outragé servir l’adresse de témoin !
Vous y voyez encor un vieil juge d’Alsace
Auquel l’ami privé ne peut trouver de grâce
Du perfide larcin que, par un sage tour,
Ce Daniel second mit de la nuit au jour.
La Bourgogne a son duc qui, de ruse secrète,
Emploie un chicaneur pour étouffer sa dette ;
Le fraudeur le promit : voulant appareiller
Ses faussetés, le duc pendit son conseiller.
Le même, visitant, trouve au bout d’un village
Une veuve éplorée, un désastré visage,
Qui lui cria : « Seigneur, mes aumôniers amis
M’ont donné un linceul, où mon époux est mis ;
Mais le pasteur avare, à faute de salaire,
Contraint le corps aimé pourrir dans le suaire. »
Le duc prend le curé, lui dénonce comment
Il voulait honorer ce pauvre enterrement :
Qu’il fit de tous côtés, des paroisses voisines
Accourir la prêtraille aux hypocrites mines.
Le prince fit aux yeux de l’avare troupeau
Lier le prêtre vif et le mort, peau à peau,
Front à front, bouche à bouche, et le clergé qui tremble
Abria de ses mains ces deux horreurs ensemble :
Où es-tu, juste duc, au temps pernicieux
Qui refuse la terre aux héritiers des cieux ?
Encor les nations de ces Alpes cornues
De ces fermes cerveaux ne sont pas dépourvues :
Un Sforce continent est au rang des Anciens,
Et de cet ordre on voit les libres Vénitiens.
Le bon prince de Melphe apparaît davantage,
Excellent ornement, mais rare, de notre âge :
Un indigne mari força de sa moitié
Par larmes le grand cœur, l’honneur par la pitié ;
Un tyran fit sa foi et le coupable pendre,
Diffamant un renom : lors sut le prince rendre
Justice entière à Dieu, vengeance à la douleur,
L’honneur à la surprise et la mort au voleur.

Enfin, à train de deuil, le vieil peintre et prophète
Produit en froid maintien la troupe de retraite,
Ceux qui vont reprochant à leur juge leur sang,
Couronnés de cyprès, ensevelis de blanc.
Leurs mains tendent au ciel, et les ardentes vues
Regardent préparer un trône dans les nues,
Tribunal de triomphe en gloire appareillé,
Un regard de Hasmal, de feu entortillé.
Des quatre coins sortaient comme formes nouvelles
D’animaux, qui portaient quatre faces, quatre ailes ;
Leurs pieds étaient piliers, leurs mains prêtes sortaient ;
Leurs fronts d’airain poli quatre espèces portaient,
Tournant en quatre endroits quatre semblances comme
De l’Aigle, du Taureau, du Lion, et de l’Homme :
Effrayants animaux qui, de toutes les parts
Où en charbons de feu ils lançaient leurs regards,
Repartaient comme éclairs sans détourner la face,
Et foudroyaient au loin sans partir d’une place.

Salomon fit armer son trône droit-disant
Par douze fiers lions de métail reluisant,
Afin que chaque pas apportât une crainte :
Mais le siège pompeux de la Majesté sainte
Foule au pied cent degrés et cent lions vivants,
Qui à la voix de Dieu décochent comme vents.

La bande que je dis paraissait éblouie,
Et puis toquer des mains de nouveau réjouie,
Quand au trône flambant, dans le ciel arboré,
Ils voient arriver le Grand Juge adoré ;
Et comme elle marchait sous la splendeur nouvelle,
Brillante sur leurs chefs et qui marche avec elle,
Ils relèvent en haut leurs appellations,
Procureurs avoués de seize nations.
Là les foudres et feux, prompts au divin service,
S’offrent à bien servir la céleste justice ;
Là s’avancent les vents diligents et légers
Pour être les hérauts, postes, et messagers ;
Là les esprits ailés ajournent de leurs ailes
Les juges criminels aux peines éternelles.
On pense remarquer en cet humble troupeau
Cavagne et Briquemaut, signalés du cordeau,
Mongommeri y va s’appuyant d’une lance,
Le très vaillant Montbrun puni de sa vaillance ;
Et mêmes à troupeaux marchent le demeurant
De ceux qui ont gagné leur procès en mourant.

Encore aux inhumains Némésis inhumaine
Traîne sa forte, longue, et très pesante chaîne,
Qui loge en son grand tour un sénat prisonnier,
Que fait trotter devant un clerc marchant dernier.
Une autre bouche tient une foule de juges
Fugitifs, et cherchant leurs clients pour refuges.
Que dis-je, leurs clients ? la haute Majesté
Les mène aux prisonniers chercher la liberté,
Du pain aux confisqués, aux bannis la patrie,
L’honneur aux diffamés, aux condamnés la vie.
Puis, un nœud entre deux, d’un pas triste et tardif,
Suivaient Brisson le docte, et l’Archer et Tardif.
Ils tirent leurs meurtriers bien fraisés d’un chevaistre,
Puis du plaisir des Rois lâches exécuteurs :
De là se put la Cour, en se faisant égale
A Mercure maqreau, dire Mercuriale.
Ce jour nos sénateurs à leur maître vendus
Lui prêtèrent serment en esclaves tondus.
Ce palais du Grand Juge avait tiré la vue
Par le lustre et l’éclat qui brillait dans la nue.
En voici un second, qui se fit par horreur
Voir de tous Empereurs au suprême Empereur :
Un funeste château, dont les tours assemblées
Ne montraient par dehors que grilles redoublées,
Tout obscur, tout puant ; c’est le palais, le fort
De l’Inquisition, le logis de la mort :
C’est le taureau d’airain dans lequel sont éteintes
Et les justes raisons et les plus tendres plaintes
Là, même aux yeux de Dieu, l’homme veut étouffer
La prière et la foi : c’est l’abrégé d’enfer.
Là parmi les crapauds, en devinant leurs fautes,
Trempent les enchaînés ; des prisons les plus hautes
Est banni le sommeil, car les grillons ferrés
Sont les tapis velus et matras embourrés.
La faim plus que le feu éteint en ces tanières
Et la vie et les pleurs des âmes prisonnières.
Dieu au funeste jour de leurs actes plus beaux
Voit leurs trônes levés, l’amas de leurs poteaux,
Les arcs, les échafauds dont la pompe étoffée
Des parements dorés préparait un trophée.
Puis il vit démarcher à trois ordres divers
Les rangs des condamnés, de sambénits couverts :
Dessous ces parements les héritiers insignes
Du manteau, du roseau et couronne d’épines
Portent les diables peints : les Anges en effet
Leur vont tenant la main autrement qu’en portrait ;
Les hommes sur le corps déploient leurs injures,
Mais ne donnent le ciel ne l’enfer qu’en peintures.
A leur dieu de papier il faut un appareil
De paradis, d’enfer et démons tout pareil.
L’idolâtre qui fait son salut en image
Par images anime et retient son courage,
Mais l’idole n’a pu le fidèle troubler,
Qui n’en rien espérant n’en peut aussi trembler.

Après, Dieu vit marcher, de contenances graves,
Ces guerriers hasardeux dessus leurs mules braves,
Les trompettes devant : quelque plus vieil soldart
Porte dans le milieu l’infernal étendard
Où est peint Ferdinand, sa compagne Isabelle,
Et Sixte Pape, auteurs de la secte bourrelle ;
Cet oriflan superbe en ce point arboré
Est du peuple tremblant à genoux adoré ;
Puis au fond de la troupe à l’orgueil equipée,
Entre quatre hérauts, porte un comte l’épée.
Ainsi fleurit le choix des artisans cruels,
Hommes dénaturés, Castillans naturels.
Ces mi-Mores hautains, honorés, effroyables,
N’ont d’autres points d’honneur que d’être impitoyables,
Nourris à exercer l’astorge dureté,
A voir d’un front tétric la tendre humanité,
Corbeaux courants aux morts et aux gibets en joie,
S’égayant dans le sang, et jouant de leur proie.

Dieu vit non sans fureur ces triomphes nouveaux
Des pourvoyeurs d’enfer, magnifiques bourreaux,
Et reçut en son sein les âmes infinies
Qu’en secret, qu’en public traînaient ces tragédies,
Où le père en l’orchestre a produit sans effroi
L’héritier d’un royaume et l’unique d’un Roi.

Les docteurs, accusés du changement extrême
Qui parut à la mort du grand Charles cinquième,
Marchent de ce troupeau ; comtes et grands seigneurs,
Dames, filles, enfants, compagnons en honneurs
D’un triomphe sans lustre et de plus d’efficace,
Font au ciel leur entrée où ils trouvent leur place.
Tremblez, juges, sachez que le juge des cieux
Tient de chacun des siens le sang très précieux ;
Quand vous signez leur mort, cette clause est signée :
Que leur sang soit sur nous et sur notre lignée !

Et vous qui le faux nom de l’Église prenez,
Qui de faits criminels, sobres, vous abstenez,
Qui en ôtez les mains et y trempez les langues,
Qui tirez pour couteau vos meurtrières harangues,
Qui jugez en secret, publics solliciteurs,
boo N’êtes-vous pas juifs, race de ces docteurs
Qui confessaient toujours, en criant : « Crucifie ! »,
Que la loi leur défend de juger une vie ;
Ou bourreaux ne vivant que de mort et de sang,
Qui en exécutant mettent dans un gant blanc
La détruisante main aux meurtres acharnée,
Pour tuer sans toucher à la peau condamnée ?
Pour faire aussi jurer à ces doctes brigands
Que de leur main sacrée ils n’ont pris que des gants,
On en donne un plein d’or sur la bonne espérance,
Et l’autre suit après, loyer de la sentence.

Ce venin Espagnol aux autres nations
Communique en courant telles inventions.
L’Europe se montra : Dieu vit sa contenance
Fumeuse par les feux émus sur l’innocence,
Vit les publiques lieux, les palais les plus beaux
Pleins de peuples bruyants, qui pour les jeux nouveaux
Etalaient à la mort les plus entières vies
En spectacles plaisants et feintes tragédies.
Là le peuple amassé n’amollissait son cœur,
L’esprit, préoccupé de faux zèle d’erreur,
D’injures et de cris étouffait la prière
Et les plaints des mourants ; là, de même manière
Qu’aux théâtres on vit s’échauffer les Romains,
Ce peuple débauché applaudissait des mains.
Même, au lieu de vouloir la sentence plus douce,
En Romains ils tournaient vers la terre le pouce ;
Ces barbares, émus des tisons de l’Enfer
Et de Rome, ont crié : « Qu’ils reçoivent le fer ! »

Les corps à demi-morts sont traînés par les fanges,
Les enfants ont pour jeu ces passe-temps étranges ;
Les satellites fiers tout autour arrangés
Etouffaient de leurs cris les cris des affligés.
Puis les empoisonneurs des esprits et des âmes
Ignorants, endurcis, conduisent jusqu’aux flammes
Ceux qui portent de Christ en leurs membres la croix :
Ils la souffrent en chair, on leur présente en bois ;
De ces bouches d’erreur les orgueilleux blasphèmes
Blessent l’Agneau lié plus fort que la mort mêmes.
Or, de peur qu’à ce point les esprits délivrés,
Qui ne sont plus de crainte ou d’espoir enivrés,
Déjà proches du ciel, lesquels par leur constance
Et le mépris du monde ont du ciel connaissance,
Comme cygnes mourants ne chantent doucement,
Les subtils font mourir la voix premièrement.
Leur prière est muette, au Père seul s’envole,
Gardant pour le louer le cœur, non la parole.
Mais ces hommes, cuidant avoir bien arrêté
Le vrai par un bâillon, prêchent la vérité.
La vérité du ciel ne fut onc bâillonnée,
Et cette race a vu (qui l’a plus étonnée)
Que Dieu à ses témoins a donné maintes fois,
La langue étant coupée, une céleste voix :
Merveilles qui n’ont pas été au siècle vaines;
Les cendres des brûlés sont précieuses graines
Qui, après les hivers noirs d’orage et de pleurs,
Ouvrent au doux printemps d’un million de fleurs
Le baume salutaire, et sont nouvelles plantes
Au milieu des parvis de Sion fleurissantes.
Tant de sang que les Rois épanchent à ruisseaux
S’exhale en douce pluie et en fontaines d’eaux,
Qui, coulantes aux pieds de ces plantes divines,
Donnent de prendre vie et de croître aux racines ;
Des obscures prisons les plus amers soupirs
Servent à ces beautés de gracieux Zéphirs.
L’ouvrier parfait de tous, cet artisan suprême,
Tire de mort la vie, et du mal le bien même ;
Il resserre nos pleurs en ses vases plus beaux,
Ecrit en son registre éternel tous nos maux :
D’Italie, d’Espagne, Albion, France et Flandres
Les Anges diligents vont ramasser nos cendres ;
Les quatre parts du monde et la terre et la mer
Rendront compte des morts qui lui plaira nommer.
Ceux-là mêmes seront vos témoins sans reproches :
Juges, où seront lors vos fuites, vos acroches,
Vos exoines, délais, de chicane les tours ?
Serviront-ils vers Dieu qui tiendra ses Grands Jours,
Devant un jugement si absolu, si ferme,
Lequel vous ne pourrez mépriser pour le terme ?
Si vous saviez comment il juge dès ici
Ses bien aimés enfants, et ses haineux aussi !
Sachez que l’innocent ne perdra point sa peine :
Vous en avez chez vous une marque certaine
Dans votre grand Palais, où vous n’avez point lu,
Oyant vous n’oyez point, voyant vous n’avez vu
Ce qui pend sur vos chefs en sa voûte effacée,
Par un prophète ancien une histoire tracée
Dont les traits par-dessus d’autres traits déguisés
Ne se découvrent plus qu’aux esprits avisés.
C’est la mutation qui se doit bientôt faire
Par la juste fureur de l’ému populaire,
Accidents tout pareils à ceux-là qu’ont soufferts
Les prêtres de Babel pour être découverts
Non seulement fauteurs de l’ignorance inique,
Mais sectateurs ardents du meurtrier Dominique.

C’est le triomphe saint de la sage Thémis,
Qui abat à ses pieds ses pervers ennemis :
Thémis vierge au teint net, son regard tout ensemble
Fait qu’on désire et craint, qu’on espère et qu’on tremble ;
Elle a un triste et froid, mais non rude maintien ;
La loi de Dieu la guide et lui sert d’entretien.
On voit aux deux côtés et devant et derrière
Des gros de cavaliers de diverse manière.
Les premiers sont anciens juges du peuple Hébrieu
Qui n’ont point démenti leur état ni leur lieu,
Mais justement jugé. Premier de tous Moïse,
Qui n’avait que la loi de la nature apprise,
Puis apporta du haut de l’effrayant Sina
Ce que le doigt de Dieu en deux pierres signa,
Et puis, exécutant du Seigneur les vengeances,
Prend en un poing l’épée, en l’autre les balances ;
Phinées zélateur qui d’ire s’embrasa,
Et qui par son courroux le céleste apaisa ;
Le vaillant Josué, de son peuple le père,
De l’interdit d’Achan punisseur très sévère,
Doux envers Israël ; Jephté que la rigueur
De son vœu échappé fit désolé vainqueur.
Samuel tient son rang, juge et prophète sage,
A qui ce peuple sot, friand de son dommage,
Demande un Roi : lui donc, instituant les Rois,
Annonce leurs défauts que l’on prend pour leurs droits.
David s’avance après guère loin de la tête,
Salomon décidant la douteuse requête :
Là sont peintes les mains qui font même serment,
L’une juste dit vrai, l’autre perfidement.
On voit l’enfant en l’air par deux soldats suspendre,
L’affamé coutelas qui brille pour le fendre,
Des deux mères le front, l’un pâle et sans pitié,
L’autre la larme à l’œil, toute en feu d’amitié.
De ce Roi qui pécha point n’empêche le vice
Qu’il ne paraisse au rang des maîtres de justice.
Josaphat, Ezéchie et Josias en sont ;
Nehémias, Esdras la retraite parfont ;
Avec eux Daniel, des condamnés refuge,
Epeluchant les cœurs, bon et céleste juge,
Trouveur des vérités, inquisiteur parfait,
Procédant sans reproche en question de fait.

A la troupe des Grecs je vois luire pour guide,
Sa coquille en la main, l’excellent Aristide,
Agésilas de Sparte, Ochus l’Egyptien,
Tomiris a sa place avec ce peuple ancien
— Crœsus y boit l’or chaud, Crassus farouche bête
Noie dedans le sang son impiteuse tête —
Solon législateur, et celui qui eut deuil
D’ébrancher une loi plus qu’arracher son œil ;
Cyrus est peint au vif, près de lui Assuère,
Agatocle se rend dessous cette bannière,
Qui grand juge, grand roi, dans l’argile traité,
Exerce en son repas la loi d’humilité ;
Puis ferme le troupeau la bande juste et sage
Qui pour cloître habitait le saint Aréopage.

Aussi, de ceux qui ont gardé les droits humains,
En un autre scadron démarchent les Romains,
La race des Catons, de justice Pécole,
Manlius qui gagna son nom du Capitole,
Ces Fabrices contants, ces princes laboureurs
Qu’on tirait de Parée à les faire empereurs ;
Pour autrui et pour soi le très heureux Auguste
Qui régna justement en sa conquête injuste,
Posséda par la paix ce qu’en guerre il conquit ;
Sous lui le Rédempteur, le seul juste, naquit ;
Les Brutes, Scipions, Pompées et Fabies
Qui, de Rome, prenaient les causes et les vies
Des orphelins d’Egypte et des veuves qu’un Roi
Des Bactres veut priver de ce que veut la loi.
Justinian se voit, législateur sévère,
Qui clôt la troupe avec Antonin et Sévère.
Les Adrians, Trajans, seraient bien de ce rang
S’ils ne s’étaient poilus des fidèles au sang.
J’en vois qui n’ayant point les saintes lois pour guides
Furent justes mondains : ceux-là sont les Druides.
Charlemagne s’égaie entre ces vieux François,
Les Saliens, auteurs de nos plus saintes lois,
Lois que je vois briser en deux siècles infâmes,
Quand les mâles seront plus lâches que les femmes,
Quand on verra les lis en pilules changer,
Le Tusque être Gaulois, le Français étranger.
De ces anciens Gaulois entre les mains fidèles
Les princes étrangers déposaient leurs querelles,
Les procès plus douteux, et même ceux en quoi
Ils avaient pour partie et la France et le Roi.

Voici venir après des modernes la bande,
Qui plus elle est moderne et moins se trouve grande.
Que rares sont ceux-là qui font au grand besoin
De l’outragé servir l’adresse de témoin !
Vous y voyez encor un vieil juge d’Alsace
Auquel l’ami privé ne peut trouver de grâce
Du perfide larcin que, par un sage tour,
Ce Daniel second mit de la nuit au jour.
La Bourgogne a son duc qui, de ruse secrète,
Emploie un chicaneur pour étouffer sa dette ;
Le fraudeur le promit : voulant appareiller
Ses faussetés, le duc pendit son conseiller.
Le même, visitant, trouve au bout d’un village
Une veuve éplorée, un désastré visage,
Qui lui cria : « Seigneur, mes aumôniers amis
M’ont donné un linceul, où mon époux est mis ;
Mais le pasteur avare, à faute de salaire,
Contraint le corps aimé pourrir dans le suaire. »
Le duc prend le curé, lui dénonce comment
Il voulait honorer ce pauvre enterrement :
Qu’il fit de tous côtés, des paroisses voisines
Accourir la prêtraille aux hypocrites mines.
Le prince fit aux yeux de l’avare troupeau
Lier le prêtre vif et le mort, peau à peau,
Front à front, bouche à bouche, et le clergé qui tremble
Abria de ses mains ces deux horreurs ensemble :
Où es-tu, juste duc, au temps pernicieux
Qui refuse la terre aux héritiers des cieux ?
Encor les nations de ces Alpes cornues
De ces fermes cerveaux ne sont pas dépourvues :
Un Sforce continent est au rang des Anciens,
Et de cet ordre on voit les libres Vénitiens.
Le bon prince de Melphe apparaît davantage,
Excellent ornement, mais rare, de notre âge :
Un indigne mari força de sa moitié
Par larmes le grand cœur, l’honneur par la pitié ;
Un tyran fit sa foi et le coupable pendre,
Diffamant un renom : lors sut le prince rendre
Justice entière à Dieu, vengeance à la douleur,
L’honneur à la surprise et la mort au voleur.

Enfin, à train de deuil, le vieil peintre et prophète
Produit en froid maintien la troupe de retraite,
Ceux qui vont reprochant à leur juge leur sang,
Couronnés de cyprès, ensevelis de blanc.
Leurs mains tendent au ciel, et les ardentes vues
Regardent préparer un trône dans les nues,
Tribunal de triomphe en gloire appareillé,
Un regard de Hasmal, de feu entortillé.
Des quatre coins sortaient comme formes nouvelles
D’animaux, qui portaient quatre faces, quatre ailes ;
Leurs pieds étaient piliers, leurs mains prêtes sortaient ;
Leurs fronts d’airain poli quatre espèces portaient,
Tournant en quatre endroits quatre semblances comme
De l’Aigle, du Taureau, du Lion, et de l’Homme :
Effrayants animaux qui, de toutes les parts
Où en charbons de feu ils lançaient leurs regards,
Repartaient comme éclairs sans détourner la face,
Et foudroyaient au loin sans partir d’une place.

Salomon fit armer son trône droit-disant
Par douze fiers lions de métail reluisant,
Afin que chaque pas apportât une crainte :
Mais le siège pompeux de la Majesté sainte
Foule au pied cent degrés et cent lions vivants,
Qui à la voix de Dieu décochent comme vents.

La bande que je dis paraissait éblouie,
Et puis toquer des mains de nouveau réjouie,
Quand au trône flambant, dans le ciel arboré,
Ils voient arriver le Grand Juge adoré ;
Et comme elle marchait sous la splendeur nouvelle,
Brillante sur leurs chefs et qui marche avec elle,
Ils relèvent en haut leurs appellations,
Procureurs avoués de seize nations.
Là les foudres et feux, prompts au divin service,
S’offrent à bien servir la céleste justice ;
Là s’avancent les vents diligents et légers
Pour être les hérauts, postes, et messagers ;
Là les esprits ailés ajournent de leurs ailes
Les juges criminels aux peines éternelles.
On pense remarquer en cet humble troupeau
Cavagne et Briquemaut, signalés du cordeau,
Mongommeri y va s’appuyant d’une lance,
Le très vaillant Montbrun puni de sa vaillance ;
Et mêmes à troupeaux marchent le demeurant
De ceux qui ont gagné leur procès en mourant.

Encore aux inhumains Némésis inhumaine
Traîne sa forte, longue, et très pesante chaîne,
Qui loge en son grand tour un sénat prisonnier,
Que fait trotter devant un clerc marchant dernier.
Une autre bouche tient une foule de juges
Fugitifs, et cherchant leurs clients pour refuges.
Que dis-je, leurs clients ? la haute Majesté
Les mène aux prisonniers chercher la liberté,
Du pain aux confisqués, aux bannis la patrie,
L’honneur aux diffamés, aux condamnés la vie.
Puis, un nœud entre deux, d’un pas triste et tardif,
Suivaient Brisson le docte, et l’Archer et Tardif.
Ils tirent leurs meurtriers bien fraisés d’un chevaistre,
Boucher et Pragenat, et le sanglant Incestre.
Juges, sergents, curés, confesseurs et bourreaux,
Tels artisans un jour, par changements nouveaux,
Métamorphoseront leurs temples vénérables
En cavernes de gueux, les cloîtres en étables,
En criminels tremblants les sénateurs grisons,
En gibet le Palais et le Louvre en prisons.

De la Fille du ciel telle paraît l’escorte,
A plus d’heur que d’éclat, moins pompeuse, plus forte.
Avec tels serviteurs et fidèles amis
Rien n’arrête les pas de la blanche Thémis.
Son chariot vainqueur, effroyable et superbe,
Ne foule en cheminant ni le pavé ni l’herbe,
Mais roule sur les corps et va faisant un bris
Des monstres avortés par l’infidèle Ubris :
Ubris fille d’Até, que les forces et fuites
N’ont pu sauver devant les poursuivantes Lites
Que le vrai Jupiter découpla sur ses pas.
Les joyaux de Mammon à cette fois n’ont pas
Corrompu les soldats qui font cette jonchée :
Ce sont les Chérubins par qui fut détranchée
La grand’force d’Assur. Voyez comme ces corps
De leurs boyaux crevés ne jettent que trésors !
Quel grincement de dents et rechigneuses moues
Les visages mourants font sous les quatre roues !
L’une des dextres prend au point du droit pouvoir,
L’autre mène des lois la règle et le savoir ;
Des gauches la plus grande au point du fait s’engage,
Et va poussant la moindre où est le témoignage.
La Fille de la terre et du ciel met ses poids
En sa juste balance, et ses poids sont ses lois ;
Elle a sous le bandeau sur les choses la vue,
Mais la personne n’est à ses beaux yeux connue ;
Encor pour les présents ne s’ouvre le bandeau ;
Son glaive toujours prêt n’est jamais au fourreau ;
Elle met à la fange et bienfaits et injures.
Qui tire ce grand char ? quatre licornes pures.
La veuve l’accompagne et l’orphelin la suit,
L’usurier tire ailleurs, le chicaneur la fuit,
Et fuit, sans que derrière un des fuyards regarde
De la formalité la race babillarde :
Tout interlocutoire, arrêt, appointement
A plaider, à produire un gros enfantement
De procès, d’intendits, de griefs ; un compulsoire,
Puis le dérogatoire à un dérogatoire,
Visa, paréatis, réplique, exceptions,
Révisions, duplique, objets, salvations,
Hypothèques, guever, déguerpir, préalables,
Fin de non-recevoir. Fi des puants vocables
Qui m’ont changé mon style et mon sens à l’envers !
Cherchez-les au parquet et non plus en mes vers.
Tout fuit, les uns tirant en basse Normandie,
Autres en Avignon, où ce mal prit sa vie
Quand un contre-Antéchrist de son style romain
Paya nos Rois bigots qui lui tenaient la main.
Je crains bien que quelqu’un plus vite et plus habile
Dans le Poitou plaideur cherchera son asile.
Vous ne verrez jamais le train que nous disons
Se sauver en la Suisse ou entre les Grisons,
Nation de Dieu seul et de nulle autre serve,
Et qui le droit divin sans autre droit observe.
Ces vices n’auront point de retraite pour eux
Chez l’invincible Anglais, l’Ecossais valeureux :
Car les Nobles et Grands la justice y ordonnent,
Les états non vendus comme charges se donnent.
Mais comme il n’y a rien sous le haut firmament
Perdurable en son être et franc du changement,
Souïsses et Grisons et Anglais et Bataves,
Si l’injustice un jour vous peut voir ses esclaves,
Si la vile chicane administre vos lois,
Alors Grison, Souïsse, et Batave et Anglois,
N’attends point que la peur en tes esprits se jette
Par le regard affreux d’un menaçant comète ;
Prends ta mutation pour comète au malheur,
Ainsi que tu l’as eu pour astre de bonheur.
Heureuse Elizabeth, la justice rendant,
Et qui n’as point vendu tes droits en la vendant !
Et puisque ce nom saint, de tous bons Rois l’idée,
Prend sa place en ce rang, qui lui était gardée
Au rôle des martyrs, je dirai en ce lieu
Ce que sur mon papier dicte l’Esprit de Dieu.

La main qui te ravit de la geôle en ta salle,
Qui changea la sellette en la chaire royale
Et le seuil de la mort en un degré si haut,
Qui fit un tribunal d’un funeste échafaud,
L’œil qui vit les désirs aspirant à la flamme
Quand tu gardas ton âme en voulant perdre l’âme,
Cet œil vit les dangers, sa main porta le faix,
Te fit heureuse en guerre et ferme dans la paix.
Le Paraclet t’apprit à répondre aux harangues
De tous ambassadeurs, même en leurs propres langues.
C’est lui qui détourna l’encombre et le méchef
De vingt mortels desseins du règne et de ton chef,
T’acquit le cœur des tiens, et te fit par merveilles
Tes lions au dehors domestiques oueilles.
Ces braves abattus au trône où tu te sieds
Sont les lions que tient prosternés à tes pieds
La tendre humilité : ton giron est la dorne
De la vierge à qui rend ses armes la licorne.
Tels antiques tableaux prédisaient sans savoir
Ta vertu virginale et ton secret pouvoir.
Par cet esprit tu as repos en tes limites :
Tes haineux à tes bords brisent leurs exercites,
Tes mers avec les vents, l’air haut, moyen et bas,
Et le ciel, partisans ligués à tes combats,
Les foudres et les feux choquent pour ta victoire,
Quand les tonnerres sont trompettes de ta gloire.
Tes guerriers hasardeux perdent, joyeux, pour toi
Ce que tu n’eus regret de perdre pour la foi.
La Rose est la première, heureuse sans seconde
Qui a repris ses pas circuissant tout le monde :
Tes triomphantes nefs vont te faire nommer,
En tournoyant le tout, grand’ Reine de la mer.
Puis il faut qu’en splendeur neuf lustres te maintiennent,
Et qu’après septante ans (à quoi nos jours reviennent)
Débora d’Israël, Chérub sur les pervers,
Fléau des tyrans, flambeau luisant sur l’univers,
Pour régner bien plus haut, tout achevé, tu quitte
Dans les savantes mains d’un successeur d’élite
Ton état, au dehors et dedans appuyé,
Le cœur saoulé de vivre et non pas ennuyé.
Bien au rebours promet l’Eternel aux faussaires
De leur rendre sept fois et sept fois leurs salaires.
Lisez, persécuteurs, le reste de mes chants,
Vous y pourrez goûter le breuvage aux méchants :
Mais, aspics, vous avez pour moi l’oreille close.
Or, avant que de faire à mon œuvre une pose,
Entendez ce qui suit tant d’outrages commis.
Vous ne m’écoutez plus, stupides endormis !
Debout, ma voix se tait ; oyez sonner pour elle
La harpe qu’animait une force éternelle ;
Oyez David ému sur des juges plus doux ;
Ce qu’il dit à ceux-là nous l’adressons à vous :
Et bien ! vous, conseillers des grandes Compagnies,
Fils d’Adam, qui jouez et des biens et des vies,
Dites vrai, c’est à Dieu que compte vous rendez,
Rendez-vous la justice, ou si vous la vendez ?

Plutôt, âmes sans loi, parjures, déloyales,
Vos balances, qui sont balances inégales,
Pervertissent la terre et versent aux humains
Violence et ruine, ouvrage de vos mains.

Vos mères ont conçu en l’impure matrice,
Puis avorté de vous tout d’un coup et du vice.
Le mensonge qui fut votre lait au berceau
Vous nourrit en jeunesse et abèche au tombeau.

Ils semblent le serpent à la peau marquetée
D’un jaune transparent, de venin mouchetée,
Ou l’aspic embûché qui veille en sommeillant,
Armé de soi, couvert d’un tortillon grouillant.

A l’aspic cauteleux cette bande est pareille,
Alors que de la queue il s’étoupe l’oreille :
Lui contre les jargons de l’enchanteur savant,
Eux pour chasser de Dieu les paroles au vent.

A ce troupeau, Seigneur, qui l’oreille se bouche,
Brise leurs grosses dents en leur puante bouche ;
Prends ta verge de fer, fracasse de tes fléaux
La mâchoire fumante à ces fiers lionceaux.

Que, comme l’eau se fond, ces orgueilleux se fondent ;
Au camp leurs ennemis sans peine les confondent :
S’ils bandent l’arc, que l’arc avant tirer soit las,
Que leurs traits sans frapper s’envolent en éclats.
La mort, dès leur printemps, ces chenilles suffoque
Comme le limaçon sèche dedans la coque,
Ou comme l’avorton qui naît en périssant
Et que la mort reçoit de ses mains en naissant.

Brûle d’un vent mauvais jusque dans leurs racines
Les boutons les premiers de ces tendres épines ;
Tout pourrisse, et que nul ne les prenne en ses mains
Pour de ce bois maudit réchauffer les humains.

Ainsi faut que le juste après ses peines voie
Déployer du grand Dieu les salaires en joie,
Et que baignant ses pieds dans le sang des pervers
Il le jette dans l’air en éclatant ces vers :

Le bras de l’Eternel, aussi doux que robuste,
Fait du mal au méchant et fait du bien au juste,
Et en terre ici-bas exerce jugement
En attendant le jour de peur et tremblement.

La main qui fit sonner cette harpe divine
Frappa le Goliath de la gent Philistine,
Ne trouvant sa pareille au rond de l’univers,
En duel, en bataille, en prophétiques vers.

Comme elle nous crions : « Viens Seigneur et te hâte,
Car l’homme de péché ton Eglise degâte. »
« Viens, dit l’esprit, accours pour défendre le tien. »
« Viens », dit l’épouse, et nous avec l’épouse : « Viens !