Les Tragiques par Agrippa d’Aubigné (1551-1630) – Livre V


Retour à la page “Les Tragiques par Agrippa d’Aubigné (1551-1630)”


LES FERS

Dieu retira les yeux de la terre ennemie :
La justice et la foi, la lumière et la vie
S’envolèrent au ciel ; des ténèbres l’épais
Jouissait de la terre et des hommes en paix.
Comme un Roi justicier quelquefois abandonne
La royale cité, siège de sa couronne,
Pour, en faisant le tour de son royaume entier,
Voir si les vice-rois exercent leur métier,
Aux lieux plus éloignés réfréner la licence
Que les peuples mutins prennent en son absence,
Puis, ayant parfourni sa visite et son tour,
S’en reva désiré en son premier séjour ;
Son parlement, sa cour, son Paris ordinaire
A son heureux retour ne savent quelle chère
Ne quels gestes mouvoir, pour au Roi témoigner
Que tout plaisir voulu avec lui s’éloigner,
Tout plaisir retourner au retour de sa face :
Ainsi (sans définir de l’Eternel la place,
Mais comme il est permis aux témoignages saints
Comprendre le céleste aux termes des humains)
Ce grand Roi de tous rois, ce Prince de tous princes,
Lassé de visiter ses rebelles provinces,
Se rassit en son trône et d’honneur couronné
Fit aux peuples du ciel voir son chef rayonné.
Les célestes bourgeois, affamés de sa gloire,
Volent par millions à ce palais d’ivoire :
Les habitants du ciel comparurent à l’œil
Du grand soleil du monde, et de ce beau soleil
Les Séraphins ravis le contemplaient à vue ;
Les Chérubins couverts (ainsi que d’une nue)
L’adoraient sous un voile ; un chacun en son lieu
Extatic reluisait de la face de Dieu.
Cet amas bienheureux mêlait de sa présence
Clarté dessus clarté, puissance sur puissance ;
Le haut pouvoir de Dieu sur tout pouvoir était,
Et son trône élevé sur les trônes montait.
Parmi les purs esprits survint l’esprit immonde
Quand Satan, haletant d’avoir tourné le monde,
Se glissa dans la presse : aussitôt l’œil divin
De tant d’esprits bénins tria l’esprit malin.
Il n’éblouit de Dieu la clarté singulière
Quoiqu’il fût déguisé en ange de lumière,
Car sa face était belle et ses yeux clairs et beaux,
Leur fureur adoucie ; il déguisait ses peaux
D’un voile pur et blanc de robes reluisantes ;
De ses reins retroussés les pennes blanchissantes
Et les ailes croisaient sur l’échine en repos.
Ainsi que ses habits il farda ses propos,
Et composait encor sa contenance douce
Quand Dieu l’empoigne au bras, le tire, se courrouce,
Le sépare de tous et l’interroge ainsi :
D’où viens-tu, faux Satan ? que viens-tu faire ici ? »
Lors le trompeur trompé d’assuré devint blême,
L’enchanteur se trouva désenchanté lui-même.
Son front se sillonna, ses cheveux hérissés,
Ses yeux flambants dessous les sourcils refroncés ;
Le crêpe blanchissant qui les cheveux lui cœuvre
Se change en même peau que porte la couleuvre
Qu’on appelle coiffée, ou bien en telle peau
Que le serpent mué dépouille au temps nouveau ;
La bouche devint pâle : un changement étrange
Lui donna front de diable et ôta celui d’ange.
L’ordure le flétrit, tout au long se répand.
La tête se décoiffe et se change en serpent ;
Le pennache luisant et les plumes si belles
Dont il contrefaisait les angéliques ailes,
Tout ce blanc se ternit : ces ailes, peu à peu
Noires, se vont tachant de cent marques de feu
En dragon africain ; lors sa peau mouchetée
Comme un ventre d’aspic se trouve marquetée.
Il tomba sur la voûte, où son corps s’allongeant,
De diverses couleurs et venin se chargeant,
Le ventre jaunissant, et noirâtre la queue,
Pour un ange trompeur mit un serpent en veue.
La parole lui faut, le front de l’effronté
Ne pouvait supporter la sainte majesté.
Qui a vu quelquefois prendre un coupeur de bourse
Son oeuvre dans ses mains, qui ne peut à la course
Se sauver, déguiser ou nier son forfait ?
Satan n’a plus les tours desquels il se défait :
S’il fuit, le doigt de Dieu par tout le monde vole ;
S’il ment, Dieu juge tout et penser et parole.
Le criminel pressé, repressé plusieurs fois,
Tout enroué trouva l’usage de la voix,
Et répond en tremblant : « J e viens de voir la terre,
La visiter, la ceindre et y faire la guerre,
Tromper, tenter, ravir, tâcher à décevoir
Le riche en ses plaisirs, le pauvre au désespoir ;
Je viens de redresser emprise sur emprise,
Les fers après les feux encontre ton Eglise ;
Je viens des noirs cachots, tristes d’obscurité,
Piper les faibles coeurs du nom de liberté,
Fasciner le vulgaire en étranges merveilles,
Assiéger de grandeurs des plus grands les oreilles,
Peindre aux coeurs amoureux le lustre des beautés,
Aux cruels par mes feux doubler les cruautés,
Appâter (sans saouler) le vicieux de vice,
D’honneurs l’ambition, de présents l’avarice. »

Pourtant, dit l’Eternel, si tu as éprouvé
La constance des miens, Satan, tu as trouvé
Toute confusion sur ton visage blême,
Quand mes saints champions, en tuant la mort même,
Des cœurs plus abrutis arrachent les soupirs ;
Tu as grincé les dents en voyant ces martyrs
Te détruire la chair, le monde et ses puissances,
Et les tableaux hideux de leurs noires offenses
Que tu leur affrontais ; et quand je t’ai permis
De les livrer aux mains de leurs durs ennemis,
La peine et la douleur sur leur chair augmentée
A vu le corps détruit, non l’âme épouvantée. »

Le calomniateur répondit : « Je sais bien
Qu’à un vivre fâcheux la mort est moins que rien.
Ces cerveaux à qui l’heur et le plaisir tu ôtes,
Séchés par la vapeur qui sort des fausses côtes,
S’affligent de terreurs, font en soi des prisons
Qui ferment le guichet aux humaines raisons.
Ils sont chassés partout et si las de leur fuite
Qu’au repos des crotons la peine les invite ;
On leur ôte les biens, ils sont pressés de faim,
Ils aiment la prison qui leur donne du pain.
Puis, vivant sans plaisir, n’auraient-ils point envie
De guérir par la mort une mortelle vie ?
Aux cachots étouffés on les va secourir
Quand on leur va donner un peu d’air pour mourir ;
La pesanteur des fers quand on les en délivre
Leur est quelque soulas au changement de vivre ;
L’obscur de leurs prisons à ces désespérés
Fait désirer les feux dont ils sont éclairés.
Mais si tu veux tirer la preuve de ces âmes,
Ote-les des couteaux, des cordeaux et des flammes ;
Laisse l’aise venir, change l’adversité
Au favorable temps de la prospérité,
Mets-les à la fumée et au feu des batailles,
Verse de leurs haineux à leurs pieds les entrailles,
Qu’ils manient du sang ; enflamme un peu leurs yeux
Du nom de conquérants ou de victorieux,
Pousse-les gouverneurs des villes et provinces,
Jette dans leurs troupeaux l’excellence des princes,
Qu’ils soient solliciteurs d’honneur, d’or et de bien,
Mêlons l’état des Rois un peu avec le tien,
Le vent de la faveur passe sur ces courages,
Que je les ploie au gain et aux maquerellages,
Qu’ils soient de mes prudents et, pour le faire court,
Je leur montre le ciel au miroir de la cour :
Puis après, tout soudain, que ta face changée
Abandonne sans cœur la bande encouragée,
Et lors, pour essayer ces hauts et braves cœurs,
Laisse-les chatouiller d’ongles de massacreurs,
Laisse-les déchirer ; ils auront leur fiance
En leurs princes puissants et non en’ta puissance ;
Des princes les meilleurs aux combats périront,
Les autres au besoin lâches les trahiront ;
Ils ne connaîtront plus ni la foi, ni la grâce,
Ains te blasphémeront, Eternel, en ta face.
Si tout ne réussit, j’ai encore un tison
Dedans mon arsenal, qui aura sa saison :
C’est la guerre d’argent, qu’après tout je prépare
Quand le règne sera hors les mains d’un avare.
De tant de braves cœurs et d’excellents esprits
Bien peu refuseront du sang juste le prix.
C’est alors que je tiens plus sûre la défaite
Quand le mal d’Israël viendra par le prophète.
Que je fasse toucher l’hypocrite pasteur
L’impure pension, si bien qu’esprit menteur
J’entre aux chefs des Achabs par langues débauchées,
De mes cornus donnant des soufflets aux Michées.
Ces faux Sédécias, puissants d’or et faveur,
Vaincront par doux propos sous le nom du Sauveur ;
Flatteurs, ils poliront de leurs friandes limes
Le discours équivoque et les mots homonymes.
Déchaîne-moi les poings, remets entre mes mains
Ces chrétiens obstinés qui, parmi les humains,
Font gloire de ton nom : si ma force est éteinte,
Lors je confesserai que ton Église est sainte. »

« Je te permets, Satan, dit l’Eternel alors,
D’éteindre par le fer la plupart de leurs corps ;
Fais selon ton dessein, les âmes réservées
Qui sont en mon conseil avant le temps sauvées.
Ton filet n’enclorra que les abandonnés
Qui furent nés pour toi premier que fussent nés :
Mes champions vainqueurs, vaisseaux de ma victoire,
Feront servir ta ruse et ta peine à ma gloire. »

Le ciel pur se fendit, se fendant il élance
Cette peste du ciel aux pestes de la France.
Il trouble tout, passant : car à son dévaler
Son précipice émeut les malices de Pair,
Leur donne pour tambour et chamade un tonnerre ;
L’air qui était en paix confus se trouve en guerre.
Les esprits des humains, agités de fureurs,
Eurent part au changer des corps supérieurs.
L’esprit, dans un typhon pirouettant, arrive
De Seine tout poudreux à l’ondoyante rive.
Ce que premier il trouve à son avènement
Fut le préparatif du brave bâtiment
Que desseignait pour lors la peste florentine.
De dix mille maisons il voua la ruine
Pour étoffe au dessein. Le serpent captieux
Entra dans cette Reine et, pour y entrer mieux,
Fit un corps aéré de colonnes parfaites,
De pavillons hautains, de folles girouettes,
De dômes accomplis, d’escaliers sans noyaux,
Fenestrages dorés, pilastres et portaux,
De salles, cabinets, de chambres, galeries,
Enfin d’un tel projet que sont les Tuileries.
Comme idée il gagna l’imagination,
Du chef de Jésabel il prit possession :
L’ardent désir logé avorte d’autres vices,
Car ce qui peut troubler ces desseins d’édifices
Est condamné à mort par ces volants désirs
A qui le sang n’est cher pour servir aux plaisirs.
Ce butin conquêté, cet œil ardent découvre
Tant de gibier pour soi dans le palais du Louvre !
Il s’acharne au pillage, et l’enchanteur rusé
Tantôt en conseiller finement déguisé,
En prêcheur pénitent et en homme d’Église,
Il mutine aisément, il conjure, il attise
Le sang, l’esprit, le cœur et l’oreille des grands.
Rien ne lui est fermé, même il entre dedans
Le conseil plus étroit. Pour mieux filer sa trame
Quelquefois il se vêt d’un visage de femme,
Et pour piper un cœur s’arme d’une beauté.
S’il faut s’autoriser, il prend l’autorité
D’un visage chenu qu’en rides il assemble,
Penchant son corps voûté sur un bâton qui tremble,
Donne aux proverbes vieux ce que peut faire l’art
Pour y accommoder le style d’un vieillard.
Pour l’œil d’un fat bigot l’affronteur hypocrite
De chapelets s’enchaîne en guise d’un ermite,
Chaussé de capuchons et de frocs inconnus
Se fait pâlir de froid par les pieds demi-nus,
Se fait Frère ignorant pour plaire à l’ignorance,
Puis souverain des Rois par points de conscience,
Fait le savant, départ aux siècles la vertu,
Ment le nom de Jésus, de deux robes vêtu.
Il fait le justicier pour tromper la justice.
Il se transforme en or pour vaincre l’avarice ;
Du grand temple romain il élève aux hauts lieux
Ses esclaves gagnés, les fait rouer des yeux,
Les précipite au mal ; ou cet esprit immonde
D’un haut mont leur promet les royaumes du monde.
Il déploie en marchand à ses jeunes seigneurs,
Pour trafic de péché, de France les honneurs.
Cependant, visitant l’âme de maint fidèle,
Il pipe un zélateur de son aveugle zèle ;
Il déploie, piteux, tant de malheurs passés,
En donne un goût amer à ces esprits lassés ;
Il désespère l’un, l’autre il perd d’espérance,
Il étrangle en son lit la blanche patience,
Et cette patience il réduit en fureur ;
Il montre son pouvoir d’efficace d’erreur,
Il fait que l’assaillant en audace persiste,
Et l’autre à la fureur par la fureur résiste.
Ce projet établi, Satan en toutes parts
Des règnes d’Occident dépêcha ses soldarts.
Les ordes légions d’anges noirs s’envolèrent,
Que les enfers émus à ce point découplèrent :
Ce sont ces esprits noirs qui de subtils pinceaux
Ont mis au Vatican les excellents tableaux,
Où l’Antéchrist, saoulé de vengeance et de plaie,
Sur l’effet de ses mains en triomphant s’égaie.

Si l’enfer fut ému, le ciel le fut aussi.
Les esprits vigilants qui ont toujours souci
De garder leurs agneaux, le camp sacré des Anges
Détournait des chrétiens ces accidents étranges :
Tels contraires desseins produisirent çà-bas
Des purs et des impurs les assidus combats.
Chacun des esprits saints ayant fourni sa tâche,
Et retourné au ciel comme à prendre relâche,
Représentait au vif d’un compas mesuré,
Dans le large parvis du haut ciel azuré,
Aux yeux de l’Eternel, d’une science exquise,
Les hontes de Satan, les combats de l’Eglise.
Le paradis plus beau de spectacles si beaux
Aima le parement de tels sacrés tableaux,
Si que du vif éclat de couleurs immortelles
Les voûtes du beau ciel reluisirent plus belles.
Tels serviteurs de Dieu, peintres ingénieux,
Par ouvrage divin représentaient aux yeux
Des martyrs bienheureux une autre saison pire
Que la saison des feux n’avait fait le martyre.
En cela fut permis aux esprits triomphants
De voir l’état piteux ou l’heur de leurs enfants :
Les pères contemplaient l’admirable constance
De leur postérité qui, en tendrette enfance,
Pressaient les mêmes pas qu’ils leur avaient tracés ;
Autres voyaient du ciel leurs portraits effacés
Sur leur race douteuse, en qui l’âme déteste
Les cœurs dégénérés, jaçoit qu’il ne leur reste
De passion charnelle, et qu’en ce sacré lieu
Il n’y ait zèle aucun que la gloire de Dieu.
Encor pour cette gloire à leurs fils ils prononcent
Le redoutable arrêt de celui qu’ils renoncent,
Comme les dons du ciel ne vont de rang en rang
S’attachant à la race, à la chair et au sang.
Tantôt ils remarquaient le bras pesant de Moyse,
Et d’Israël fuyant l’enseigne en terre mise :
Puis Dieu lève ses bras et cette enseigne, alors
Qu’affaiblis aux moyens par foi nous sommes forts ;
Puis elle dépérit quand orgueilleux nous sommes,
Sans le secours de Dieu, secourus par les hommes.

Les zélateurs de Dieu, les citoyens péris
En combattant pour Christ, les lois et le pays,
Remarquaient aisément les batailles, les bandes,
Les personnes à part et petites et grandes ;
Ceux qui de tels combats passèrent dans les cieux
Des yeux de leurs esprits voient leurs autres yeux.
Dieu met en cette main la plume pour écrire
Où un jour il mettra le glaive de son ire :
Les conseils plus secrets, les heures et les jours,
Les actes et le temps sont par soigneux discours
Ajoutés au pinceau ; jamais à la mémoire
Ne fut si doctement sacré une autre histoire,
Car le temps s’y distingue, et tout l’ordre des faits
Est si parfaitement par les Anges parfaits
Ecrit, déduit, compté, que par les mains savantes
Les plus vieilles saisons encore y sont présentes ;
La fureur, l’ignorance, un prince redouté
Ne font en ces discours tort à la vérité.

Les yeux des bienheureux aux peintures avisent
Plus qu’un pinceau ne peut, et en l’histoire lisent
Les premiers fers tirés et les émotions
Qui brûlaient d’un sujet diverses nations ;
Dans le ciel, déguisé historien des terres,
Ils lisent en leur paix les efforts de nos guerres,
Et les premiers objets de ces yeux saints et beaux
Furent au rencontrer de ces premiers tableaux.

Le premier vous présente une aveugle Bellone
Qui s’irrite de soi, contre soi s’enfélonne,
Ne souffre rien d’entier, veut tout voir à morceaux :
On la voit déchirer de ses ongles ses peaux,
Ses cheveux gris, sans loi, sont grouillantes vipères
Qui lui crèvent le sein, dos et ventre d’ulcères,
Tant de coups qu’ils ne font qu’une plaie en son corps
La louve boit le sang et fait son pain de morts.

Voici de toutes parts du circuit de la France,
Du brave Languedoc, de la sèche Provence,
Du noble Dauphiné, du riche Lyonnois,
Des Bourguignons têtus, des légers Champenois,
Des Picards hasardeux, de Normandie forte,
Voici le Breton franc, le Poitou qui tout porte,
Les Saintongeais heureux, et les Gascons soldarts
Des bords à leur milieu branlent de toutes parts,
Par troupeaux départis, et payés de leurs zèles
Gardent secret et foi en trois mille cervelles :
Secret rare aujourd’hui en trois fronts de ce temps,
Et le zèle et la foi étaient en leur printemps,
Ferme entre les soldats, mais sans loi et sans bride
En ceux qui respiraient l’air de la cour perfide.

Voici les doux Français l’un sur l’autre enragés,
D’âme, d’esprit, de sens et courage changés.

Tel est l’hideux portrait de la guerre civile,
Qui produit sous ses pieds une petite ville
Pleine de corps meurtris en la place étendus,
Son fleuve de noyés, ses créneaux de pendus.
Là, dessus l’échafaud qui tient toute la place,
Entre les condamnés un élève sa face
Vers le ciel, lui montrant le sang fumant et chaud
Des premiers étêtés, puis s’écria tout haut,
Haussant les mains du sang des siens ensanglantées :

« O Dieu, puissant vengeur, tes mains seront ôtées
De ton sein, car ceci du haut ciel tu verras
Et de cent mille morts à point te vengeras. »

Après se vient enfler une puissante armée,
Remarquable de fer, de feux et de fumée,
Où les reîtres couverts de noir et de fureurs
Départent des Français les tragiques erreurs.
Les deux chefs y sont pris, et leur dure rencontre
La défaveur du ciel à l’un et l’autre montre.
Vous voyez la victoire, en la plaine de Dreux,
Les deux favoriser pour ruiner les deux :
Comme en large chemin le pantelant ivrongne
Ondoie çà et là, s’approchant il s’élongne,
Ainsi les deux côtés heurte et fuit à la fois
La victoire troublée, ivre de sang françois.
L’insolente parmi les deux camps se pourmène,
Les fait vaincre vaincus tout à la Cadméenne ;
C’est le vaisseau noyé qui, versé au profond,
Ne laisse au plus heureux que l’heur d’être second :
L’un ruine en vainquant sa douteuse victoire,
L’autre au débris de soi et des siens prend sa gloire.
Dieu eut à déplaisir tels moyens pour les siens,
Affaiblit leurs efforts pour montrer ses moyens :
Comme on voit en celui qui prodigua sa vie
Pour tuer Holoferne assiégeant Béthulie,
Où, quand les abattus succombaient sous le faix,
La mort des turbulents donne vie à la paix.

L’homme sage pour soi fait quelque paix en terre,
Et Dieu non satisfait commence une autre guerre ;
L’homme pense éviter les fléaux du ciel vengeur,
N’ayant la paix à Dieu ni la paix en son cœur.
Une autre grand’ peinture est plus loin arrangée
Où, pour le second coup, Babel est assiégée.
Un fort petit troupeau, peu de temps, peu de lieu
Font de très grands effets : celui qui trompait Dieu,
Son Roi et ses amis, son sang et sa patrie,
Perdit l’état, l’honneur, le combat et la vie.
Là vous voyez comment la chrétienne vertu
Par le doigt du grand Dieu a si bien combattu
Que les méchants, troublés de leurs succès étranges,
Pensèrent, ébahis, faire la guerre aux Anges.

Voici renaître encor des ordres tout nouveaux,
Des guerres ici-bas et au ciel des tableaux,
Où s’est pu voir celui qui là doublement prince
Méprise sous ses pieds le règne et la province.
Il remarque Jarnac et contemple, joyeux,
Pour qui, comment, et quel il passe dans les cieux ;
Il voit comme il perça une troupe pressée,
Brisant encor sa jambe auparavant cassée ;
Ailé de sa vertu il vole au ciel nouveau,
Et son bourreau demeure à soi-même bourreau.

Les autres d’autre part marquent au vif rangées
Mille troupes en feu, les villes assiégées,
Les assauts repoussés, et les saccagements,
Escarmouches, combats, meurtres, embrasements.
Combat de saint Yrier, ici tu fais paraître
Que, quand la pluie eut mis en fange le salpêtre,
Le camp royal, aux mains arrêté et battu,
Eprouva des chrétiens le fer et la vertu.
Puis en grand marge luit, sans qu’un seul trait y faille,
Du sanglant Moncontour la tragique bataille :
Là on joua de sang, là le fer inhumain,
Insolent, besogna dans l’ignorante main,
Plus à souffrir la mort qu’à la donner habile,
Moins propre à guerroyer qu’à la fureur civile.

Dieu fit la force vaine et l’appui vain périr
Quand l’Eglise n’eut plus la marque de souffrir,
Connaissant les humains qui n’ont leur espérance
En leur puissant secours que vaincus d’impuissance.
Ainsi d’autres combats, moindres mais violents,
Amollissent le cœur des tyrans insolents.
Des camps les plus enflés les rencontres mortelles
Tournent en défaveur et en deuil aux fidèles ;
Mais les petits troupeaux favorisés des cieux,
Choisis des Gédéons, chantent victorieux.
Aussi Dieu n’a pas mis ses vertus enfermées
Au nombre plus épais des puissantes armées :
Il veut vaincre par soi et rendre consolés
Les camps tout ruinés et les cœurs désolés,
Les tirer du tombeau afin que la victoire
De lui, et non de nous, éternise la gloire.
C’est pourquoi Dieu maudit les Rois du peuple hébreu
Qui comptaient leurs soldats, non la force de Dieu.

Ici prend son tableau la pieuse Renée,
Fille de ce Loys qui par la renommée
Fut dit Père du peuple. Entre ses bras royaux
Etaient cachés de Dieu les serviteurs loyaux.
Mais le nombre étant crû jusqu’à mille familles,
Du grand puits infernal les puantes chenilles
Infectèrent le sein de Charles sans pitié,
Lui firent mettre aux pieds l’honneur et l’amitié :
Il perdit le respect d’une tante si sainte,
Un messager de mort lui porta la contrainte
De dégarnir cinq cents ou foyers ou logis,
Et d’en vider les murs du triste Montargis.
Voici femmes, vieillards, et enfants qui n’ont armes
Que des cris vers le ciel, vers la terre des larmes,
Dans le chemin de mort. Telle, qui autrefois
Avait en grand langueur fait ses couches d’un mois,
Les fait sans s’arrêter, heureuse et sans peine ;
Une tient d’une main un enfant qu’elle mène,
L’autre lui tient la robe, et le tiers sur les bras,
Le quart s’appuie en vain sur son vieux père las.
Le malade se traîne, ou par ordre se jette
Sur le rare secours d’une vile charrette.
Ce troupeau harassé, et de vivre et d’aller,
Vit sur les bords de Loire élever dedans l’air
De poussière un grand corps ; et puis dans le nuage
Leur parut des meurtriers le hideux équipage,
Trois cornettes, et sous les funestes drapeaux
Brillaient les coutelas dans les mains des bourreaux.
Mais encore à la gauche une autre moindre troupe
S’avance de plus près, et tout espoir leur coupe
Hormis celui du ciel : là vont les yeux de tous,
Qui, ployant coeurs et mains, atterrent les genoux.
Et le pasteur Beaumont, comme on fait aux batailles,
Harangua de ces mots un escadron d’ouailles :

« Que fuyons-nous ? la vie ? A quoi chercher ? la mort ?
Cherchons-nous la tempête, avons-nous peur du port ?
Tendons les mains à Dieu puisqu’il nous les veut tendre,
Et lui disons : Mon âme en tes mains je viens rendre,
Car tu m’as racheté, ô Dieu de vérité ! »

De gauche le troupeau jà s’était arrêté
Admirant le spectacle, et comme il s’avoisine,
L’un reconnaît sa sœur, et l’autre sa cousine.

C’étaient cent chevaliers qui, depuis Moncontour,
Ayant tracé de France un presque demi-tour,
Vers leur pays natal à point se vinrent rendre
Pour des gorges du loup ces agnelets défendre.
Leur loisir fut de faire une haie au devant
Des prosternés, et puis mettre l’épée au vent.
Bien que l’ennemi fût au double et davantage,
Au changer de gibier se fondit leur courage ;
Ils s’étaient apprêtés à fendre du couteau
L’étamine linomple et la tendrette peau,
Mais ils trouvent du fer qui à peu de défense
Mit en pièces le tout, hormis un qui s’élance
Dedans un arbre creux, échappant de ce lieu
Pour effrayer les siens des merveilles de Dieu.
Mais je vois Navarrin : sa délivrance étrange
Fait sonner de Béarn une voix de louange.
Le haut ciel aujourd’hui a peint en ses pourpris
Dix mille hommes défaits, vingt et deux canons pris,
Une ville, un château, dans l’effroi du désordre
Sous trente cavaliers perdre l’honneur et l’ordre.

Un beau soleil éclaire à seize cents soldats
Qui, conduits d’un lion, rendent tous ces combats.
Luçon, tu y es peint avec la troupe heureuse
Qui dès le point du jour chante victorieuse :
Tes cinq cents renfermés dans l’étroit de ce lieu
Paraissent à genoux, levant les mains à Dieu ;
Ils en rompent cinq mil choisis par excellence
Sous les deux drapeaux blancs de Piémont et de France.

Ainsi vois-je un combat de plus de dix contre un,
Les Suisses vaincus de la main de Montbrun,
Montbrun qui n’a reçu du temps et de l’histoire
Que César et François compagnons de victoire.

Encore ai-je laissé vers le Rhône bruyant
Une ville assiégée et un camp s’enfuyant :
La fleur de l’Italie ayant quitté Saint-Gille,
Là trois cents et les eaux en font périr six mille.
Qui voudra se sauver de l’Egypte infidèle,
Conquérir Canaan et habiter en elle,
O tribus d’Israël, il faut marcher de rang
Dedans le golfe rouge et dans la mer de sang
Et puis à reins troussés passer, grimper habiles
Les déserts sans humeur et les rocs difficiles.
Le pilier du nuage à midi nous conduit,
La colonne de feu nous guidera la nuit.
Nous avons employé jusques ici nos carmes
Pour donner gjoire à Dieu par le succès des armes ;
Il prend sa gloire encore aux funèbres portraits
Où les lions, armés de foudres et de traits,
De la ruse du siècle et sales perfidies,
Combattant sans parti, se sont joués des vies.
Vous vîtes opposer les couteaux aux couteaux :
Voyez entre les dents des tigres les agneaux.
Dieu bénit les vertus comme Dieu des armées,
Les forces des méchants par force consumées.

D’une autre part au ciel en spectacles nouveaux
Luisaient les cruautés vives en leurs tableaux,
En tableaux éternels, afin que Tire émue
Du Tout-puissant vengeur fume par telle vue.
Ce ne sont plus combats : le sang versé plus doux
Est d’odeur plus amère au céleste courroux.

On voit au bout d’un rang une troupe fidèle
Qui oppose à la peur la piété, le zèle,
Qui, au nez de Satan, voulant louer son Dieu
Sacrifie en chantant sa vie, au triste lieu
Où la bande meurtrière arrive impitoyable,
Farouche de regards et d’armes effroyable,
Déchire le troupeau qui, humble, ne défend
Sa vie que de cris : l’un perce, l’autre fend
L’estomac et le cœur et les mains et les têtes,
Qui n’ont fer que le pleur ni boucliers que requêtes
Les autres de flambeaux embrasent en cent lieux
Le temple, à celle fin que les aveugles feux
Ne sentent la pitié des faces gémissantes
Qui troublent, sans changer, les âmes pâlissantes.
Là même on voit flotter un fleuve dont le flanc
Du chrétien est la source et le flot est le sang.
Un cardinal sanglant, les trompettes, les prêtres,
Aux places de Vassi et au haut des fenêtres,
Attisent leur ouvrage, et meurtriers de la voix
Guettent les échappés pour les montrer aux doigts.
Les grands, qui autrefois avaient gravé leurs gloires
Au dos de l’Espagnol, recherchent pour victoires
Les combats sans parti, recevant pour ébats
Des têtes, jambes, bras et des corps mis à bas ;
Et de peur que les voix tremblantes, lamentables,
Ne tirent la pitié des coeurs impitoyables,
Comme au taureau d’airain du subtil Phalaris
L’airain de la trompette ôte l’air à leurs cris.
Après, se voit encore une grand troupe armée
Sur les agneaux de Dieu qui passe, envenimée,
La vieillesse, l’enfant, et les femmes au fil
De leur acier tranchant : celui est plus subtil,
Le plus loué de tous, qui sans changer de face
Pousse le sang au vent avec meilleure grâce,
Qui brise sans courroux la loi d’humanité.
L’on voit dedans le sein de l’enfant transporté
Le poignard chaud qui sort des poumons de la mère ;
Le fils s’oppose au plomb, foudroyé pour le père,
Donne l’âme pour l’âme, et ce trait d’amitié
Des brutaux impiteux est moqué sans pitié.
Et toi, Sens insensé, tu appris à la Seine
Premier à s’engraisser de la substance humaine,
A faire sur les eaux un bâtiment nouveau,
Presser un pont de corps : les premiers chus dans l’eau,
Les autres sur ceux-là ; la mort ingénieuse
Froissait de têts les têts, sa manière douteuse
Faisait une dispute aux plaies du martyr
De l’eau qui veut entrer, du sang qui veut sortir.

Agen se montre là, puante, environnée
Des charognes des siens, bien plutôt étonnée
De voir l’air pestifère empoisonné de morts
Qu’elle ne fut puante à étrangler les corps.

Cahors y représente une insolente audace
D’un peuple débauché, une nouvelle face
Des ruisseaux cramoisis, la pâle mort couran
Qui crie à dépêcher son faible demeurant ;
Puis Satan, échauffant la bêtise civile
A fouler sous les pieds tout l’honneur de la ville,
N’épargne le couteau sur ceux-mêmes des leurs
Qui malheureux cuidaient modérer le malheur.

Mais du tableau de Tours la marque plus hideuse
Effaçait les premiers, auquel impétueuse
Courait la multitude aux brutes cruautés,
Dont les Scythes gelés fussent épouvantés.
Là, de l’œil tout-puissant brilla la claire vue
Pour remarquer la main et le couteau qui tue.
C’est là qu’on voit tirer d’un temple des faubourgs
Trois cents liés, mi-morts, affamés par trois jours,
Puis délivrés ainsi, quand la bande bouchère
Les assomma, couplés, au bord de la rivière ;
Là les tragiques voix l’air sans pitié fendaient,
Là les enfants dans l’eau un écu se vendaient,
Arrachés aux marchands mouraient, sans connaissance
De noms, erreurs et temps, marques et différence.
Mais quel crime avant vivre ont-ils pu encourir ?
C’est assez pour mourir que de pouvoir mourir,
Il faut faire goûter les coups de la tuerie
A ceux qui n’avaient pas encor goûté la vie.
Ainsi bramants, tremblants, tramés dessus le port
Du fleuve et de leurs jours, étalés à la mort,
Ils avisaient percer les tétins de leurs mères,
Embrassaient les genoux des tueurs de leurs pères ;
Leurs petits pieds fuyaient le sang, non plus les eaux,
D’un Tienni, d’un jamais ils chantaient aux bourreaux
Que la verge sans plus, supplice d’un tel âge,
Les devait anoblir du sang et du carnage
Des mères qu’on fendait, un enfant avorté
S’en alla sur les eaux, et sur elles porté,
Autant que les regards le pouvaient loin conduire,
Leva un bras au ciel pour appeler son ire.
Quelques-uns par pitié vont reperçant les corps
Où les esprits et cœurs ont des liens trop forts.
Ces fendants ayant fait rencontre d’un visage
Qui de trop de beauté affligeait leur courage,
Un moins dur laissa choir son bras et puis son fer,
Un autre le relève et, tout plein de l’enfer,
Défiant la pitié de pouvoir sur sa vue,
Dépouilla la beauté pour la déchirer nue,
Prit plaisir à souiller la naïve couleur
Voyant ternir en mort cette vive blancheur.
Les jeunes gens repris autrefois de leur vice
Fouillaient au ventre vif du chef de la justice
L’or qu’ils pensaient caché, comme on vit les Romains
Démêler des Juifs les boyaux de leurs mains.
Puis on voit éclater, montant cette rivière,
Un feu rouge qui peint Loire autrefois si claire ;
L’eau d’Orléans devint un palais embrasé,
Par les cœurs attisés épris et attisé.
Ils brisent leurs prisons, et leurs lois violées,
Pour y faire périr les âmes désolées
Des plus paisibles cœurs, qui cherchaient en prison
Logis pour ne se voir tachés de trahison,
Trouvant dedans les bras de la fausse justice,
Pour autel de refuge, autel de sacrifice.
Là vous voyez jeter des élevés créneaux
Par les mères les fils, guettés en des manteaux,
L’arquebusier tirant celle qui prend envie
De laisser après soi une orpheline vie,
Puis les piquiers bandés, tellement affûtés
Qu’ils recevaient aux fers les corps précipités.

Tout ce que Loire, Seine et que Garonne abreuve
Était par rang dépeint comme va chaque fleuve ;
Cinquante effets pareils flamboyaient en leurs lieux,
Attirant jusqu’à soi par la suite les yeux.
Le Rhône n’est exempt, qui par sa fin nous guide
A juger quelle bête est un peuple sans bride.

Je laisse à part un pont rempli de condamnés,
Un gouverneur ayant ses amis festinés,
Qui leur donne plaisir de deux cents précipices.
Nous voyons de tels sauts, représailles, justices.
En suivant, l’œil arrive où deux divers portraits
Représentent un peuple armé de divers traits
Bandés pour déchirer, l’un Mouvant, l’autre Tende :
Il faut que la justice et l’un et l’autre rende
Aux ongles acharnés des affamés mutins.
Ceux-là veulent offrir leurs bergers aux mâtins,
Mais les chiens, respectant le cœur et les entrailles,
Furent comme chrétiens punis par ces canailles
Qui, en plusieurs endroits, ont rôti et mâché,
Savouré, avalé, tels cœurs en plein marché :
Si quelqu’un refusait, c’était à son dommage
Qu’il n’était pas bien né pour être anthropophage.

Point ne sont effacés, encor qu’ils soient plus vieux,
Les traits de Mérindol et Cabrière en feux.
L’œil, suivant les désirs, aux montagnes s’élongne
Qu’il voyait tapisser des beaux combats d’Angrongne.

Il contemplait changer en lions les agneaux,
Quand celui qui jadis fut berger des troupeaux,
De l’agneau fait lion, Amiral admirable,
Sachant en autre part la suite épouvantable
Des succès de sa mort, à ce point arriva
Que le troupeau ravi sur ses erres trouva.
Mais il leur fit quitter, pour venir à nos âges,
Tels spectacles entiers qui, d’image en images,
De pas en pas, menaient les célestes bourgeois
A voir Zischa, Bohême, enfin les Albigeois.
Ils quittent à regret cette file infinie
Des merveilles de Dieu, pour voir la tragédie
Qui efface le reste. Etant arrivés là,
De prophétique voix son âme ainsi parla :
« Venez voir comme Dieu châtia son Eglise
Quand sur nous, non sur lui, sa force fut assise,
Quand, devenus prudents, la paix et notre foi
Eurent pour fondement la promesse du Roi.
Il se montra fidèle en Torde perfidie
De nos haineux, et fit, en nous ôtant la vie,
Rester si abattu et faible son troupeau
Qu’en terre il ne traînait que les os et la peau.
Nous voulions contraster du peuple les finesses,
Nous enfants du royaume, et Dieu mit nos sagesses
Comme folie au vent ; encor l’homme obstiné,
Voyant tout ce qui est de l’homme condamné
Et les effets du ciel loin de son espérance,
Ne peut jamais tirer du mortel sa fiance.
O humains insensés ! ô fols entendements !
O décret bien certain des divins jugements ! »

Telle resta l’Eglise aux sangliers échappée
Que d’un champ tout foulé la face dissipée,
Dont les riches épis tout mûrs et jaunissants
Languissent sous les pieds des chevaux fracassants,
Ou bien ceux que le vent et la foudre et la grêle
Ont haché à morceaux, paille et grain pêle-mêle :
Rien ne se peut sauver du milieu des sillons,
Mais bien quelques épis levés des tourbillons
Dans les buissons plus forts, sous qui la vive guerre
Que leur ont fait les vents les a fichés en terre.
Ceux-ci, dessous l’abri de ces halliers épais,
Prennent vie en la mort, en la guerre la paix,
Se gardent au printemps, puis leurs branches dressées,
Des tuteurs aubépins rudement caressées,
Font passer leurs épis par la fâcheuse main
Des buissons ennemis, et parviennent en grain ;
La branche qui s’oppose au passer de leurs têtes
Les fâche et les retient, mais les sauve des bêtes.
C’est ainsi que seront gardés des inhumains,
Pour resemer l’Eglise, encore quelques grains
Armés d’afflictions, grains què les mains divines
Font naître à la faveur des poignantes épines,
Moisson de grand espoir : car c’est moisson de Dieu
Qui la fera renaître en son temps, en son lieu.

Jà les vives splendeurs des diversités peintes
Tiraient, à l’approcher, les yeux des âmes saintes ;
L’aspect en arrivant plus fier apparaissait,
L’éclatante lueur près de l’œil accroissait.
Premièrement entrait en Paris l’infidèle
Une troupe funèbre : on voit au milieu d’elle
Deux princes, des chrétiens l’humain et faible espoir
Pour présage et pour marque ils se paraient de noir,
Sur le coup de poison qui de la tragédie
Joua l’acte premier, en arrachant la vie
A notre Débora. Après est bien dépeint
Le somptueux apprêt, l’amas, l’appareil feint,
La pompe, les festins des doubles mariages
Qui déguisaient les cœurs et masquaient les visages.
La flûte qui joua fut la publique foi,
On pipa de la paix et d’amour de son Roi,
Comme un pêcheur, chasseur ou oiseleur appelle
Par l’appât, le gagnage ou l’amour de femelle,
Sous l’herbe dans la nasse, aux cordes, aux gluaux,
Le poisson abusé, les bêtes, les oiseaux.

Voici venir le jour, jour que les destinées
Voyaient à bas sourcils glisser de deux années,
Le jour marqué de noir, le terme des appas,
Qui voulut être nuit et tourner sur ses pas :
Jour qui avec horreur parmi les jours se compte,
Qui se marque de rouge et rougit de sa honte.
L’aube se veut lever, aube qui eut jadis
Son teint brunet orné des fleurs du paradis ;
Quand, par son treillis d’or, la rose cramoisie
Eclatait, on disait : « Voici ou vent, ou pluie. »
Cette aube, que la mort vient armer et coiffer
D’étincelants brasiers ou de tisons d’enfer,
Pour ne démentir point son funeste visage
Fit ses vents de soupirs, et de sang son orage.
Elle tire en tremblant du monde le rideau,
Et le soleil voyant le spectacle nouveau
A regret éleva son pâle front des ondes,
Transi de se mirer en nos larmes profondes,
D’y baigner ses rayons ; oui, le pâle soleil
Prêta non le flambeau, mais la torche de l’œil,
Encor pour n’y montrer le beau de son visage
Tira le voile en l’air d’un louche, épais nuage.

Satan n’attendit pas son lever, car voici :
Le front des spectateurs s’avise, à coup transi,
Qu’en paisible minuit, quand le repos de l’homme
Les labeurs et le soin en silence consomme,
Comme si du profond des éveillés enfers
Grouillassent tant de feux, de meurtriers et de fers,
La cité où jadis la loi fut révérée,
Qui à cause des lois fut jadis honorée,
Qui dispensait en France et la vie et les droits,
Où fleurissaient les arts, la mère de nos Rois,
Vit et souffrit en soi la populace armée
Trépigner la justice, à ses pieds diffamée.
Des brutaux débridés les monceaux hérissés,
Des ouvriers mécanics les scadrons amassés
Diffament à leur gré trois mille chères vies,
Témoins, juges et rois et bourreaux et parties.
Ici les deux partis ne parlent que françois.
Les chefs qui redoutés avaient fait autrefois
Le marchand, délivré de la crainte d’Espagne,
Avoir libre au trafic la mer et la campagne,
Par qui les étrangers tant de fois combattus,
Le Roi déprisonné de peur de leurs vertus,
Qui avaient entamé les batailles rangées,
Qui n’avaient aux combats cœurs ni faces changées,
L’appui des vrais Français, des traîtres la terreur,
Moururent délaissés de force et non de cœur,
Ayant pour ceps leurs lits détenteurs de leurs membres,
Pour geôlier leur hôte, et pour prison leurs chambres,
Par les lièvres fuyards armés à millions
Qui tremblaient en tirant la barbe à ces lions,
De qui la main poltronne et la craintive audace
Ne les pouvait, liés, tuer de bonne grâce.
Dessous le nom du Roi, parricide des lois,
On détruisait les cœurs par qui les Rois sont Rois.
Le coquin, possesseur de royale puissance,
Dans les fanges tramait les sénateurs de France ;
Tout riche était proscrit ; il ne fallait qu’un mot
Pour venger sa rancœur sous le nom d’huguenot.
Des procès ennuyeux fut la longueur finie,
La fille ôte à la mère et le jour et la vie,
Là le frère sentit de son frère la main,
Le cousin éprouva pour bourreau son germain ;
L’amitié fut sans fruit, la connaissance éteinte,
La bonne volonté utile comme feinte.

D’un visage riant notre Caton tendoit
Nos yeux avec les siens, et le bout de son doigt,
A se voir transpercé ; puis il nous montra comme
On le coupe à morceaux : sa tête court à Rome,
Son corps sert de jouet aux badauds ameutés,
Donnant le branle au cours des autres nouveautés.
La cloche qui marquait les heures de justice,
Trompette des voleurs, ouvre aux forfaits la lice ;
Ce grand palais du droit fut contre droit choisi
Pour arborer au vent l’étendard cramoisi.
Guerre sans ennemi, où l’on ne trouve à fendre
Cuiras se que la peau ou la chemise tendre.
L’un se défend de voix, l’autre assaut de la main,
L’un y porte le fer, l’autre y prête le sein :
Difficile à juger qui est le plus astorge,
L’un à bien égorger, l’autre à tendre la gorge.
Tout pendard parle haut, tout équitable craint,
Exalte ce qu’il hait ; qui n’a crime le feint.
Il n’est garçon, enfant, qui quelque sang n’épanche
Pour n’être vu honteux s’en aller la main blanche.
Les prisons, les palais, les châteaux, les logis,
Les cabinets sacrés, les chambres et les lits
Des princes, leur pouvoir, leur secret, leur sein même
Furent marqués des coups de la tuerie extrême.
Rien ne fut plus sacré quand on vit par le Roi
Les autels violés, les pleiges de la foi.
Les princesses s’en vont de leurs lits, de leurs chambres,
D’horreur, non de pitié, pour ne toucher aux membres
Sanglants et détranchés que le tragique jour
Mena chercher la vie au nid du faux amour.
Libitine marqua de ses couleurs son siège,
Comme le sang des faons rouille les dents du piège,
Ces lits, pièges fumants, non pas lits, mais tombeaux
Où l’Amour et la Mort troquèrent de flambeaux.
Ce jour voulut montrer au jour par telles choses
Quels sont les instruments, artifices et causes
Des grands arrêts du ciel. Or déjà vous voyez
L’eau couverte d’humains, de blessés mi-noyés,
Bruyant contre ses bords la détestable Seine,
Qui, des poisons du siècle à ses deux chantiers pleine,
Tient plus de sang que d’eau ; son flot se rend caillé,
A tous les coups rompu, de nouveau resouillé
Par les précipités : le premier monceau noie,
L’autre est tué par ceux que derniers on envoie ;
Aux accidents mêlés de l’étrange forfait
Le tranchant et les eaux débattent qui l’a
Le tranchant et les eaux débattent qui l’a fait.
Le pont, jadis construit pour le pain de sa ville,
Devint triste échafaud de la fureur civile :
On voit à l’un des bouts l’huis funeste, choisi
Pour passage de mort, marqué de cramoisi ;
La funeste vallée, à tant d’agneaux meurtrière,
Pour jamais gardera le titre de Misère,
Et tes quatre bourreaux porteront sur leur front
Leur part de l’infamie et de l’horreur du pont,
Pont, qui eus pour ta part quatre cents précipices !
Seine veut engloutir, louve, tes édifices :
Une fatale nuit en demande huit cents,
Et veut aux criminels mêler les innocents.

Qui marche au premier rang des hosties rangées ?
Qui prendra le devant des brebis égorgées ?

Ton nom demeure vif, ton beau teint est terni,
Piteuse, diligente et dévote Yverny,
Hôtesse à l’étranger, des pauvres aumônière,
Garde de l’hôpital, des prisons trésorière.
Point ne t’a cet habit de nonnain garanti,
D’un patin incarnat trahi et démenti
Car Dieu n’approuva pas que sa brebis d’élite
Dévêtît le mondain pour vêtir l’hypocrite ;
Et quand il veut tirer du sépulcre les siens,
Il ne veut rien de sale à conférer ses biens.

Mais qu’est-ce que je vois ? un chef qui s’entortille,
Par les volants cheveux, autour d’une cheville
Du pont tragique, un mort qui semble encore beau,
Bien que pâle et transi, demi-caché en l’eau ;
Ses cheveux, arrêtant le premier précipice,
Lèvent le front en haut qui demande justice.
Non, ce n’est pas ce point que le corps suspendu
Par un sort bien conduit a deux jours attendu ;
C’est un sein bien aimé, qui traîne encore en vie,
Ce qu’attend l’autre sein pour chère compagnie.
Aussi vois-je mener le mari condamné,
Percé de trois poignards aussitôt qu’amené,
Et puis poussé en bas, où sa moitié pendue
Reçut l’aide de lui qu’elle avait attendue :
Car ce corps en tombant des deux bras l’empoigna,
Avec sa douce prise accouplé se baigna,
Trois cents précipités, droit en la même place,
N’ayant pu recevoir ni donner cette grâce.
Apprends, homme de sang, et ne t’efforce point
A désunir les corps que le ciel a conjoint.

Je vois le vieil Rameau à la fertile branche,
Chappes caduc rougir leur perruque si blanche,
Brion de piété comme de poil tout blanc,
Son vieil col embrassé par un prince du sang
Qui aux coups redoublés s’oppose en son enfance :
On le perce au travers de si faible défense ;
C’était faire périr une nef dans le port,
Dérober le métier à l’âge et à la mort.

Or, cependant qu’ainsi par la ville on travaille,
Le Louvre retentit, devient champ de bataille,
Sert après d’échafaud, quand fenêtres, créneaux
Et terrasses servaient à contempler les eaux,
Si encores sont eaux. Les dames mi-coiffées
A plaire à leurs mignons s’essaient échauffées,
Remarquent les meurtris, les membres, les beautés,
Bouffonnent salement sur leurs infirmités.
A l’heure que le ciel fume de sang et d’âmes,
Elles ne plaignent rien que les cheveux des dames.
C’est à qui aura lieu à marquer de plus près
Celles que Ton égorge et que Ton jette après,
Les unes qu’ils forçaient avec mortelles pointes
D’elles-mêmes tomber, pensant avoir éteintes
Les âmes quand et quand, que Dieu ne pouvant voir
Le martyre forcé prendrait pour désespoir
Le cœur bien espérant. Notre Sardanapale
Ridé, hideux, changeant, tantôt feu, tantôt pâle,
Spectateur par ses cris tout enroués servait
De trompette aux marauds ; le hasardeux avait
Armé son lâche corps ; sa valeur étonnée
Fut, au lieu de conseil, de putains entournée ;
Ce Roi, non juste Roi, mais juste arquebusier,
Giboyait aux passants trop tardifs à noyer !
Vantant ses coups heureux il déteste, il renie
Pour se faire vanter à telle compagnie.
On voyait par l’orchestre, en tragique saison,
Des comiques Gnathons, des Thaïs, un Thrason.
La mère avec son train hors du Louvre s’élongne,
Veut jouir de ses fruits, estimer la besongne.
Une de son troupeau trotte à cheval trahir
Ceux qui sous son secret avaient pensé fuir.
En tel état la cour, au jour d’éjouissance,
Se pourmène au travers des entrailles de France.

Cependant que Néron amusait les Romains
Au théâtre et au cirque à des spectacles vains,
Tels que ceux de Bayonne ou bien des Tuileries,
De Blois, de Bar-le-Duc, aux forts, aux mommeries,
Aux ballets, carrousels, barrières et combats,
De la guerre naissant les berceaux, les ébats,
Il fit par boutefeux Rome réduire en cendre ;
Cet appétit brutal prit plaisir à entendre
Les hurlements divers des peuples affolés,
Riait sur l’affligé, sur les coeurs désolés,
En attisant toujours la braise mi-éteinte
Pour, sur les os cendreux, tyranniser sans crainte.
Quand les feux, non son coeur, furent saouls de malheurs,
Par les pleurs des martyrs il apaisa les pleurs
Des Romains abusés : car, des prisons remplies
Arrachant les chrétiens, il immola leurs vies,
Holocaustes nouveaux, pour offrir à ses dieux
Les saints expiateurs et cause de ses feux.
Les ébats coutumiers de ses après-dinées
Étaient à contempler les faces condamnées
Des chers témoins de Dieu, pour plaisir consumés
Par les feux, par les dents des lions affamés.
Ainsi l’embrasement des masures de France
Humilie le peuple, élève l’arrogance
Du tyran, car au prix que l’impuissance naît,
Au prix peut-il pour loi prononcer : Il me plaît.
Le peuple n’a des yeux à son mal ; il s’applique
A nourrir son voleur en cherchant l’hérétique,
Il fait les vrais chrétiens cause de peste et faim,
Changeant la terre en fer et le ciel en airain.
Ceux-là servent d’hostie, injustes sacrifices
Dont il faut expier de nos Princes les vices,
Qui, fronçant en ce lieu l’épais de leurs sourcils,
Résistent aux soupirs de tant d’hommes transis :
Comme un Domitian, pourvu de telles armes,
Des Romains qui tremblaient épouvantait les larmes,
Dévoyant la pitié, détournant autre part
Les yeux à contempler son flamboyant regard.

Charles tournait en peur par des regards semblables
De nos princes captifs les regrets lamentables,
Tuait Tespoir en eux, en leur faisant sentir
Que le front qui menace est loin du repentir.
Aux yeux des prisonniers le fier changea de face,
Oubliant le dédain de sa fière grimace,
Quand, après la semaine, il sauta de son lit,
Eveilla tous les siens pour entendre à minuit
L’air aboyant de voix, de tel éclat de plaintes
Que le tyran cuidant les fureurs non éteintes
Et qu’après les trois jours pour le meurtre ordonnés
Se seraient les félons encore mutinés,
Il dépêcha partout inutiles défenses :
Il voit que l’air seul est l’écho de ses offenses,
Il tremble, il fait trembler par dix ou douze nuits
Les coeurs des assistants, quels qu’ils fussent, et puis
Le jour effraie l’œil quand l’insensé découvre
Les corbeaux noircissant le pavillon du Louvre.

Catherine au cœur dur par feinte s’éjouit,
La tendre Elizabeth tombe et s’évanouit ;
Du Roi, jusqu’à la mort, la conscience immonde
Le ronge sur le soir, toute la nuit lui gronde,
Le jour siffle en serpent ; sa propre âme lui nuit,
Elle-même se craint, elle d’elle s’enfuit.

Toi, Prince prisonnier, témoin de ces merveilles,
Tu as de tels discours enseigné nos oreilles ;
On a vu à la table, en public, tes cheveux
Hérisser en contant tels accidents affreux.
Si un jour, oublieux, tu en perds la mémoire,
Dieu s’en souviendra bien à ta honte, à sa gloire.
L’homme ne fut plus homme, ains le signe plus grand
D’un excès sans mesure apparut quand et quand :
Car il ne fut permis aux yeux forcés du père
De pleurer sur son fils ; sans parole, la mère
Voyait traîner le fruit de son ventre et son cœur ;
La plainte fut sans voix, muette la douleur.
L’espion attentif, redouté, prenait garde
Sur celui qui d’un œil moins furieux regarde ;
L’oreille de la mouche épie en tous endroits
Si quelque bouche prête à son âme la voix.
Si quelqu’un va chercher en la barge commune
Son mort, pour son témoin il ne prend que la lune
Aussi bien au clair jour ces membres détranchés
Ne se discernent plus fidèlement cherchés.
Que si la tendre fille ou bien l’épouse tendre
Cherchent père ou mari, crainte de se méprendre
En tirent un semblable, et puis disent : « Je tiens,
Je baise mon époux ou du moins un chrétien. »

Ce fut crime surtout de donner sépulture
Aux repoussés des eaux : somme que la nature,
Le sang, le sens, l’honneur, la loi d’humanité,
L’amitié, le devoir et la proximité,
Tout esprit et pitié délaissés par la crainte
Virent l’âme immortelle à cette fois éteinte.

A ce luisant patron, au grand commandement
Pressé par les Amans, porté légèrement,
Mille folles cités, à faces déguisées,
Se trouvent aussitôt à tuer embrasées.
Le même jour émut à même chose Meaux
Qui, pour se délecter de quelques traits nouveaux,
Parmi six cents noyés, victimes immolées,
Vit au pas de la mort vingt femmes violées.

On voit Loire, inconnu tant farouche, laver
Les pieds d’une cité qui venait d’achever
Seize cents poignardés, attachés à douzaines ;

Le palais d’Orléans en vit les salles pleines,
Dont l’amas fit une île, une chaussée, un mont,
Lequel fit refouler le fleuve contremont,
Et dessus et dessous ; et les mains et les villes,
Qui n’avaient pas trempé dans les guerres civiles,
Troublent à cette fois Loire d’un teint nouveau,
Chacun ayant gagné dans ce rang un tableau.

Lyon, tous tes lions refusèrent l’office :
Le vil exécuteur de la haute justice,
Le soldat, l’étranger, les braves garnisons
Dirent que leur valeur ne s’exerce aux prisons.
Quand les bras et les mains, les ongles détestèrent
D’être les instruments qui la peau déchirèrent,
Ton ventre te donna de quoi percer ton flanc ;
L’ordure des boyaux se creva dans ton sang.

Voilà Tournon, Viviers et Vienne et Valence
Poussant avec terreur de Lyon l’insolence,
Troublés de mille corps qu’ils éloignent ; et puis
Arles, qui n’a chez soi ne fontaines ne puits,
Souffrit mourir de soif, quand du sang le passage
Dix jours leur défendit du Rhône le breuvage.
Ici, l’Ange troisième épandit à son rang
Au Rhône sa fiole, et ce fleuve fut sang.
Ici, l’Ange des eaux cria : « Dieu qu’on adore,
Qui es, qui as été, et qui seras encore,
Ici tu as le droit pour tes saints exercé,
Versant le sang à boire à ceux qui l’ont versé. »

Seine le renchérit ; ses deux cornes distantes
Ne souffrirent leurs gens demeurer innocentes :
Troyes d’un bout, Rouen de l’autre, se font voir
Qui ouvrent leurs prisons pour un funeste espoir,
Et lors, par divers jours et par le rôle, ils nomment
Huit cents têtes qu’en ordre et désordre ils assomment.

Toulouse y ajouta la foi du parlement,
Fit crier la sûrté, pour plus déloyaument
Conserver le renom de reine des cruelles.
Mais tant d’autres cités jusques alors pucelles,
De qui l’air ou les arts amollissent les cœurs,
De qui la mort bannie haïssait les douceurs,
N’ont enfin résisté aux dures influences
Qui leur donnent le branle aux communes cadences.

Angers, tu l’as senti, mère des écoliers,
Tu l’as senti, courtois et délicat Poitiers ;
Favorable Bordeaux, le nom de favorable
Se perdit en suivant l’exemple abominable.

Dax suivit même jeu. Leurs voisins belliqueux
Prirent autre patron et autre exemple qu’eux :
Tu as (dis-tu) soldats, et non bourreaux, Bayonne,
Tu as de liberté emporté la couronne,
Couronne de douceur qui, en si dur méchef,
De clous de diamants est ferme sur ton chef.

Où voulez-vous, mes yeux, courir ville après ville,
Pour décrire des morts jusques à trente mille ?
Quels mots trouverez-vous, quel style, pour nommer
Tant de flots renaissant de l’impiteuse mer ?
Œil, qui as lu ces traits, si tu écoute, oreille,
Encore un peu d’haleine à savoir la merveille
De ceux que Dieu tira des ombres du tombeau.
Nous changeons de propos. Vois encore ce tableau
De Bourge : on y connaît la brigade constante
De quelques citoyens, bien comptés pour quarante,
Et recomptés après, afin qu’il n’arrivât
Que par mégarde aucun condamné se sauvât.
Au naître du soleil, un à un on les tue :
On les met cinq à cinq exposés à la vue
Du transi magistrat ; le compte bien trouvé
Acertena la mort que rien n’était sauvé.
Cette injuste justice au tiers jour amassée
Oit le son étouffé, la voix triste et cassée
D’un gosier languissant. Ceux qui par plusieurs fois
Cherchèrent curieux d’où partait cette voix
Découvrent à la fin qu’un vieillard, plein d’envie
D’allonger les travaux, les peines de la vie,
S’était précipité dans un profond pertuis :
La faim fit résonner l’abîme de son puits,
Etant un des bouchers dépêché en sa place.
Ces juges contemplaient avec craintive face
Du siècle un vrai portrait, du malheur le miroir.
Ils lui donnent du pain, pour en lui faire voir
Comment Dieu met la vie au péril plus extrême
Parmi les os et nerfs de la mort pâle et blême,
Relève l’étonné, affaiblit le plus fort,
Pour donner au meurtrier par son couteau la mort.

Caumont, qui à douze ans eus ton père et ton frère
Pour cuirasse pesante, apprends ce qu’il faut faire,
Quel Prince t’a tiré, quel bras fut ton secours.
Tes père et frère sont dessus toi tous les jours.
Nature vous forma d’une même substance,
La mort vous assembla comme fit la naissance :
Cousu mort avec eux, et vif, tu as de quoi
Tes compagnons de mort faire vivre par toi.
Ton sein est pour jamais teint du sang de tes proches,
Dieu t’a sauvé par grâce, ou bien c’est pour reproches
Grâce, en mettant pour lui l’esprit qui t’a remis,
Reproche, en te faisant serf de tes ennemis.

De pareille façon on voit couché en terre
Celui qu’en trente lieux son ennemi enferre.
Une troupe y accourt, dont chacun fut lassé
De repercer encor le sein déjà percé ;
Puis l’ennemi retourne et, couché face à face,
Il met de son poignard la pointe sur la place
Où il juge le cœur ; en redoublant trois fois,
Du gosier blasphémant lui sortit cette voix :
« Va-t’en dire à ton Dieu qu’il te sauve à cette heure !
Mais, homme, tu mentis, car il faut que tu meure
De la main du meurtri : certes le Dieu vivant
Pour âme lui donna de sa bouche le vent,
Et cette voix qui Dieu et sa force défie
Donne mort au meurtrier et au meurtri la vie.

Voici, de peur d’Achas, un prophète caché
En un lieu hors d’accès, en vain trois jours cherché.
Une poule le trouve, et sans faillir prend cure
De pondre dans sa main trois jours sa nourriture.
O chrétiens fugitifs, redoutez-vous la faim ?
Le pain est don de Dieu, qui sait nourrir sans pain :
Sa main dépêchera commissaires de vie,
La poule de Merlin ou les corbeaux d’Elie.

Reniers eut tel secours et vit un corbeau tel
Quand Vésins furieux, son ennemi mortel,
Lui fit de deux cents lieues escorte et compagnie.
Il attendait la mort dont il reçut la vie,
N’ayant, tout le chemin, ni propos ni devis
Sinon, au séparer, ce magnifique avis :
« Je te reprocherai, Reniers, mon assistance
Si du fait de Paris tu ne prends la vengeance. »

Moi, qui rallie ainsi les échappés de mort
Pour prêter voix et mains au Dieu de leur support,
Qui chante à l’avenir leurs frayeurs et leurs peines,
Et puis leurs libertés, me tairai-je des miennes ?

Parmi ces âpres temps l’esprit, ayant laissé
Aux assassins mon corps en divers lieux percé,
Par l’Ange consolant mes amères blessures,
Bien qu’impur, fut mené dans les régions pures.
Sept heures me parut le céleste pourpris
Pour voir les beaux secrets et tableaux que j’écris,
Soit qu’un songe au matin m’ait donné ces images,
Soit qu’en la pâmoison l’esprit fit ces voyages.
Ne t’enquiers, mon lecteur, comment il vit et fit,
Mais donne gloire à Dieu en faisant ton profit.
En cependant qu’en lui, extatic, je me pasme,
Tourne à bien les chaleurs de mon enthousiasme.

Doncques, le front tourné vers le Midi ardent,
Paraissaient du zénith, penchant vers l’Occident,
Les spectacles passés qui tournaient sur la droite.
Ce qui est au-devant est cela qui s’exploite :
Là éclatent encor cent portraits élongnés,
Où se montrent les fils du siècle embesongnés ;
On voit qu’en plusieurs lieux les bourreaux refusèrent
Ce que bourgeois, voisins et parents achevèrent.
L’esprit lassé, par force avisa le monceau
Des chrétiens condamnés qui, nus jusqu’à la peau,
Attendent par deux jours quelque main ennemie
Pour leur venir ôter la faim avec la vie ;
Puis voici arriver secours aux enfermés,
Les bouchers aux bras nus, au sang accoutumés,
Armés de leurs couteaux qui apprêtent les bêtes,
Et ne font qu’un corps mort de bien quatre cents têtes.

Les temples des Baalims étaient remplis de cris
De ceux de qui les corps, comme vides d’esprits,
Vivant du seul sentir, par force, par paroles,
Par menaces, par coups s’enclinaient aux idoles ;
Et, à pas regrettés, les infirmes de cœur
Pour la peur des humains de Dieu perdaient la peur.
Ces désolés, transis par une aveugle envie
D’un vivre malheureux, quittaient l’heureuse vie,
La plupart préparant, en se faisant ce tort,
Les âmes à la géhenne et les corps à la mort,
Quand Dieu juste permit que ces piteux exemples
N’allongeassent leurs jours que sur le seuil des temples.
Non pourtant que son œil de pitié fût ôté,
Que le Saint-Esprit fût blessé d’infirmité :
Sa grâce y met la main. Tels étaient les visages
Des jugements à terme accomplis en nos âges.

A la gauche du ciel, au lieu de ces tableaux,
Eblouissent les yeux les astres clairs et beaux :
Infinis millions de brillantes étoiles,
Que les vapeurs d’en bas n’offusquaient de leurs voiles,
En lignes, points et ronds, parfaits ou imparfaits,
Font ce que nous lisons après dans les effets.
L’Ange m’en fait leçon, disant : « Voilà les restes
Des hauts secrets du ciel : là les bourgeois célestes
Ne lisent qu’aux rayons de la face de Dieu ;
C’est de tout l’avenir le registre, le lieu
Où la harpe royale était lors élevée
Qu’elle en sonna ces mots : Pour jamais engravée
Est dedans le haut ciel que tu créas jadis
La vraie éternité de tout ce que tu dis.
C’est le registre saint des actions secrètes,
Fermé d’autant de sceaux qu’il y a de planètes.
Le prophète dompteur des lions indomptés
Le nomme en ses écrits l’écrit des vérités.
Tout y est bien marqué, nul humain ne l’explique ;
Ce livre n’est ouvert qu’à la troupe angélique,
Puis aux élus de Dieu, quand en perfection
L’âme et le corps goûtront la résurrection.
Cependant ces portraits leur mettent en présence
Les biens et maux présents de leur très chère engeance. »
Je romps pour demander : « Quoi ! les ressuscités
Pourront-ils discerner de leurs proximités
Les visages, les noms, se souvenant encore
De ceux-là que la mort oublieuse dévore ? »
L’Ange répond : « L’état de la perfection
Ravit à l’Eternel toute l’affection ;
Mais puisqu’ils sont parfaits, en leur comble faut croire
Parfaite connaissance et parfaite mémoire.
« Cependant, sur le point de ton heureux retour,
Esprit, qui as de Dieu eu le zèle et l’amour,
Vois-tu ce rang si beau de luisants caractères ?
C’est le cours merveilleux du succès de tes frères.

« Voilà un camp maudit à son malheur planté
Aux bords de l’Océan aboyant la cité,
La sainte Béthulie, aux agnelets défense,
Des petits le bouclier, des hautains la vengeance.
Là finissent leurs jours, l’espoir et les fureurs,
Tués, mais non au lit, vingt mille massacreurs.
Dieu fit marcher, voulant délivrer sans armée
La Rochelle poudreuse et Sancerre affamée,
Les visages nouveaux des Sarmates rasés,
Secourables aux bons, pour eux mal avisés.
Que vois-je ? l’Océan à la face inconnue,
Qui, en contrefaisant la nourricière nue
D’où le désert blanchit par les célestes dons,
Veut blanchir le rivage abrié de sourdons.
Dites, physiciens, qui faites Dieu nature,
Comment la mer, n’ayant mis cette nourriture
Dans ce havre jamais, trouva ce nouveau pain
Au point que dans le siège entrait la pâle faim,
Et pourquoi cette manne et pâture nouvelle,
Quand la faim s’en alla, s’enfuit avec elle ?
Le ciel prend à plaisir, Rochelais, vos tableaux,
Mémoires du miracle, et en fait de plus beaux.

« Vois-tu dessous nos pieds une flamme si nette,
Une étoile sans nom, sans cheveux un comète,
Fanal sur Bethléem, mais funeste flambeau
Qui mène par le sang Charle-Hérode au tombeau ?
« Jésabel par poisons et par prisons besogne
Pour sur le trône voir le fuitif de Pologne :
Il trouve, à son retour, non des agneaux craintifs,
Mais des lions trompés, retraite aux fugitifs.

« De la mer, du midi et des Alpes encore
L’esprit va réveiller qui en esprit adore :
Aux coteaux de la Clergue, aux Pirenes gelés,
Aux Cévennes d’Auvergne, en voilà d’appelés.
Les cailloux et les rocs prennent et forme et vie
Pour guerroyer de Dieu la lignée ennemie,
Pour être d’Abraham tige continuel,
Et relever sur pieds l’enseigne d’Israël,
Conduits par les bergers, destitués de princes,
Partagent par moitié du règne les provinces,
Contre la vanité les fils des vanités
S’arment : leurs confidents par eux sont tourmentés.

«Je vois l’amas des Rois et conseillers de terre
Qui changent une paix au progrès d’une guerre,
Un Roi mangeant l’hostie et l’idole, en jurant
D’achever des chrétiens le faible demeurant,
N’y épargner le sang du peuple ni la vie,
Les promesses, les voix, la foi, la perfidie.

François, mauvais François, de l’affligé troupeau
Se fait le conducteur et puis, traître et bourreau,
Porte au Septentrion ses infidèles trames.
Vaincu par les agneaux, il engage les âmes
Complices des auteurs de ses desseins pervers
A parer en un jour de charognes Anvers :
Car Dieu fait tout mentir, menaces et injures.
Tant de subtils conseils font tous ces Rois parjures
Frappés d’étonnement, et bien punis de quoi
Ils ont mis en mépris la parole et la foi ;
Par la force il les rend perfides à eux-mêmes.
Le vent fit un jouet de leurs braves blasphèmes.

« Voilà vers le midi trois Rois en pièces mis,
Les ennemis de Dieu pris par ses ennemis.
« Le Venin de la cour préparé s’achemine
Pour mener à Samson Dalila Philistine.

« Un Roi, cherchant secours parmi les serfs, n’a rien
Que pour rendre vainqueur le grand Ibérien.
Celui-là prend de l’or, en fait une semence
Qui contre les Français reconjure la France,
Ses peuples tôt après contre lui conjurés,
Par contraintes vertus vengés et délivrés.
Celui qui de régner sur le monde machine
S’engraisse pour les poux, curée à la vermine.

« Vois deux camps, dont l’un prie et soupire en s’armant,
L’autre présomptueux menace en blasphémant.
O Coutras ! combien tôt cette petite plaine
Est de cinq mille morts et de vengeance pleine !

« Voici Paris armé sous les lois du Guisard ;
Il chasse de sa cour l’hypocrite renard,
Qui tire son chasseur après en sa tanière.
Les noyeurs n’ont tombeau que la trouble rivière,
Les maîtres des tueurs périssent de poignards,
Les supports des brûleurs par les brûleurs sont ards :
Loire qui fut bourrelle aura le soin de rendre
Les brins éparpillés de leur infâme cendre.
Aussitôt leur boucher, de ses bouchers pressé,
Des proscrits secouru, se voit des siens laissé.
Son procureur, jadis des martyrs la partie,
Procure et mène au Roi le trancheur de sa vie,
Au mois, jour et logis, à la chambre et au lieu
Où à mort il jugea la famille de Dieu :
Fait gibier d’un cagot vilain porte-besace,
Il quitte au condamné ses fardeaux et sa place.

« Arques n’est oublié, ni le succès d’Ivry.
Connais par qui tu fus victorieux, Henry ;
Tout ploie sous ton heur, mais il est prédit comme
Ce qu’on devait à Dieu fut pour le Dieu de Rome.

« Paris, tu es réduite à digérer l’humain :
Trois cents mille des tiens périssent par la faim
Dans le tour des dix lieues qu’à chaque paix frivole
Tu donnais pour limite au pain de la parole.

« Si tu pouvais connaître, ainsi que je connais,
Combien je vois lier de Princes et de Rois
Par les venins subtils de la bande hypocrite,
Par l’arsenic qu’épand l’engeance Loyolite !
O Suède ! ô Moscou ! Pologne, Autriche, hélas !
Quels changements, premier que vous en soyez las !

« Que te dirai-je plus ? Ces étoiles obscures
Ecrivent à regret les choses plus impures.
O qu’après long travail, long repos, longue nuit
La lassitude en France et à ses bords produit !
Que te profitera, mon enfant, que tu voie
Quelque peu de fumée au fond de la Savoie,
Un sursaut de Genève, un catarrheux sommeil,
Venise voir du jour une aube sans soleil ?
Quoi plus ? la main de Dieu douce, docte et puis rude
A parfaire trente ans l’entière ingratitude,
Et puis à la punir : ô funestes apprêts !
Flambeau luisant éteint ! Ne vois rien de plus près.

« Tu verrais bien encore, après un tour de sphère,
Un double deuil forcé, le fils de l’adultère,
Berceau, tombeau captifs, goûter tout et vomir,
Albion désireux, non puissant de dormir.
Je vois jeter, des bords de l’infidèle terre,
La planche aux assassins aux côtes d’Angleterre :
La peste des esprits qui arrive à ses bords
Pousse devant la mort, et la peste des corps.
Révolte en l’Occident, au plus loin de la terre.
Les Français impuissants et de paix et de guerre
Un Prince Apollyon, un Péricle en serments,
Fait voir au grand soleil les anciens fondements
De ses nobles cités qu’il réduit en masures,
Roi de charbons, de cendre et morts sans sépulture.
Les Bataves font faute ; Ottoman combattu,
Les Allemands contraints à l’ancienne vertu.
Quoi ! la porque Italie à son rang fume, et souffre
L’odeur qui lui fâchait de la mèche et du soufre,
Et l’Europe d’un coup peut porter et armer
Trente armées sur terre et sept dessus la mer.
Vois de Jérusalem la nation remise,
L’Antéchrist abattu, en triomphe l’Eglise.
Holà ! car le Grand Juge en son trône est assis
Sitôt que l’ère joint à nos mille trois six.

« Retourne à ta moitié, n’attache plus ta vue
Au loisir de l’Eglise, au repos de Capue.
Il te faut retourner satisfait en ton lieu,
Employer ton bras droit aux vengeances de Dieu.
Je t’ai guidé au cours du céleste voyage,
Ecris fidèlement : que jamais autre ouvrage,
Bien que plus délicat, ne te semble plaisant
Au prix des hauts secrets du firmament luisant.
Ne chante que de Dieu, n’oubliant que lui-même
T’a retiré : voilà ton corps sanglant et blême
Recueilli à Talcy, sur une table, seul,
A qui on a donné pour suaire un linceul.
Rapporte-lui la vie en l’amour naturelle
Que, son mâle, tu dois porter à ta femelle.

Tu m’as montré, ô Dieu, que celui qui te sert
Sauve sa vie alors que pour toi il la perd.
Ta main m’a délivré, je te sacre la mienne,
Je remets en ton sein cette âme qui est tienne.
Tu m’as donné la voix, je te louerai, mon Dieu,
Je chanterai ton los et ta force au milieu
De tes sacrés parvis, je ferai tes merveilles,
Ta défense et tes coups retentir aux oreilles
Des Princes de la terre, et si le peuple bas
Saura par moi comment les tyrans tu abats.
Mais premier que d’entrer au prévoir et décrire
Tes derniers jugements, les arrêts de ton ire,
Il faut faire une pause et finir ces discours
Par une vision qui couronne ces jours,
L’esprit ayant encor congé par son extase
De ne suivre, écrivant, du vulgaire la phrase.

L’Océan donc était tranquille et sommeillant
Au bout du sein breton, qui s’enfle en recueillant
Tous les fleuves français : la tournoyante Seine,
La Gironde, Charente et Loire et la Vilaine.
Ce vieillard refoulait ses cheveux gris et blonds
Sur un lit relevé, dans un paisible fonds
Marqueté de coral et d’unions exquises,
Les sachets d’ambre gris dessous ses tresses grises.
Les vents les plus discrets lui chatouillaient le dos.
Les Lymphes de leurs mains avaient fait ce repos,
La paillasse de mousse et le matras d’éponge.
Mais ce profond sommeil fut réveillé d’un songe.
La lame de la mer étant comme du lait,
Les nids des alcyons y nageaient à souhait.
Entre les flots salés et les ondes de terre
S’émut par accidents une subite guerre :
Le dormant pense ouïr un contraste de vents
Qui, du haut de la mer jusqu’aux sables mouvants,
Troublaient tout son royaume et, sans qu’il le consente,
Voulaient à son désu ordonner la tourmente.

« Comment ! dit le vieillard, l’air volage et léger
Ne sera-il jamais lassé de m’outrager,
De ravager ainsi mes provinces profondes ?
Les ondes font les vents comme les vents les ondes,
Ou bien l’air pour le moins ne s’anime en fureurs
Sans le consentement des corps supérieurs :
Je pousse les vapeurs causes de la tourmente ;
L’air soit content de l’air, l’eau de l’eau est contente. »

Le songe le trompait, comme quand nous voyons
Un soldat s’affûter aussitôt nous oyons
Le bruit d’une fenêtre ou celui d’une porte,
Quand l’esprit va devant les sens : en même sorte
Le songeur prit les sons de ces flots mutinés
Encontre d’autres flots jappants, enfélonnés,
Pour le trouble de l’air et le bruit de tempête.
Il élève en frottant sa vénérable tête :
Premier un fer pointu paraît, et puis le front,
Ses cheveux regrissés par sa colère en rond ;
Deux têtes de dauphins et les deux balais sortent
Qui nagent à fleur d’eau, et sur le dos le portent.
Il trouva cas nouveau, lorsque son poil tout blanc
Ensanglanta sa main ; puis voyant à son flanc
Que l’onde refuyant laissait sa peau rougie :

« A moi ! dit-il, à moi i pour me charger d’envie,
A moi ! qui dans mon sein ne souffre point les morts,
La charogne, l’ordure, ains la jette à mes bords !
Bâtardes de la terre et non filles des nues,
Fièvres de la nature ! Allons, têtes cornues
De mes béliers armés, repoussez-les, heurtez,
Qu’ils s’en aillent ailleurs purger leurs cruautés. »

Ainsi la mer allait, faisant changer de course
Des gros fleuves à mont vers la coupable source,
D’où sortait par leurs bords un déluge de sang.
A la tête des siens, l’Océan au chef blanc
Vit les deux s’entrouvrir, et les Anges à troupes
Fondre de l’air en bas, ayant en main des coupes
De précieux rubis, qui, plongés dedans l’eau,
En chantant rapportaient quelque présent nouveau.
Ces messagers ailés, ces Anges de lumière
Triaient le sang meurtri d’avec l’onde meurtrière
Dans leurs vases remplis, qui prenaient heureux lieu
Aux plus beaux cabinets du palais du grand Dieu.
Le soleil, qui avait mis un épais nuage
Entre le vilain meurtre et son plaisant visage,
Ores de chauds rayons exhale à soi le sang
Qu’il faut qu’en rouge pluie il renvoie à son rang.
L’Océan, du soleil et du troupeau qui vole
Ayant pris sa leçon, change avis et parole :

« Venez, enfants du ciel, s’écria le vieillard,
Héritiers du royaume, à qui le ciel départ
Son champ pour cemitière. O saints que je repousse !
Pour vous, non contre vous, juste je me courrouce. »

Il s’avance dans Loire, il rencontre les bords,
Les sablons cramoisis bien tapissés de morts :
Curieux il assemble, il enlève, il endure
Cette chère dépouille au rebours de nature.
Ayant tout arrangé, il tourne avec les yeux
Et le front seréné ces paroles aux cieux :
« Je garderai ceux-ci, tant que Dieu me commande
Que les fils du bonheur à leur bonheur je rende.
Il n’y a rien d’infect, ils sont purs, ils sont nets :
Voici les paremens de mes beaux cabinets.
Terre qui les trahis, tu étais trop impure
Pour des saints et des purs être la sépulture. »

A tant il plonge au fond, l’eau rit en mille rais,
Puis, ayant fait cent ronds, crache le sable après.

Ha ! que nos cruautés fussent ensevelies
Dans le centre du monde ! ha ! que nos ordes vies
N’eussent empuanti le nez de l’étranger !
Parmi les étrangers nous irions sans danger :
L’œil gai, la tête haut, d’une brave assurance
Nous porterions au front l’honneur ancien de France.

Etrangers irrités, à qui sont les François
Abomination, pour Dieu ! faites le choix
De celui qu’on trahit et de celui qui tue ;
Ne caressez chez vous d’une pareille vue
Le chien fidèle et doux et le chien enragé,
L’athéiste affligeant, le chrétien affligé.
Nous sommes pleins de sang, l’un en perd, l’autre en tire,
L’un est persécuteur, l’autre endure martyre :
Regardez qui reçoit ou qui donne le coup,
Ne criez sur l’agneau quand vous criez au loup.
Venez, justes vengeurs, vienne toute la terre
A ces Caïns français, d’une immortelle guerre,
Redemander le sang de leurs frères occis ;
Qu’ils soient connus partout aux visages transis,
Que l’œil louche, tremblant, que la grâce étonnée
Partout produise en l’air leur âme empoisonnée.

Etourdis, qui pensez que Dieu n’est rigoureux,
Qu’il ne sait foudroyer que sur les langoureux,
Respirez d’une pause en soupirant, pour suivre
La rude catastrophe et la fin de mon livre.
Les fers sont mis au vent : venez savoir comment
L’Eternel fait à point vengeance et jugement ;
Vous saurez que toujours son ire ne sommeille,
Vous le verrez debout pour rendre la pareille,
Partager sa verveine et sa barre de fer,
Aux uns arrhes du ciel, aux autres de l’enfer.