Les Tragiques par Agrippa d’Aubigné (1551-1630) – Livre IV




LES FEUX

Voici marcher de rang par la porte dorée,
L’enseigne d’Israël dans le ciel arborée,
Les vainqueurs de Sion, qui au prix de leur sang
Portant l’écharpe blanche ont pris le caillou blanc :
Ouvre, Jérusalem, tes magnifiques portes ;
Le lion de Juda suivi de ses cohortes
Veut régner, triompher et planter dedans toi
L’étendard glorieux, l’oriflam de la foi.
Valeureux chevaliers, non de la Table ronde,
Mais qui êtes, devant les fondements du monde,
Au rôle des élus, allez, suivez de rang
Le fidèle, le vrai, monté d’un cheval blanc.
Le paradis est prêt, les Anges sont vos guides ;
Les feux qui vous brûlaient vous ont rendus candides ;
Témoins de l’Eternel, de gloire soyez ceints,
Vêtus de crêpe net, la justice des Saints,
De ceux qui à Satan la bataille ont livrée,
Robe de noce ou bien casaque de livrée.

Conduis mon œuvre, ô Dieu ! à ton nom, donne-moi
Qu’entre tant de martyrs, champions de la foi,
De chaque sexe, état ou âge, à ton saint temple
Je puisse consacrer un tableau pour exemple.

Dormant sur tel dessein, en mon esprit ravi
J’eus un songe au matin, parmi lequel je vis
Ma conscience en face, ou au moins son image,
Qui au visage avait les traits de mon visage.
Elle me prend la main en disant : « Mais comment
De tant de dons de Dieu ton faible entendement
Veut-il faire le choix ? oses-tu bien élire
Quelques martyrs choisis, leur triomphe décrire,
Et laisser à l’oubli comme moins valeureux
Les vainqueurs de la mort, comme eux victorieux ?
J’ai peur que cette bande ainsi par toi choisie
Serve au style du siècle et à la poésie,
Et que les rudes noms, d’un tel style ennemis,
Aient entre les pareils la différence mis. »
Je réponds : « Tu sais bien que mentir je ne t’ose,
Miroir de mon esprit ; tu as touché la cause
La première du choix, joint que ma jeune ardeur
A de ce haut dessein époinçonné mon cœur,
Pour au siècle donner les boutons de ces choses
Et l’envoyer ailleurs en amasser les roses.
Que si Dieu prend à gré ces prémices, je veux
Quand mes fruits seront mûrs lui payer d’autres vœux,
Me livrer aux travaux de la pesante histoire,
Et en prose coucher les hauts faits de sa gloire :
Alors ces heureux noms sans élite et sans choix
Luiront en mes écrits plus que les noms des Rois. »
Ayant fait cette paix avec ma conscience,
Je m’avance au labeur avec cette assurance
Que, plus riche et moins beau, j’écris fidèlement
D’un style qui ne peut enrichir l’argument.

Ames dessous l’autel victimes des idoles,
Je prête à vos courroux le fiel de mes paroles,
En attendant le jour que l’Ange délivrant
Vous aille les portaux du paradis ouvrant.

De qui puis-je choisir l’exemple et le courage ?
Tous courages de Dieu. J’honorerai votre âge,
Vieillards, de qui le poil a donné lustre au sang,
Et de qui le sang fut décoré du poil blanc :
Hus, Hiérôme de Prague, images bien connues
Des témoins que Sodome a tramés par les rues
Couronnés de papier, de gloire couronnés
Par le siège qui a d’or mitrés et ornés
Ceux qui n’étaient pasteurs qu’en papier et en titres,
Et aux évêques d’or fait de papier les mitres.
Leurs cendres qu’on jeta au vent, en l’air, en l’eau
Profitèrent bien plus que le puant monceau
Des charognes des grands que, morts, on emprisonne
Dans un marbre ouvragé : le vent léger nous donne
De ces graines partout ; l’air presque en toute part
Les éparpille, et l’eau à ses bords les départ.

Les pauvres de Lyon avaient mis leur semence
Sur les peuples d’Albi ; l’invincible constance
Des Albigeois, frappés de deux cent mille morts,
S’épandit par l’Europe, et en peupla ses bords.
L’Angleterre eut sa part, eut Gérard et sa bande,
Condamnés de mourir à la rigueur plus grande
De l’impiteux hiver, sans que nul cœur émeu
Leur osât donner pain, eau, ni couvert ni feu.
Ces dix-huit tout nus, à Londres, par les rues,
Ravirent des Anglais les esprits et les vues,
Et chantèrent ce vers jusqu’au point de mourir :
« Heureux qui pour justice a l’honneur de souffrir ! »

Ainsi la vérité, par ces mains dévoilée,
Dans le Septentrion étendit sa volée ;
Dieu ouvrit sa prison et en donna la clef,
La clef de liberté, à ce vieillard Wiclef :
De lui fut l’ouverture aux témoins d’Angleterre,
Encor plus honorée en martyre qu’en guerre.

Là on vit un Bainam qui de ses bras pressait
Les fagots embrasés, qui mourant embrassait
Les outils de sa mort, instruments de sa gloire,
Baisant, victorieux, les armes de victoire :
D’un céleste brasier ce chaud brasier émeu
Renflamma ces fagots par la bouche de feu.

Fricht après l’imita, quand sa main déliée
Fut au secours du feu ; il prit une poignée
De bois et la baisa, tant lui semblèrent beaux
Ces échelons du ciel comme ornements nouveaux.
Puis l’Église accoucha comme d’une ventrée
De Thorp, de Beuverland, de l’invaincu Sautrée,
Les uns doctes prêcheurs, les autres chevaliers,
Tous à droit couronnés de célestes lauriers.

Bien que trop de hauteur ébranlât ton courage
(Comme les monts plus hauts souffrent le plus d’orage),
Ta fin pourtant me fait en ce lieu te nommer,
Excellent conseiller et grand primat Krammer.
Pour ta condition plus haute et plus aimable
La vie te fut douce et la mort détestable.
A quoi semblent les cris dont éclatent si fort
Ceux qui à col retors sont traînés à la mort,
Sinon aux plaintes qu’ont les enfants à la bouche
Quand ils quittent le jeu pour aller à la couche ?
Les laboureurs lassés trouvent bien à propos
Et plus doux que le jeu le temps de leur repos.
Ainsi ceux qui sont las des langoureuses vies
Sont ravis de plaisir quand elles sont ravies ;
Mais ceux de qui la vie a passé comme un jeu,
Ces cœurs ne sont point cœurs à digérer le feu.
C’est pourquoi de ces grands les noms dedans ce temple
Ne sont pour leur grandeur, mais pour un rare exemple,
Rare exemple de Dieu, quand par le chas étroit
D’une aiguille il enfile un câble qui va droit.
Poursuivons les Anglais qui de succès étranges
Ont fait nommer leur terre à bon droit terre d’Anges.
Tu as ici ton rang, ô invincible Haux !
Qui pour avoir promis de tenir les bras hauts
Dans le milieu du feu, si du feu la puissance
Faisait place à ton zèle et à ta souvenance :
Sa face était brûlée, et les cordes des bras
En cendres et charbons étaient chutes en bas,
Quand Haux, en octroyant aux frères leur requête,
Des os qui furent bras fit couronne à sa tête.

O quels coeurs tu engendres ! ô quels coeurs tu nourris,
Île sainte, qui eus pour nourrisson Norris !
On dit que le chrétien qui à gloire chemine
Va le sentier étroit qui est jonché d’épine :
Cettui-ci sans figure a, pieds nus, cheminé
De l’huis de sa prison au supplice ordonné.
Sur ces tapis aigus ainsi jusqu’à sa place
A ceux qui la suivront il a rougi la trace,
Vraie trace du ciel, beau tapis, beau chemin,
A qui veut emporter la couronne à la fin :
Les pieds deviennent cœur, l’âme du ciel apprise
Fait mépriser les sens, quand le ciel les méprise.

Dieu vit en même temps (car le prompt changement
De cent ans, de cent lieux ne lui est qu’un moment)
Deux rares cruautés, deux constances nouvelles
De deux cœurs plus que d’homme en sexe de femelles,
Deux cœurs chrétiens anglais, deux précieux tableaux,
Deux spectacles piteux, mais spécieux et beaux.
L’une croupit longtemps en la prison obscure,
Contre les durs tourments elle fut la plus dure ;
Elle fit honte au Diable et aux noires prisons ;
Elle allait appuyant d’exemple et de raisons
Les esprits défaillants ; nul inventeur ne treuve
Nul tourment qui ne soit surmonté par Askeuve.
Quand la longueur du temps, la laide obscurité
Des cachots eut en vain sondé sa fermeté,
On présente à ses yeux l’épouvantable géhenne,
Et elle avait pitié en souffrant de la peine
De ces faux justiciers, qui ayant essayé
Sur son corps délicat leur courroux déployé,
Elle, se tut ; et lors furent bien entendues
Au lieu d’elle crier les cordes trop tendues,
Achevé tout l’effort de tout leur appareil,
Non pas troublé d’un pleur le lustre de son œil :
Œil qui fiché au ciel, au tourment qui la tue
Ne jette un seul regard pour éloigner sa vue
Du seul bien qu’elle croit, qu’elle aspire et prétend.
Le juge se dépite, et lui-même retend
La corde à double nœud ; il met à part sa robe,
L’inquisiteur le suit ; la passion dérobe
La pitié de leurs yeux ; ils viennent remonter
La géhenne, tourmentés en voulant tourmenter ;
Ils dissipent les os, les tendons et les veines,
Mais ils ne touchent point à l’âme par les geines.
La foi demeure ferme et le secours de Dieu
Mit les tourments à part, le corps en autre lieu ;
Sa plainte seulement encor ne fut ouïe,
Hors l’âme toute force en elle évanouie.
Le corps fut emporté des prisons comme mort.
Les membres défaillants, l’esprit devint plus fort :
Du lit elle instruisit et consola ses frères
Du discours animé de ses douces misères.
La vie la reprit et la prison aussi ;
Elle acheva le tout, car aussitôt voici :
Pour du faux justicier couronner l’injustice,
De gloire le martyre, on dresse le supplice.
Quatre martyrs tremblaient au nom même du feu,
Elle leur départit des présents de son Dieu ;
Avec son âme encore elle mena ces âmes
Pour du feu de sa foi vaincre les autres flammes.
« Où est ton aiguillon ? où est ce grand effort ?
O Mort ! où est ton bras ? (disait-elle à la mort),
Où est ton front hideux, de quoi tu épouvantes
Les hures des sangliers, les bêtes ravissantes ?
Mais c’est ta gloire, ô Dieu, il n’y a rien de fort
Que toi, qui sais tuer la peine avec la mort.
Voici les cieux ouverts, voici son beau visage ;
Frères, ne tremblez pas ; courage, amis, courage ! »
Elle disait ainsi, et le feu violent
Ne brûlait pas encor son cœur en la brûlant ;
Il court par ses côtés ; enfin, léger, il vole
Porter dedans le ciel et l’âme et la parole.

Or l’autre avec sa foi garda aussi le rang
D’un esprit tout royal, comme royal le sang.
Un royaume est pour elle, un autre Roi lui donne
Grâce de mépriser la mortelle couronne
En cherchant l’immortelle, et lui donna des yeux
Pour troquer l’Angleterre au royaume des cieux :
Car elle aima bien mieux régner sur elle-même,
Plutôt que vaincre tout surmonter la mort blême.
Prisonnière çà-bas, mais princesse là-haut,
Elle changea son trône empour un échafaud,
Sa chaire de parade en l’infime sellete,
Son carrosse pompeux en l’infâme charrette,
Ses perles d’Orient, ses brassards émaillés
En cordeaux renoués et en fers tout rouillés.
Ce beau chef couronné d’opprobres et d’injures
Et ce corps enlacé de chaînes pour ceintures
Par miracle fit voir que l’amour de la croix
Au sang des plus chétifs mêla celui des Rois.
Le peuple gémissant portait part de sa peine
En voyant, demi-mort, mourir sa jeune Reine,
Qui dessus l’échafaud se voyant seulement
Ses gants et son livret pour faire testament,
Elle arrache ses mains et maigres et menues
Des cordes avec peine, et de ses deux mains nues
Fit présent de ses gants à sa dame d’atour,
Puis donna son livret au garde de la tour
Avec ces mots écrits : « Si l’âme déchargée
Du fardeau de la terre, au ciel demi-changée,
Prononce vérité sur le seuil du repos,
Si tu fais quelque honneur à mes derniers propos,
Et lorsque mon esprit, pour le monde qu’il laisse
Déjà vivant au ciel, tout plein de sa richesse,
Doit montrer par la mort qu’il aime vérité,
Prends ce dernier présent, sceau de ma volonté.
C’est ma main qui t’écrit ces dernières paroles :
Si tu veux suivre Dieu, fuis de loin les idoles,
Hais ton corps pour l’aimer, apprends à le nourrir
De façon que pour vivre il soit prêt de mourir,
Qu’il meure pour celui qui est rempli de vie,
N’ayant pourtant de mort ni crainte ni envie ;
Toujours règle à la fin de ton vivre le cours,
Chacun de tes jours tende au dernier de tes jours ;
De qui veut vivre au ciel l’aise soit la souffrance
Et le jour de la mort celui de la naissance. »

Ces doigts victorieux ne gravèrent ceci
En cire seulement, mais en l’esprit aussi :
Et faut que ce geôlier, captif de sa captive,
Bientôt à même cause et même fin la suive.

Achevant ces présents, l’exécuteur vilain
Pour la joindre au poteau voulut prendre sa main :
Elle eut horreur de rompre encor la modestie
Qui jusqu’au beau mourir orna sa belle vie ;
Elle appréhenda moins la mort et le couteau
Que le sale toucher d’un infâme bourreau ;
Elle appelle au secours ses pâles damoiselles
Pour découvrir son col ; ces fillettes, nouvelles
Au funeste métier, ces piteux instruments
Sentirent jusqu’au vif leur part de ses tourments.

César, voyant, sentant sa poitrine blessée
Et non sa gravité par le fer abaissée,
Le sein et non l’esprit par les coups enferré,
Le sang plutôt du corps que le sens retiré,
Par honneur abria de sa robe percée
Et son cœur offensé et sa grâce offensée :
Et ce cœur d’un César, sur le seuil inhumain
De la mort, choisissait non la mort mais la main.
Les mains qui la paraient la parèrent encore.
Sa grâce et son honneur, quand la mort la dévore,
N’abandonnent son front : elle prend le bandeau,
Par la main on l’amène embrasser le poteau,
Elle demeure seule en agneau dépouillée.
La lame du bourreau de son sang fut mouillée :
L’âme s’envole en haut, les Anges gracieux
Dans le sein d’Abraham la ravirent aux cieux.

Le ferme doigt de Dieu tint celui de Bilnée,
Qui à sa pénultième et craintive journée
Voulut prouver au soir s’il était assez fort
Pour endurer le feu instrument de la mort.
Le geôlier, sur le soir, en visitant le treuve
Faisant de la chandelle et du doigt son épreuve :
Ce feu lent et petit, d’indicible douleur,
A la première fois lui affaiblit le coeur,
Mais après il souffrit brûler à la chandelle
La peau, la chair, les nerfs, les os et la moelle.

Le vaillant Gardiner me contraint cette fois
D’animer mon discours de ce courage anglois.
Tout son sang écuma lui reprochant son aise
En souffrant adorer l’idole portugaise.
Au magnifique apprêt des noces d’un grand Roi
La loi de Dieu lui fit mettre aux pieds toute loi,
Toute crainte et respect, les tourments et sa vie,
Et puis il mit aux pieds et l’idole et l’hostie
Du cardinal sacrant : là entre mille fers
Il dédaigna le front des portes des enfers.
Il vainquit, en souffrant les peines les plus dures.
Les serfs des questions il lassa de tortures :
Contre sa fermeté reboucha le tourment,
Le fer contre son cœur de ferme diamant ;
Il avala trois fois la serviette sanglante,
Les yeux qui le voyaient souffraient peine évidente ;
Il but plus qu’en humain les inhumanités,
Et les supplices lents finement inventés.
On le traîne au supplice, on coupe sa main dextre,
Il la porte à la bouche avec sa main senestre,
La baise ; l’autre poing lui est coupé soudain,
Il met la bouche à bas et baise l’autre main.
Alors il est guindé d’une haute poulie,
De cent nœuds à cent fois son âme se délie,
On brûle ses deux pieds : tant qu’il eut le sentir
On cherche sans trouver en lui le repentir.
La mort à petit feu lui ôte son écorce,
Et lui à petit feu ôte à la mort la force.

Passerai-je la mer de tant de longs propos
Pour enrôler ici ceux-là qui en repos
Sont morts sur les tourments des gênes débrisantes,
Par la faim sans pitié, par les prisons puantes,
Les tenailles en feu, les enflambés tonneaux.
Les pleurs d’un jeune Roi ? Trois Agnès, trois agneaux !
Ailleurs nous cueillerons ces fleurons d’Angleterre ;
Lions qui ont fait voir aux peuples de la terre
Des Anges en vertus ; mais ces vainqueurs Anglois
Me donneront congé de détourner ma voix
Aux barbares esprits d’une terre déserte.

Dieu poursuivit Satan et lui fit guerre ouverte
Jusques en l’Amérique, où ces peuples nouveaux
Ont été spectateurs des faits de nos bourreaux.
Leurs flots ont su noyer, ont servi de supplices,
Et leurs rochers hautains prêté leurs précipices :
Ces agneaux éloignés en ce sauvage lieu
N’étaient pas égarés, mais dans le sein de Dieu ;
Lorsqu’élevés si haut leurs languissantes vues
Vers leur pays natal furent de loin tendues,
Leurs desseins impuissants, pour n’être assez légers,
Eurent secours des vents ; ces ailés messagers
En apportèrent l’air aux rives de la France.
La mer ne dévora le fruit de leur constance.
Ce n’est en vain que Dieu déploya ses trésors
Des bêtes du Brésil aux solitaires bords,
Afin qu’il n’y ait cœur ni âme si sauvage
Dont l’oreille il n’ait pu frapper de son langage.

Mais l’œil du Tout-puissant fut enfin ramené,
Aux spectacles d’Europe : il la vit, retourné,
A soi-même étrangère, à ses bourgeois affreuse,
De ses meurtres rouillée et des brasiers fumeuse.
Son premier objet fut un laboureur caché,
Treize mois par moitié en un cachot penché,
Duquel la voûte étroite avait si peu de place
Qu’entre ses deux genoux elle ployait la face
Du pauvre condamné : ce naturel trop fort
Attendit treize mois la trop tardive mort.

Venot, quatre ans lié, fut enfin six semaines
En deux vaisseaux pointus, continuelles gênes ;
Ses deux pieds contremont avaient ployé leurs os ;
En si rude posture il trouva du repos.
On voulait dérober au public et aux vues
Une si claire mort, mais Dieu trouva les grues
Et les témoins d’Irus. Il demandait à Dieu
Qu’au bout de tant de maux il pût au beau milieu
Des peuples l’annoncer, en montrant ses merveilles
Aux regards aveuglés et aux sourdes oreilles.
Non que son cœur voguât aux flots de vanité,
Mais brûlant il fallait luire à la vérité.
L’homme est un cher flambeau, tel flambeau ne s’allume
Afin que sous le muid sa lueur se consume.
Le ciel du triomphant fut le dais, le soleil
Y prêta volontiers les faveurs de son œil ;
Dieu l’ouït, l’exauça, et sa peine cachée
N’eût pu jamais trouver heure mieux recherchée :
Il fut la belle entrée et spectacle d’un Roi,
Ayant Paris entier spectateur de sa foi.

Dieu des plus simples cœurs étoffa ses louanges,
Faisant revivre au ciel ce qui vivait aux fanges.
Il mit des cœurs de Rois aux seins des artisans,
Et aux cerveaux des Rois des esprits de paisans ;
Il se choisit un Roi d’entre les brebiettes ;
Il frappe un Pharaon par les mouches infectes ;
Il éveilla celui dont les discours si beaux
Donnèrent cœur aux cœurs des quatorze de Meaux,
Qui (en voyant passer la charrette enchaînée
En qui la sainte troupe à la mort fut menée)
Quitta là son métier, vint les voir, s’enquérir,
Puis, instruit de leur droit, les voulut secourir,
Se fit leur compagnon, et enfin il se jette,
Pour mourir avec eux, lui-même en la charrette.

C’est Dieu qui point ne laisse au milieu des tourments
Ceux qui souffrent pour lui : les cieux, les éléments
Sont serfs de cettui-là qui a ouï le langage
Du paumier d’Avignon, logé dans une cage
Suspendue au plus haut de la plus haute tour.
La plus vive chaleur du plus chaud et grand jour,
Et la nuit de l’hiver la plus froide et cuisante
Lui furent du printemps une haleine plaisante,
L’appui le plus douillet de ses rudes carreaux
Était le fer tranchant des endurcis barreaux :
Mais quand c’est pour son Dieu que le fidèle endure
Lors le fer s’amollit ou sa peau vient plus dure.
Sur ce corps nu la bise attiédit ses glaçons,
Sur sa peau le soleil rafraîchit ses rayons :
Témoin deux ans six mois qu’en chaire si hautaine
Ce prêcheur effraya ses juges de sa peine.
De vers continuels, joyeux, il louait Dieu.
S’il s’amassait quelqu’un pour le voir en ce lieu
Sa voix forte prêchait, le franc et clair ramage
Des pures vérités sortait de cette cage ;
Mais surtout on oyait ses exhortations
Quand l’idole passait en ses processions
Sous les pieds de son trône, et le peuple profane
Tremblait à cette voix plus qu’à la tramontane.
Les hommes cauteleux voulaient laisser le tort
De l’inique sentence et de l’injuste mort
Au ciel, aux vents, aux eaux, que de l’air les injures
Servissent de bourreaux ; mais du ciel les mains pures
Se ployèrent au sein, et les trompeurs humains
Parfirent le procès par leurs impures mains,
Au bout de trente mois étouffant cette vie
Qu’ils voyaient par les cieux trop longuement chérie :
Mains que contre le ciel arment les mutinés
Quand la faveur du ciel couvre les condamnés.
Non pas que Dieu ne puisse accomplir son ouvrage,
Mais c’est pour reprocher à ces mutins leur rage.

Les Lyonnais ainsi résistèrent à Dieu,
Lorsque deux frères saints se virent au milieu
Des feux étincelants, où le ciel et la terre
Par contraires desseins se livrèrent la guerre.
Un grand feu fut pour eux aux Terreaux préparé,
Chacun donna du bois, dont l’amas asserré
Semblait devoir pousser la flamme et la fumée
Pour rendre des hauts cieux la grand’ voûte allumée.
Ce qui fit monstrueux ce monceau de fagots,
C’est que les Jacopins, envenimés cagots,
Criaient, vrais écoliers du meurtrier Dominique :
Brûlons même le ciel, s’il fait de l’hérétique !
Ces deux frères priaient quand, pour rompre leur voix,
Le peuple forcenant porta le feu au bois :
Le feu léger s’enlève et bruyant se courrouce,
Quand contre lui un vent s’élève et le repousse,
Mettant ce mont, du feu et sa rage, à l’écart :
Les frères achevant leurs prières à part
Demeurent sans ardeur. La prière finie,
Le vulgaire animé entreprend sur leur vie,
Perce de mille coups des fidèles les corps,
Les couvre de fagots : ceux qu’on tenait pour morts,
Quand le feu eut brûlé leurs câbles, se levèrent,
Et leurs poumons brûlants, pleins de feu, s’écrièrent
Par plusieurs fois : Christ, Christ ! et ce mot, bien sonné
Dans les côtes sans chair, fit le peuple étonné :
Contre ces faits de Dieu, dont les spectateurs vivent,
Etonnés, non changés, leurs fureurs ils poursuivent.

Autres cinq de Lyon, liés de mêmes noeuds,
Ne furent point dissous par les fers et les feux.
Au fort de leurs tourments ils sentirent de Taise,
Franchise en leurs liens, du repos en la braise.
L’amitié dans le feu vous sut bien embraser,
Vous baisâtes la mort tous cinq d’un saint baiser,
Vous baisâtes la mort : cette mort gracieuse
Fut de votre union ardemment amoureuse.

C’étaient (ce dirait-on) des hommes endurcis,
Accablés de labeurs et de poignants soucis ;
Mais cherchons d’autres coeurs nés et nourris plus tendres,
Voyons si Dieu les peut endurcir jusqu’aux cendres ;
Que rien ne soit exempt en ce terrestre lieu
De la force, du doigt, des merveilles de Dieu !

Heureuse Graveron qui ne sus ton courage,
Qui ne connus ton cœur non plus que ton voyage !
L’hommage fut à Dieu, qu’en vain tu apprêtois
A un vain cardinal, ce fut au Roi des Rois,
Qui en ta foi mi-morte, en âme si craintive
Trouva si brave cœur et une foi si vive.

Dieu ne donne sa force à ceux qui sont si forts,
Le présent de la vie est pour les demi-morts.
Il départ les plaisirs aux vaincus de tristesse,
L’honneur aux plus honteux, aux pauvres la richesse.
Cette-ci, en lisant avec fréquents soupirs
L’incroyable constance et l’effort des martyrs,
Doutait la vérité en mesurant la crainte :
L’esprit la visita, la crainte fut éteinte.
Prise, elle abandonna dès l’huis de sa prison
Pour les raisons du ciel la mondaine raison.
Sa sœur la trouve en pleurs finissant sa prière,
Elle, en se relevant, dit en telle manière :
« Ma sœur, vois-tu ces pleurs, vois-tu ces pleurs, ma sœur ?
Ces pleurs sont toute l’eau qui me restait au cœur :
Ce cœur ayant jeté son humide faiblesse,
Tout feu, saute de joie et vole d’allégresse. »
La brave se para au dernier de ses jours,
Disant : « Je veux jouir de mes saintes amours ;
Ces joyaux sont bien peu, Pâme a bien autre gage
De l’époux qui lui donne un si haut mariage. »

Son visage luisit de nouvelle beauté
Quand l’arrêt lui fut lu. Le bourreau présenté,
Deux qui l’accompagnaient furent pressés de tendre
Leurs langues au couteau ; ils les voulaient défendre
Aux termes de l’arrêt ; elle les mit d’accord,
Disant : « Le tout de nous est sacré à la mort :
N’est-ce pas bien raison que les heureuses langues
Qui parlent avec Dieu, qui portent les harangues
Au sein de l’Eternel, ces organes que Dieu
Tient pour les instruments de sa gloire en ce lieu,
Qu’elles, quand tout le corps à Dieu se sacrifie,
Sautent dessus l’autel pour la première hostie ?
Nos regards parleront, nos langues sont bien peu
Pour l’esprit qui s’explique en des langues de feu. »
Les trois donnent leur langue, et la voix on leur bouche
Les paroles de feu sortirent de leur bouche,
Chaque goutte de sang que le vent fit voler
Porta le nom de Dieu et aux cœurs vint parler ;
Leurs regards violents engravèrent leurs zèles
Aux cœurs des assistants hormis des infidèles.

Le feu tant méprisé par ces cœurs indomptés
Fit à ces léopards changer de cruautés,
Et, pour tout éprouver, les inventeurs infâmes
Par un exquis supplice enterrèrent les femmes,
Qui, vives, sans pâlir et d’un cœur tout nouveau,
D’un œil non effrayé regardaient leur tombeau,
Prenaient à gré la mort dont cette gent faussaire
Diffamait l’estomac de la terre leur mère.
Le feu avait servi tant de fois à brûler,
Ils avaient fait mourir par la perte de l’air,
Ils avaient changé l’eau à donner mort par elle :
Il fallait que la terre aussi fût leur bourrelle.
Parmi les rôles saints, dont les noms glorieux,
Reproches de la terre, ont éjoui les cieux,
Je veux tirer à part la constante Marie,
Qui voyant en mépris le tombeau de sa vie
Et la terre et le coffre et les barres de fer
Où elle allait le corps et non Pâme étouffer :
« C’est, ce dit-elle, ainsi que le beau grain d’élite
Et s’enterre et se sème afin qu’il ressuscite.
Si la moitié de moi pourrit devant mes yeux,
Je dirai que cela va le premier aux cieux ;
La belle impatience et le désir du reste,
C’est de hâter l’effet de la terre céleste.
Terre, tu es légère et plus douce que miel,
Sainte terre, tu es le droit chemin du ciel. »
Ainsi la noire mort donna la claire vie,
Et le ciel fut conquis par la terre à Marie.

Entre ceux dont l’esprit peut être traversé
De l’espoir du futur, du loyer du passé,
Du Bourg aura ce rang : son cœur pareil à l’âge,
A sa condition l’honneur de son courage,
Son esprit indompté au Seigneur des Seigneurs
Sacrifia son corps, sa vie et ses honneurs.
Des promesses de Dieu il vainquit les promesses
Des Rois, et, sage à Dieu, des hommes les sagesses.
En allant à la mort, tout plein d’autorité
Il prononça ces mots : « O Dieu de vérité,
Montre à ces juges faux leur stupide ignorance,
Et je prononcerai, condamné, leur sentence.
Vous n’êtes, compagnons, plus juges, mais bourreaux,
Car en nous ordonnant tant de tourments nouveaux
Vous prêtez votre voix : votre voix inhumaine
Souffre peine en donnant la sentence de peine,
Comme à l’exécuteur le cœur s’oppose en vain
Au coup forcé qui sort de l’exécrable main.
Sur le siège du droit vos faces sont transies
Quand, demi-vifs, il faut que vous ôtiez les vies
Qui seules vivent bien : je prends témoins vos cœurs
Qui de la conscience ont ressenti les pleurs ;
Mais ce pleur vous tourmente et vous est inutile,
Et ce pleur n’est qu’un pleur d’un traître crocodile.
La crainte vous domine, ô juges criminels !
Criminels êtes-vous, puisque vous êtes tels.
Vous dites que la loi du Prince publiée
Vous a lié les mains : l’âme n’est pas liée ;
Le front du juge droit, son sévère sourci
Dût-il souffrir ces mots : le Roi le veut ainsi ?
Ainsi as-tu, tyran, par ta fin misérable
En moi fini le coup d’un règne lamentable. »
Dieu l’avait abattu, et cette heureuse mort
Fut du persécuteur tout le dernier effort :
Il avait fait mentir la superbe parole,
Et fait voler en vain le jugement frivole
De ce Roi qui avait juré que de ses yeux
Il verrait de du Bourg et la mort et les feux.
Mais il faut avouer que près de la bataille
Ce cœur tremblant revint à la voix d’une Caille,
Pauvre femme, mais riche, et si riche que lors
Un plus riche trouva l’aumône en ses trésors.

O combien d’efficace est la voix qui console,
Quand le conseiller joint l’exemple à la parole,
Comme fit celle-là qui, pour ainsi prêcher,
Fit en ces mêmes jours sa chaire d’un bûcher !

Du Bourg près de la mort, sans qu’un visage blême
L’habillât en vaincu, se dévêtit soi-même
La robe, en s’écriant : « Cessez vos brûlements,
Cessez, ô sénateurs ! tirez de mes tourments
Ce profit, le dernier, de changer de courage
En repentance à Dieu. » Puis tournant son visage
Au peuple, il dit : « Amis, meurtrier je ne suis point ;
C’est pour Dieu l’immortel que je meurs en ce point. »
Puis comme on Pélevait, attendant que son âme
Laissât son corps heureux au licol, à la flamme :
« Mon Dieu, vrai juge et père, au milieu du trépas
J e ne t’ai point laissé, ne m’abandonne pas :
Tout-puissant, de ta force assiste ma faiblesse ;
Ne me laisse, Seigneur, de peur que je te laisse. »

O Français, ô Flamands (car je ne fais de vous
Qu’un peuple, qu’une humeur, peuple bénin et doux)
De vos braves témoins nos histoires sont pleines !
Anvers, Cambrai, Tournai, Mons et Valenciennes,
Pourrais-je déployer vos morts, vos brûlements,
Vos tenailles en feu, vos vifs enterrements !
Je ne fais qu’un indice à un plus gros ouvrage,
Auquel vous ne pourrez qu’admirer davantage
Comment ce peuple tendre a trouvé de tels cœurs,
Si fermes en constance ou si durs en rigueurs :

Mais Dieu voulut encore à sa gloire immortelle
Prêcher dans l’Italie et en Rome infidèle,
Donner à ces félons les cœurs de ses agneaux
Pour mourir par leurs mains, prophètes de leurs maux.
Vous avez vu du cœur, voulez-vous de l’adresse,
Et voir le fin Satan vaincu par la finesse ?

Montalchine, l’honneur de Lombardie, il faut
Qu’en ce lieu je t’élève un plus brave échafaud
Que celui sur lequel, aux portes du grand temple,
Tu fus martyr de Dieu et des martyrs l’exemple.
L’Antéchrist découvrant que peu avaient servi
Les vies que sa main au jour avait ravi,
Voyant qu’aux lieux publics de Dieu les témoignages,
Au lieu de donner peur, redoublaient les courages,
Résolut de cacher ses meurtres désormais
De la secrète nuit sous les voiles épais.
Le geôlier qui alors détenait Montalchine,
Voyant que contre lui l’injustice machine
Une secrète mort, l’en voulut avertir.
Ce vieil soldat de Christ feignit un repentir,
Fait ses juges venir et après la sentence
Leur promet d’annoncer l’entière repentance
De ses fausses erreurs, et que publiquement
Il se désisterait de ce que faussement
Il avait enseigné. On assura sa vie,
Et sa promesse fut de promesses suivie.
Or, pour tirer de lui un plus notable fruit,
On publia partout sur les ailes du bruit
L’heure et le lieu choisi : chacun vient pour s’instruire,
Et Montalchine fut conduit pour se dédire
Sur l’échafaud dressé. Là du peuple il fut veu
En chemise, tenant deux grands torches en feu ;
Puis ayant obtenu l’oreille et le silence
D’un grand peuple amassé, en ce point il commence :

« Mes frères en amour, et en soin mes enfants,
Vous m’avez écouté déjà par divers ans
Prêchant et enseignant une vive doctrine,
Qui a troublé vos sens : voyez ci Montalchine,
Lequel, homme et pécheur sujet à vanité,
Ne peut avoir toujours prononcé vérité :
Vous orrez sans murmure à la fin la sentence
Des deux opinions et de leur différence.

« Trois mots feront partout le vrai département
Des contraires raisons : seul, seule et seulement.
J’ai prêché que Jésus nous est seul pour hostie,
Seul sacrificateur, qui seul se sacrifie.
Les docteurs autrement disent que le vrai corps
Est sans pain immolé pour les vifs et les morts,
Que nous avons besoin que le prêtre sans cesse
Resacrifie encor Jésus-Christ en la messe.
J’ai dit que nous prenons, prenant le sacrement,
Cette manne du ciel par la foi seulement.
Les docteurs, que le corps en chair et en sang entre,
Ayant souffert les dents, aux offices du ventre.
J’ai dit que Jésus seul est notre intercesseur,
Qu’à son Père l’accès par lui seul nous est seur :
Les docteurs disent plus, et veulent que l’on prie
Les saints médiateurs et la Vierge Marie.
J’ai dit qu’en la foi seule on est justifié,
Et qu’en la seule grâce est le salut fié :
Les docteurs autrement, et veulent que l’on fasse
Les œuvres pour aider et la foi et la grâce.
J’ai dit que Jésus seul peut la grâce donner,
Qu’autre que lui ne peut remettre et pardonner :
Eux que le Pape tient sous ses clefs et puissances
Tous trésors de l’Eglise et toutes indulgences.
J’ai dit que l’Ancien et Nouveau Testament
Sont la seule doctrine et le seul fondement :
Les docteurs veulent plus que ces règles certaines,
Et veulent ajouter les doctrines humaines.
J’ai dit que l’autre siècle a deux lieux seulement,
L’un le lieu des heureux, l’autre lieu de tourment :
Les docteurs trouvent plus et jugent qu’il faut croire
Le limbe des enfants, des grands le purgatoire.
J’ai prêché que le Pape en terre n’est point Dieu
Et qu’il est seulement évêque d’un seul lieu :
Les docteurs, lui donnant du monde la maîtrise,
Le font visible chef de la visible Eglise.
Le tyran des esprits veut nos langues changer
Nous forçant de prier en langage étranger :
L’esprit distributeur des langues nous appelle
A prier seulement en langue naturelle.
C’est cacher la chandelle en secret sous un muid :
Qui ne s’explique pas est barbare à autrui,
Mais nous voyons bien pis en l’ignorance extrême
Que qui ne s’entend pas est barbare à soi-même.

O chrétiens, choisissez : vous voyez d’un côté
Le mensonge puissant, d’autre la vérité ;
D’une des parts l’honneur, la vie et récompense,
De l’autre ma première et dernière sentence ;
Soyez libres ou serfs sous les dernières lois
Ou du vrai ou du faux. Pour moi, j’ai fait le choix :
Viens Evangile vrai, va-t’en fausse doctrine !
Vive Christ, vive Christ ! et meure Montalchine ! »
Les peuples tous émus commençaient à troubler :
Il jette gaiement ses deux torches en l’air,
Demande les liens, et cette âme ordonnée
Pour Pétouffer de nuit triomphe de journée.

Tels furent de ce siècle en Sion les agneaux,
Armés de la prière et non point des couteaux :
Voici un autre temps, quand des pleurs et des larmes
Israël irrité courut aux justes armes.
On vint des feux aux fers ; lors il s’en trouva peu
Qui, de lions agneaux, vinssent du fer au feu :
En voici qui la peau du fier lion posèrent,
Et celle des brebis encores épousèrent.

Vous, Gastine et Croquet, sortez de vos tombeaux
Ici je planterai vos chefs luisants et beaux ;
Au milieu de vous deux je logerai Penfance
De votre commun fils, beau miroir de constance.
Il se fit grand docteur en six mois de prisons.
Dans Pobscure prison, par les claires raisons
Il vainquit l’obstiné, redressa le débile ;
Assuré de sa mort il prêcha l’Evangile.
L’école de lumière, en cette obscurité,
Donnait aux enferrés l’entière liberté.
Son âme, de l’enfer au paradis ravie,
Aux ombres de la mort eut la voix de la vie.
A Dieu il consacra sa première fureur :
Il fut vif et joyeux, mais la jeune verdeur
De son enfance tendre et l’âge coutumière
Aux folles gaietés n’eut sa vigueur première
Qu’à consoler les bons, et s’éjouir en Dieu.
Cette étoile si claire était au beau milieu
Des compagnons captifs, quand du seuil d’une porte
Il se haussa les pieds pour dire en cette sorte :

« Amis, voici le lieu d’où sortirent jadis,
De l’enfer des cachots dans le haut paradis,
Tant de braves témoins dont la mort fut la vie,
Les tourments les plaisirs, gloire l’ignominie.
Ici on leur donnait nouvelle du trépas :
Marchons sur leurs desseins ainsi que sur leurs pas.
Nos péchés ont chassé tant de braves courages,
On ne veut plus mourir pour les saints témoignages ;
De nous s’enfuit la honte et s’approche la peur :
Nous nous vantons de cœur et perdons le vrai cœur.
Dégénérés enfants, à qui la fausse crainte
Dans le foyer du sein glace la braise éteinte,
Vous perdez le vrai bien pour garder le faux bien,
Vous craignez un exil qui est rien, moins que rien,
Et, pensant conserver ce que Dieu seul conserve,
Aux serfs d’iniquité vendez votre âme serve.
Ou vous, qui balancez dans le choisir douteux
De l’un ou l’autre bien, connaissez bien les deux.
Vous perdez la richesse et vaine et temporelle ?
Choisissez, car il faut perdre le ciel ou elle ;
Vous serez appauvris en voulant servir Dieu :
N’êtes-vous point venus pauvres en ce bas lieu ?
Vous aurez des douleurs ? vos douleurs et vos doutes
Vous lairront sans douleur, ou vous les vaincrez toutes.
Car de cette tourmente il n’y a plus de port
Que les bras étendus du havre de la mort.
Cette mort, des païens bravement déprisée,
Quoiqu’elle fût d’horreurs fièrement déguisée
N’épouvantait le front, mais ils disaient ainsi :
Si elle ne fait mieux elle ôte le souci,
Elle éteint nos tourments si mieux ne peut nous faire,
Et n’y a rien si doux pour être nécessaire.
L’âme cherche toujours de sa prison les huis
D’où, pour petits qu’ils soient, on trouve les pertuis.

Combien de peu de peine est grand’aise ensuivie !
A moins de mal on sort que l’on n’entre en la vie.
La coutume rend douce une captivité,
Nous trouvons le chemin bref à la liberté :
L’amère mort rendra toute amertume éteinte ;
Pour une heure de mort avoir vingt ans de crainte !
Tous les pas que tu fais pour entrer en ce port
Ce sont autant de pas au chemin de la mort.
Mais tu crains les tourments qui à ta dernière heure
Te font mourir de peur avant que tu te meure ?
S’ils sont doux à porter la peine n’est qu’un jeu ;
Ou s’ils sont violents ils dureront fort peu.
Ce corps est un logis par nous pris à louage
Que nous devons meubler d’un fort léger ménage,
Sans y clouer nos biens, car après le trépas
Ce qui est attaché nous ne l’emportons pas.

« Toi donc, disait Sénèque, avec tes larmes feintes
Qui vas importunant le grand Dieu de tes plaintes,
Par toi tes maux sont maux, qui sans toi ne sont tels.
Pourquoi te fâches-tu ? car entre les autels
Où tu ouvres de cris ta poitrine entamée,
Où tu gâtes le bois, l’encens et la fumée,
Venge-toi de tes maux, et au lieu des odeurs
Fais-y fumer ton âme avec tous tes malheurs.
Par là ces braves coeurs devinrent autochires ;
Les causes seulement manquaient à leurs martyres ;
Cet ignorant troupeau était précipité
De la crainte de craindre en l’autre extrémité.
Sans savoir quelle vie irait après leurs vies,
Ils mouraient doucement pour leurs douces patries.
Par là Caton d’Utique et tant d’autres Romains
S’occirent, mais malheur ! car c’était par leurs mains.
Quels signalés témoins du mépris de la vie
De Lucrèce le fer, les charbons de Porcie !
Le poison de Socrate était pure douceur :
Quel vin qui ait cherché la plus froide liqueur
Des glaçons enterrés, et quelle autre viande
De cent déguisements se fit onc si friande ?

« Mais vous, qui d’autres yeux que n’avaient les païens
Voyez les cieux ouverts, les vrais maux, les vrais biens,
Quels vains noms de l’honneur, de liberté, de vie
Ou d’aise vous ont pu troubler la fantasie ?
Serfs de Satan le serf, êtes-vous en honneur ?
Aurez-vous liberté enchaînant votre cœur ?
Délivrez-vous vos fils, vos filles et vos femmes,
Les livrant à la gêne, aux enfers et aux flammes ?
Si la prospérité dont le méchant jouit
Vous trompe et vous émeut, votre sens s’éblouit
Comme l’oeil d’un enfant qui, en la tragédie,
Voit un coquin pour Roi : cet enfant porte envie
Aux habits empruntés que, de peur de souiller,
Même à la catastrophe il faudra dépouiller.
Ce méchant de qui l’heur à ton deuil tu compare
N’est pas en liberté, c’est qu’il court et s’égare :
Car sitôt qu’il pécha, en ce temps, en ce lieu,
Pour jamais il fut clos en la prison de Dieu.
Cette prison le suit quoiqu’il coure à la chasse,
Quoique mille pays comme un Caïn il trace,
Qu’il fende au gré du vent les fleuves et les mers ;
Sa conscience n’est sans cordes et sans fers.
Il ne faut égaler à l’éternelle peine
Et aux soupirs sans fin un point de courte haleine.
Vous regardez la terre et vous laissez le ciel !
Vous sucez le poison et vous crachez le miel !
Votre corps est entier et l’âme est entamée !
Vous sautez dans le feu esquivant la fumée !
Haïssez les méchants, l’exil vous sera doux ;
Vous êtes bannis d’eux, bannissez-les de vous :
Joyeux que de l’idole encore ils vous bannissent,
Des sourcils des tyrans qu’en menace ils hérissent,
De leurs pièges, aguets, ruses et trahisons,
De leur devoir la vie, et puis de leurs prisons.
Vous êtes enferrés : ce qui plus vous console,
L’âme, le plus de vous, où elle veut s’envole.
S’ils vous ôtent vos yeux, vos esprits verront Dieu ;
Votre langue s’en va : le coeur parle en son lieu ;
L’œil meure sans avoir eu peur de la mort blême,
La langue soit coupée avant qu’elle blasphème.
Or, si d’exquises morts les rares cruautés,
Si tourments sur tourments à vos yeux présentés
Vous troublent, c’est tout un : quel front, quel équipage
Rend à la laide mort encor plus laid visage ?
Qui méprise la mort, que lui fera de tort
Le regard assuré des outils de la mort ?
L’âme, des yeux du ciel, voit au ciel l’invisible,
Le mal horrible au corps ne lui est pas horrible ;
Les ongles de la mort n’apporteront que jeu
A qui se souviendra que ce qu’elle ôte est peu.
Un catarrhe nous peut ravir chose pareille,
Nous en perdons autant d’une douleur d’oreille,
Votre humeur corrompue, un petit vent mauvais,
Une veine piquée ont de pareils effets.
Et ce fâcheux apprêt pour qui le poil nous dresse,
C’est ce qu’à pas comptés traîne à soi la vieillesse.
L’assassin condamné à souffrir seulement
Sur chaque membre un coup, pour languir longuement,
Demande le cinquième à l’estomac, et pense
Par ce coup plus mortel adoucir la sentence.
La mort à petit feu est bien autre douleur
Qu’un prompt embrasement, et c’est une faveur
Quand pour faire bientôt l’âme du corps dissoudre
On met sous le menton du patient la poudre.
Les sévères prévôts, choisissant les tourments,
Tiennent les courts plus doux, et plus durs les plus lents
Et quand la mort à nous d’un brave coup se joue,
Nous désirons languir longtemps sur notre roue ?
Le sang de l’homme est peu, son mépris est beaucoup :
Qui le méprisera pourra voir tout à coup
Les canons, la fumée, et les fronts des batailles,
Ou mieux les fers, les feux, les couteaux, les tenailles,
La roue et les cordeaux ; cettui-là pourra voir
Le précipice bas dans lequel il doit choir,
Mépriser la montagne, et de libre secousse,
En regardant en haut, sauter quand on le pousse.

« Nos frères bien instruits ont l’appel refusé,
Et le Brun, Dauphinois, doctement avisé,
Quand il eut sa sentence avec plaisir ouïe,
Répondit qu’on l’avait condamné à la vie.

« Tiens ton âme en tes mains : tout ce que les tyrans
Prennent n’est point la chose, ains seulement le temps.
Que le nom de la mort autrement effroyable,
Bien connu, bien pesé, nous devienne agréable.
Heureux qui la connaît ! Or il faut qu’en ce lieu,
Plein de contentement, je donne gloire à Dieu :

« O Dieu ! quand tu voudras cette charogne prendre,
Par le fer à morceaux, ou par le feu en cendre,
Dispose, ô Éternel ; il n’y a nul tombeau
Qui à l’œil et au cœur ne soit beau s’il t’est beau. »

Il faisait ces leçons, quand le geôlier l’appelle
Pour recevoir sentence en la noire chapelle.
L’œil de tous fut troublé, le sien en fut plus beau,
Ses yeux devinrent feu, ceux des autres de l’eau,
Lors, serénant son front et le teint de sa face,
Il rit à ses amis, pour adieu les embrasse,
Et, à peu de loisir, redoublait ce propos :
« Amis, vous me voyez sur le seuil du repos,
Ne pleurez pas mon heur : car la mort inhumaine,
A qui vaincre la sait ne tient plus rang de peine ;
La douleur n’est le mal, mais la cause pourquoi.
Or je vois qu’il est temps d’aller prouver par moi
Les propos de ma bouche, il est temps que je treuve
En ce corps bienheureux la pratique et l’épreuve. »
Il voulait dire plus, l’huissier le pressa tant
Qu’il courut tout dispos vers la mort en sautant.

Mais dès le seuil de l’huis le pauvre enfant avise
L’honorable regard et la vieillesse grise
De son père et son oncle à un poteau liés.
Alors premièrement les sens furent ployés ;
L’œil si gai laisse en bas tomber sa triste vue,
L’âme tendre s’émut, encore non émue,
Le sang sentit le sang, le cœur fut transporté ;
Quand le père, rempli de même gravité
Qu’il eut en un conseil, d’une voix grosse et grave
Fit à son fils pleurant cette harangue brave :

« C’est donc en pleurs amers que j’irai au tombeau,
Mon fils, mon cher espoir, mais plus cruel bourreau
De ton père affligé : car la mort pâle et blême
Ne brise point mon cœur comme tu fais toi-même.
Regretterai-je donc le soin de te nourrir ?
N’as-tu pu bien vivant apprendre à bien mourir ? »

L’enfant rompt ces propos : « Seulement mes entrailles
Vous ont senti, dit-il, et les rudes batailles
De la prochaine mort n’ont point épouvanté
L’esprit instruit de vous, le cœur par vous planté.
Mon amour est ému, l’âme n’est pas émue ;
Le sang, non pas le sens, se trouble à votre vue ;
Votre blanche vieillesse a tiré de mes yeux
De l’eau, mais mon esprit est un fourneau de feux :
Feux pour brûler les feux que l’homme nous apprête.
Que puissé-je trois fois pour l’une et l’autre tête
De vous et de mon oncle, et plus jeune et plus fort,
Aller faire mourir la mort avec ma mort ! »

« Donc, dit l’autre vieillard, ô que ta force est molle,
O Mort, à ceux que Dieu entre tes bras console !
Mon neveu, ne plains pas tes pères périssants :
Ils ne périssent pas. Ces cheveux blanchissants,
Ces vieilles mains ainsi en malfaiteurs liées
Sont de la fin des bons à leurs fins honorées :
Nul grade, nul état ne nous lève si haut
Que donner gloire à Dieu au haut d’un échafaud. »
« Mourons ! pères, mourons î ce dit l’enfant à l’heure.
L’homme est si inconstant à changer de demeure,
La nouveauté lui plaît ; et quand il est au lieu
Pour changer cette fange à la gloire de Dieu,
L’homme commun se plaint de pareille parole » :
Ils consolent leur fils, et leur fils les console.
Voici entrer l’amas des sophistes docteurs,
Qui aux fronts endurcis s’approchent séducteurs,
Pour vaincre d’arguments les précieuses âmes
Que la raison céleste a mené dans les flammes.
Mais l’esprit tout de feu du brave et docte enfant
Volait dessus l’erreur d’un savoir triomphant,
Et malgré leurs discours, leurs fuites et leurs ruses,
Il laissa les cafards sans mot et sans excuses.
La mort n’appelait point ce bel entendement
A regarder son front, mais sur chaque argument
Prompt, aigu, avisé, sans doute et sans refuge,
En les rendant transis il eut grâce de juge.
A la fin du combat ces deux Eléazars,
Sur l’enfant à genoux couchant leurs chefs vieillards,
Sortirent les premiers du monde et des misères,
Et leur fils en chantant courut après ses pères.

O cœurs mourant à vie, indomptés et vainqueurs,
O combien votre mort fit revivre de cœurs !
Notre grand Béroald a vu, docte Gastine,
Avant mourir, ces traits fruits de sa discipline ;
Ton privé compagnon d’écoles et de jeux
L’écrit : le fasse Dieu ton compagnon de feux !
O bienheureux celui qui, quand l’homme le tue,
Arrache de l’erreur tant d’esprits par sa vue,
Qui montre les trésors et grâces de son Dieu,
Qui butine en mourant tant d’esprits au milieu
Des spectateurs élus : telle mort est suivie
Presque toujours du gain de mainte belle vie.
Mais les martyrs ont eu moins de contentement
De qui la laide nuit cache le beau tourment :
Non que l’ambition y soit quelque salaire,
Le salaire est en Dieu à qui la nuit est claire ;
Pourtant beau l’instrument de qui l’exemple sert
A gagner en mourant la brebis qui se perd.
Je ne t’oublierai pas, ô âme bienheureuse !
Je tirerai ton nom de la nuit ténébreuse ;
Ton martyre secret, ton exemple caché
Sera par mes écrits des ombres arraché.
Du berceau, du tombeau je relève une fille,
De qui je ne dirai le nom ni la famille :
Le père encor vivant, plein de grâces de Dieu,
En pays étranger lira en quelque lieu
Quelle fut cette mort dont il forma la vie.
Ce père avait tiré de la grand’boucherie
Sa fidèle moitié d’une tremblante main,
Et un de leurs enfants qui lui pendait au sein.
Deux filles, qui cuidaient que le nœud de la race
Au sein de leurs parents trouverait quelque place,
Se vont jeter aux bras de ceux de qui le sang
De la tendre pitié devait brûler le flanc.
Ces parents, mais bourreaux, par leurs douces paroles,
Par menaces après contraignaient aux idoles
Ces cœurs voués à Dieu, puis l’aveugle courroux
Des inutiles mots les fit courir aux coups.
Par trente jours entiers ces filles, déchirées
De verges et fers chauds, demeurent assurées ;
La nuit on les épie, et leurs sanglantes mains
Jointes tendaient au ciel : ces proches inhumains
Dessus ces tendres corps impiteux s’endurcirent,
Si que hors de l’espoir de les vaincre ils sortirent.
En plus noire minuit ils les jettent dehors :
La plus jeune n’ayant place entière en son corps
Est prise de la fièvre et tombe à demi-morte,
Sans pouls, sans mouvement, sur le seuil d’une porte ;
L’autre s’enfuit d’effroi, et ne peut ce discours
Poursuivre plus avant le succès de ses jours.
Le jour étant levé, le peuple ému avise
Cet enfant que les coups et que le sang déguise,
Inconnu, pour autant qu’en la nuit elle avait
Fui de son logis plus loin qu’elle pouvait.
On porte à l’hôpital cette âme évanouie.
Mais, sitôt qu’elle eut pris la parole et la vie,
Elle crie en son lit : « O Dieu, double ma foi,
C’est par les maux aussi que les tiens vont à toi :
Je ne t’oublierai point, mais, mon Dieu, fasse en sorte
Qu’à la force du mal je devienne plus forte. »
Ce mot donna soupçon : on pense incontinent
Que les esprits d’erreur n’allaient pas enseignant
Les enfants de neuf ans, pour de chansons si belles
Donner gloire au grand Dieu au sortir des mamelles.
Jésus-Christ, vrai berger, sait ainsi faire choix
De ses tendres brebis, et les marque à la voix.
Au bout de quelques mois déjà la maladie
Eut pitié de l’enfant et lui laissait la vie :
La fièvre s’enfuit, et le dard de la mort
Laissa ce corps si tendre avec un cœur si fort.
L’aveugle cruauté enflamma au contraire
A commettre la mort, que la mort n’a pu faire,
Les gardes d’hôpital, qui un temps par prêcheurs,
Par propos importuns d’impiteux séducteurs,
Par menaces après, par piquantes injures
S’essayèrent plonger cette âme en leurs ordures.
L’enfant aux séducteurs disait quelques raisons,
Contre les menaçants se targuait d’oraisons ;
Et comme ces tourments changeaient de leur manière,
D’elle-même elle avait quelque propre prière.
Pour dernier instrument ils ôtèrent le pain,
La vie à la mi-morte, en cuidant par la faim
En ses plus tendres ans l’attirer ou contraindre :
Il fut plus malaisé la forcer que l’éteindre.
La vie et non l’envie ils pressèrent si fort
Qu’elle donne en trois jours les signes de la mort.
Cet enfant, non enfant, mais âme déjà sainte,
De quelque beau discours, de quelque belle plainte,
Etonnait tous les jours et n’amollissait pas
Les vilains instruments d’un languissant trépas.
Il advint que ses mains encore déchirées
Recelaient quelque sang aux plaies demeurées ;
A l’effort de la mort sa main gauche saigna,
Entière dans son sang innocent se baigna ;
En Pair elle haussa cette main dégouttante,
Et pour dernière voix elle dit gémissante :

« O Dieu, prends-moi la main, prends-la, Dieu secourant,
Soutiens-moi, conduis-moi au petit demeurant
De mes maux achevés ; il ne faut plus qu’une heure
Pour faire qu’en ton sein à mon aise je meure,
Et que je meure en toi comme en toi j’ai vécu :
Le mal gagne le corps, prends l’esprit invaincu. »
Les noms demi-sonnés de sa sœur et sa mère ;
D’un visage plus gai elle tourna les yeux
Vers le ciel de son lit, les plante dans les cieux,
Puis, à petits soupirs, Pâme vive s’avance
Et après les regards et après l’espérance.
Dieu ne refusa point la main de cet enfant,
Son œil vit l’œil mourant, le baisa triomphant,
Sa main lui prit la main, et sa dernière haleine
Fuma au sein de Dieu qui, présent à sa peine,
Lui soutint le menton, l’éveilla de sa voix ;
Il larmoya sur elle, il ferma de ses doigts
La bouche de louange achevant sa prière,
Baissant des mêmes doigts pour la fin la paupière :
L’air tonna, le ciel plut, les simples éléments
Sentirent à ce coup tourment de ses tourments.

O Français déréglés, où logent vos polices
Puisque vos hôpitaux servent à tels offices ?
Que feront vos bourdeaux et vos berlans pilleurs,
La forêt, le rocher, la caverne aux voleurs ?

Mais quoi ? des saints témoins la constance affermie
Avait lassé les poings de la gent ennemie,
Noyé l’ardeur des feux, séché le cours des eaux,
Emoussé tous les fers, usé tous les cordeaux,
Quand des autels de Dieu l’inextinguible zèle
Mit en feu l’estomac de maint et maint fidèle :
Surtout de trois Anglais qui, en se complaignant
Que des affections le grand feu s’éteignant,
Avec lui s’étouffait l’autre flamme ravie
Qui est l’âme de l’âme et l’esprit de la vie,
Ces grands coeurs, ne voulant que l’ennemi rusé
Par un siècle de guerre eût plus fin déguisé
En des combats de fer les combats de l’Eglise,
Poussés du doigt de Dieu ils firent entreprise
D’aller encor livrer un assaut hasardeux
Dans le nid de Satan. Mais de ces trois les deux
Prêchèrent en secret, et la ruse ennemie
En secret étouffa leur martyre et leur vie ;
Le tiers, après avoir essayé par le bruit
A cueillir sur leur cendre encore quelque fruit,
Rendit son coup public et publique sa peine.

Humains, qui prononcez une sentence humaine
Contre cette action, nommant témérité
Ce que le ciel départ de magnanimité,
Vous dites que ce fut un effort de manie
De porter de si loin le trésor de sa vie,
Aller jusque dans Rome et, aux yeux des Romains,
Attaquer l’Antéchrist, lui arracher des mains
L’idole consacrée, aux pieds l’ayant foulée
Consacrer à son Dieu son âme consolée :
Vous qui sans passion jugez les passions
Dont l’esprit tout de feu éprend nos motions,
Liant le doigt de Dieu aux principes éthiques,
Les témoignages saints ne sont pas politiques
Assez à votre gré ; vous ne connaissez point
Combien peut l’Esprit saint quand les esprits il point.
Que blâmez-vous ici ? l’entreprise bouillante,
Le progrès sans changer, ou la fin triomphante ?
Est-ce entreprendre mal d’aller annoncer Dieu
Du grand siège d’erreur au superbe milieu ?
Est-ce mal avancer la chose encommencée
De changer cinq cents lieux sans changer de pensée ?
Est-ce mal achever de piller tant de coeurs
Dedans les seins tremblants des pâles spectateurs ?
Nous avons vu les fruits, et ceux que cette école
Fit en Rome quitter et Rome et son idole.
— Oui ! mais c’est désespoir avoir la liberté
En ses mains, et choisir une captivité ! —
Les trois enfants vivaient libres et à leur aise,
Mais l’aise leur fut moins douce que la fournaise.
On refusait la mort à ces premiers chrétiens
Qui recherchaient la mort sans fers et sans liens ;
Paul, mis en liberté d’un coup du ciel, refuse
La douce liberté : qui est-ce qui l’accuse ?
Apprenez, cœurs transis, esprits lents, juges froids,
A prendre loi d’en haut, non y donner des lois ;
Admirez le secret que l’on ne peut comprendre :
En louant Dieu, jetez des fleurs sur cette cendre.

Ce témoin endura du peuple ému les coups,
Il fut laissé pour mort, non ému de courroux,
Et puis, voyant chercher des peines plus subtiles
Pour rengréger sa peine, il dit : « Cherchez, Périlles,
Cherchez quelques tourments longs et ingénieux,
Le coup de PEternel n’en paraîtra que mieux ;
Mon âme, contre qui la mort n’est guère forte,
Aime à la mettre bas de quelque brave sorte. »
Sur un âne on le lie, et six torches en feu
Le vont de rue en rue asséchant peu à peu.
On brûle tout premier et sa bouche et sa langue ;
A un des boutefeux il fit cette harangue :
« Tu n’auras pas l’esprit : qui t’a, chétif, appris
Que Dieu n’entendra point les voix de nos esprits ? »
Les flambeaux traversaient les deux joues rôties
Qu’on entendit : « Seigneur, pardonne à leurs folies. »
Ils brûlent son visage, ils lui crèvent les yeux
Pour chasser la pitié en le montrant hideux :
Le peuple s’y trompait, mais le ciel de sa place
Ne contempla jamais une plus claire face ;
Jamais le paradis n’a ouvert ses trésors,
Plus riant, à esprit séparé de son corps ;
Christ lui donna sa marque et le voulut faire être
Imitateur privé des honneurs de son maître,
Monté dessus l’ânon pour entrer tout en paix
Dans la Hiérusalem permanente à jamais.

Oui, le ciel arrosa ces graines épandues,
Les cendres que foulait Rome parmi les rues :
Témoin ce blanc vieillard que trois ans de prisons
Avaient mis par-delà le rôle des grisons,
Qui à ondes couvrait de neige sans froidure
Les deux bras de cheveux, de barbe la ceinture.
Ce cygne fut tiré de son obscur étui
Pour gagner par l’effroi ce que ne peut l’ennui :
De près il vit briser si douloureuse vie,
Et tout au lieu de peur anima son envie.
Le docte confesseur qui au feu l’assista,
Changé, le lendemain en chaire présenta
Sa vie au même feu, maintenant l’innocence
De son vieillard client : la paisible assistance
Sans murmure écouta les nouvelles raisons,
Apprit de son prêcheur comment, dans les prisons,
Celui qui eut de solde un écu par journée
Avait entre les fers sa dépense ordonnée,
Vivant d’un sol de pain ; ainsi le prisonnier
En un pauvre groton le fit riche aumônier.
Ce peuple pour ouïr ces choses eut oreilles,
Mais n’eut pour l’accuser de langue. Les merveilles
De Dieu font quelquefois en la constante mort,
Ou en la liberté quelquefois leur effort.

De même école vint, après un peu d’espace,
Le maigre capucin : cettui-ci, en la face
Du Pape non Clément, l’appela Antéchrist,
Faisant de vive voix ce qu’autre par écrit.
Il avait recherché dedans le cloître immonde
La séparation des ordures du monde ;
Mais y ayant trouvé du monde les retraits,
Quarante jours entiers il déploya les traits,
En la chaire d’erreur, de la vérité pure,
La robe de mensonge étant sa couverture.
Un sien juge choisi, par lui jugé, appris,
Et depuis fugitif, nous donna dans Paris
La suite de ces morts, à éclore des vies,
Pour l’honneur des Anglais contre les calomnies ;
Mais il se ravissait sur ce qu’avait prêché
L’esprit sans corps, par qui le corps brûlé, séché,
N’était plus sa maison, mais quelque tendre voile,
Comme un guerrier parfait campant dessous la toile.
Qu’on menace de feu ces corps déjà brisés :
O combien sont ces feux par ceux-là méprisés !
Ceux-là battent aux champs, ces âmes militantes
Pour aller au combat mettent le feu aux tentes.
Le printemps de l’Église et Pété sont passés,
Si serez-vous par moi, verts boutons, amassés,
Encore éclorrez-vous, fleurs si franches, si vives,
Bien que vous paraissiez dernières et tardives ;
On ne vous lairra pas, simples, de si grand prix,
Sans vous voir et flairer au céleste pourpris.
Une rose d’automne est plus qu’une autre exquise :
Vous avez éjoui l’automne de l’Eglise.
Les grands feux de la chienne oubliaient à brûler,
Le froid du scorpion rendait plus calme Pair ;
Cet air doux qui tout autre en malices excède
Ne fit tièdes vos coeurs en une saison tiède.
Ce fut lors que l’on vit les lions s’embraser
Et chasser, barriqués, leur Nébucadnezer,
Qui à son vieil Bernard remontra sa contrainte
De l’exposer au feu si mieux n’aimait par feinte
S’accommoder au temps. Le vieillard chevelu
Répond : « Sire, j’étais en tout temps résolu
D’exposer sans regret la fin de mes années,
Et ores les voyant en un temps terminées
Où mon grand Roi a dit Je suis contraint, ces voix
M’ôteraient de mourir le deuil si j’en avois.
Or vous, et tous ceux-là qui vous ont pu contraindre,
Ne me contraindrez pas, car je ne sais pas crai*
Que ce potier fût Roi, que ce Roi fût potier.
De cet esprit royal la bravade gentille
Mit en fièvre Henri. De ce temps la Bastille
N’emprisonnait que grands, mais à Bernard il faut
Une grande prison et un grand échafaud.
Vous eûtes ce vieillard conseiller en vos peines,
Compagnon de liens, âmes parisiennes.
On vous offrit la vie aux dépens de l’honneur ;
Mais votre honneur marcha sous celui du Seigneur
Au triomphe immortel, quand du tyran la peine,
Plutôt que son amour, vous fit choisir la haine.
Nature s’employant sur cette extrémité
En ce jour vous para d’angélique beauté ;
Et pource qu’elle avait en son sein préparées
Des grâces pour vous rendre en vos jours honorées,
Prodigue elle versa en un pour ses enfants
Ce qu’elle réservait pour le cours de vos ans.
Ainsi le beau soleil montre un plus beau visage
Faisant un soutre clair sous l’épais du nuage,
Et se fait par regrets, et par désirs, aimer
Quand les rayons du soir se plongent en la mer.
On dit du pèlerin, quand de son lit il bouge,
Qu’il veut le matin blanc, et avoir le soir rouge :
Votre naissance, enfance, ont eu le matin blanc,
Votre coucher heureux rougit en votre sang.
Beautés, vous avanciez d’où retournait Moïse
Quand sa face parut si claire et si exquise.
D’entre les couronnés le premier couronné
De tels rayons se vit le front environné.
Tel, en voyant le ciel, fut vu ce grand Etienne
Quand la face de Dieu brilla dedans la sienne.
O astres bienheureux, qui rendez à notre œil
Ses miroirs et rayons, lunes du grand soleil !

Dieu vit donc de ses yeux, d’un moment, dix mil âmes
Rire à sa vérité, en dépitant les flammes :
Les uns, qui tout chenus d’ans et de sainteté
Mouraient blancs de la tête et de la piété ;
Les autres, méprisant au plus fort de leur âge
L’effort de leurs plaisirs, eurent pareil courage
A leurs virilités ; et les petits enfants,
De qui l’âme n’était tendre comme les ans,
Donnaient gloire au grand Dieu, et de chansons nouvelles
S’égayaient à la mort au sortir des mamelles ;
Quelques-uns, des plus grands, de qui Dieu ne voulut
Le salut impossible, et d’autres qu’il élut
Pour prouver par la mort constamment recherchée
La docte vérité comme ils l’avaient prêchée.
Mais beaucoup plus à plein qu’aux doctes et aux grands
Sur les pauvres abjects, saintement ignorants,
Parut sa grand bonté, quand les braves courages
Que Dieu voulut tirer des fanges des villages
Vinrent faire rougir devant les yeux des Rois
La folle vanité : l’esprit donna des voix
Aux muets pour parler, aux ignorants des langues,
Aux simples des raisons, des preuves, des harangues,
Ne les fit que l’organe à prononcer les mots
Qui des docteurs du monde effaçaient les propos.
Des inventeurs subtils les peines plus cruelles
N’ont attendri le sein des simples damoiselles :
Leurs membres délicats ont souffert en maint lieu
Le glaive et les fagots en donnant gloire à Dieu ;
Du Tout-Puissant la force, au cœur même des femmes,
Donna vaincre la mort et combattre les flammes ;
Les cordes des geôliers deviennent leurs carcans,
Les chaînes des poteaux leurs mignards jaserants ;
Sans plaindre leurs cheveux, leur vie et leurs délices,
Elles les ont à Dieu rendus en sacrifices.

Quand la guerre, la peste et la faim s’approchaient,
Les trompettes d’enfer plus échauffés prêchaient
Les armes, les fagots, et, pour apaiser l’ire
Du ciel, on présentait un fidèle au martyre :
« Nous serions, disaient-ils, paisibles, saouls et sains
Si ces méchants voulaient faire prière aux saints. »
Vous eussiez dit plus vrai, langues fausses et folles,
En disant : Ce mal vient de servir aux idoles.
Parfaits imitateurs des abusés païens,
Apaisez-vous le ciel par si tristes moyens ?
Vous déchirez encore et les noms et les vies
Des inhumanités et mêmes calomnies
Que Rome la païenne, infidèle, inventa
Lorsque le Fils de Dieu sa bannière y planta.
Nous sommes des premiers images véritables :
Imprudents, vous prenez des Nérons les vocables.
Encontre ces chrétiens tout s’émut par un bruit
Qu’ils mangeaient les enfants, qu’ils s’assemblaient la
Pour tuer la chandelle et faire des mélanges
D’inceste, d’adultère, et de crimes étranges.
Ils voyaient tous les jours ces chrétiens accusés
Ne chercher que l’horreur des grands feux embrasés ;
Et Cyprian disait : « Les personnes charnelles
Qui aiment leurs plaisirs cherchent-ils des fins telles ?
Comment pourrait la mort loger dans les désirs
De ceux qui ont pour dieu la chair et les plaisirs ? »
Jugez de quel crayon, de quelle couleur vive
Nous portons dans le front l’Eglise primitive.

O bienheureux esprits qui, en changeant de lieu,
Changez la guerre en paix, et qui aux yeux de Dieu
Souffrez, mourez pour tel de qui la récompense
N’a le vouloir borné non plus que la puissance !
Ce Dieu-là vous a vus, et n’a aimé des cieux
L’indicible plaisir, pour approcher ses yeux
Et sa force de vous : cette constance extrême
Qui vous a fait tuer l’enfer et la mort blême,
Qui a fait les petits résister aux plus grands,
Qui a fait les bergers vainqueurs sur les tyrans,
Vient de Dieu, qui présent au milieu de vos flammes
Fit mépriser les corps pour délivrer les âmes.
Ainsi en ces combats ce grand Chef souverain
Commande de la voix et combat de sa main ;
Il marche au rang des siens : nul champion en peine
N’est sans la main de Dieu qui par la main le mène.

Quand Dieu eut tournoyé la terre toute en feu
Contre sa vérité, et après qu’il eut veu
La souffrance des siens, au contraire il avise
Ceux qui tiennent le lieu et le nom de l’Eglise
Ivres de sang, de vin, qui, enflés au milieu
Du monde et des malheurs, blasphèment contre Dieu,
Présidant sur le fer commandent à la guerre,
Possédant les grandeurs, les honneurs de la terre
Portaient la croix en l’or et non pas en leurs cœurs,
N’étaient persécutés mais bien persécuteurs.
Au conseil des tyrans ils élevaient leurs crêtes,
Signaient et refusaient du peuple les requêtes,
Jugeaient et partageaient, en grondant comme chiens,
Des pauvres de l’Eglise et les droits et les biens :
Sel sans saveur, bois vert qui sans feu rend fumée,
Nuage sans liqueur, abondance affamée,
Comme l’arbre enterré au-dessus du nombril
Offusqué par sa graisse est par elle stéril.
D’ailleurs, leurs fautes sont découvertes et nues,
Dieu les vit à travers leurs feuilles mal cousues,
Se disant conseillers, desquels l’ordre et le rang
Ne permet de tuer et de juger au sang.
Ceux-là changeant de nom, et ne changeant d’office,
Après solliciteurs non juges des supplices,
Furent trouvés sortant des jeux et des festins
Ronfler aux seins enflés de leurs pâles putains.

Dieu voulut en voir plus, mais de regret et d’ire
Tout son sang écuma : il fuit, il se retire,
Met ses mains au-devant de ses yeux en courroux.
Le Tout-Puissant ne peut résider entre nous.
Sa barbe et ses cheveux de fureur hérissèrent,
Les sourcils de son front en rides s’enfoncèrent,
Ses yeux changés en feu jetèrent pleurs amers,
Son sein enflé de vent vomissait des éclairs.

Il se repentit donc d’avoir formé la terre.
Tantôt il prit au poing une masse de guerre,
Une boîte de peste et de famine un vent,
Il veut mêler la mer et l’air en un moment
Pour faire encore un coup, en une arche reclose,
L’élection des siens ; il pense, il se propose
Son alliance sainte, il veut garder sa foi
A ceux qui n’en ont point, car ce n’est pas un Roi
Tel que les tyranneaux qui remparent leur vie
De glaives, de poisons et de la perfidie :
Il tient encor serrés les maux, les eaux, les feux,
Et, pour laisser combler le vice aux vicieux,
Souffrit et n’aima pas, permit et ne fut cause
Du reste de nos maux. Puis, d’une longue pause
Pensant profondément, courba son chef dolent,
Finit un dur penser d’un sanglot violent.
Il croisa ses deux bras, vers le ciel les relève :
Son cœur ne peut plus faire avec le monde trêve.
Lors, d’un pied dépité refrappant par sept fois
La poudre, il fit venir quatre vents sous les lois
D’un chariot volant ; puis, sans ouvrir sa vue,
Il sauta de la terre en l’obscur de la nue.
La terre se noircit d’épais aveuglement,
Et le ciel rayonna d’heureux contentement.