Paul Claudel (1868-1955)


Retour à la page “Les plus beaux poèmes de la langue française”



Introït (de La Messe là-bas)

Une fois de plus l’exil, l’âme toute seule une fois de plus qui remonte à son château,
Et le premier rayon du soleil sur la corne du Corcovado !

Tant de pays derrière moi commencés ans que jamais aucune demeure s’y achève !
Mon mariage est en deçà de la mer, une femme et ces enfants que j’ai eus en rêve.

Tous ces yeux où j’ai lu un instant qu’ils me connaissaient, tous ces gens comme s’ils étaient vivants que j’ai fréquentés,
Tout cela est pareil une fois de plus à ces choses qui n’ont jamais été.

Ici je n’ai plus comme compagnie que cette augmentation de la lumière,
La montagne qui fait un fond noir éternel et ces palmiers dessinés comme sur du verre.

Et quand la Création après le jour sans heures se condense une fois de plus du néant,
Fidèle à l’immense quai chaque soir, je vais revisiter l’Océan :

La mer et ce grand campement tout autour avec un million de feux qui s’allument,
L’Amérique avec toutes ses montagnes dans le vent du soir comme des Nymphes couronnées de plumes !

L’Océan qui arrive par cette porte là-bas et qui tape contre la berge haute,
Sous le ciel chargé de pluie de toutes parts ces chandelles de cinquante pieds qui sautent !

Mon esprit n’a pas plus de repos que la mer, c’est la même douleur démente !
La même grande tache de soleil au milieu sans rien ! et cette voix qui raconte et qui se lamente !

Voici la contagion de la nuit qui gagne tout le ciel peu à peu.
Le jour après six jours qui fait sept et pas un qui ne me rapproche de Dieu.

Quand mes pieds connaîtront le repos, quand mon cœur aura fait alliance avec la nuit,
Qu’est qui commencera pour toujours aussitôt que tout sera fini ?

Est-ce que je verrai quelque chose pour moi dans le ciel se dédoubler comme les feux qui marquent l’entrée d’un port,
Ou cette étoile près de la Croix-du-Sud qu’on appelle Alpha du Centaure ?

Vous aurez beau m’avoir mis près de Vous pour toujours d’une manière qui est au-dessus du sens,
Je ne serai pas plus sûr de Vous, mon Dieu, que je ne le suis à présent.

En cette heure vide, où je suis avec Vous, d’autre chose que de sa durée,
Toutes choses dont on dit qu’elles passent, je suis Votre témoin qu’elles ont passé.

Sans doute elles ne passent pas inutiles, elles épuisent jusqu’à la dernière strophe le Poëme,
Jusqu’à ces palmes dans le vent du soir ! le spectacle de ce qui est autre chose que Vous-même.

Ce chaos de feuilles et de fougères dans le soleil, ce séjour de ma cinquantième année,
Ce ne serait pas plus difficile, rien qu’à l’œil en se fermant, de l’abolir, que ce ne fut de la patrie où je suis né.

Ce serait ce visage jadis aimé quand naissait ce charmant sourire,
Que ce ne serait pas plus difficile aux yeux en se fermant d’en faire pour toujours un souvenir.

Qu’est-ce qu’elles feraient, mon Dieu, toutes ces pauvres choses qui ne subsistent pas,
Sinon, par leur nature qui est de naître et de cesser, témoigner que Vous êtes ici et là ?

Dommage qu’elles ne puissent cesser aux yeux sans qu’elles déchirent le cœur.
Mais pour ce qui est de les voir mourir on est aussi bien ici qu’ailleurs.

Là-bas dans le pays que j’ai quitté, l’Europe, on trouve que les choses n’allaient pas assez vite.
Cette espèce de grande Exposition Universelle dont ils étaient si fiers tapageante, point de cesse pour eux qu’ils ne l’aient détruite.

Cette vie de soixante minutes, c’était trop long et trop ennuyeux !
A nous cette grande Coopérative, la guerre, pour détruire toute autre chose que Dieu !

Ici je n’entends plus rien, je suis seul, il n’y a que ces palmes qui se balancent,
Ce jardin mystérieux à Votre image et ces choses qui existent en silence.

Elles existent pour un moment, mais tout de même c’était beau !
Il faut ignorer son art pour trouver au Vôtre quelque défaut.

N’avoir écrit une phrase jamais, l’art pour deux mots ensemble en une seule image de s’éteindre,
Pour ignorer que c’est bien, ce papillon sur la rose tout-à-coup, muet comme le pinceau du peintre !

C’est un mot qu’on nous propose nécessaire et qui de lui-même sur la lèvre vient se placer.
Comment les choses auraient-elles un sens si leur sens n’était de passer ?

Comment seraient-elles complètes, si leur sort n’était de commencer et de finir ?
Et moi-même qui parle, qu’est-ce qui parle, sinon ce qui est immortel en nous et qui demande à mourir ?

Sinon ce qui se meurt d’ennui au milieu de ces choses si belles !
Si le monde ne parlait tant de Vous, mon ennui ne serait pas tel.

Si leur voix n’était si touchante, si elles ne parlaient si bien d’autre chose,
Les créatures n’auraient pas de question pour nous et nous serions en paix avec la rose.

Mais les mots, s’ils ne servent à parler, à quoi est-ce qu’ils peuvent servir ?
Et s’ils ne vous restituent ce qui est en eux, à quoi savent le rossignol et le saphir ?

Pour trouver ce qui avait, besoin d’être dit, pour nous expliquer de nous-mêmes avec Vous en ce mot que nous avons découvert,
Ce n’est pas trop de fourrager la mer et le ciel et d’aller jusqu’au bout de la terre.

Où est-il, ce mot essentiel enfin, plus précieux que le diamant,
Cette goutte d’eau pour qu’elle se fonde en Vous, notre âme, comme l’amante en son amant?

Ce mot qui est comme le consentement à la mort, Votre présence au-delà de toutes les images !
Ce n’est pas payer trop cher de mourir, mon Dieu, afin que Vous existiez davantage !

Mon Dieu, pourquoi m’avez-vous repoussé ? Mon âme, pourquoi êtes-vous triste ?
Que me veut cet ennemi en moi qui s’attarde et qui résiste ?

Debout! de ce lieu où j’étais pour aller à celui où je ne suis pas encore.
Quand la lampe du ciel pâlit, c’est pour cela que je me suis levé avec l’aurore:

A l’heure où les grands palmiers se réveillent, tout ruisselants de la rosée matinale,
Et l’on voit une raie d’or la mer au bout de la chaussée coloniale.

De ce qui n’était que beauté pour passer à ce qui est amour,
Il faut profiter de cet appel qui précède celui du jour.

Le mal que ce serait d’être seul, le bonheur que Vous soyez là,
Si je n’étais là pour Vous le dire, peut-être que Vous ne le sauriez pas.

Pour m’expliquer ce qui fera tout-à-l ’heure cette beauté profane et visible,
Il y a quelqu’un là-bas qui m’attend avec une suavité indicible.

C’est peu de Vous connaître si je ne Vous vois, peu de Vous voir si je ne Vous touche,
C’est peu de m’ouvrir les yeux si je ne Vous ouvre ma bouche.

Comme le poisson dans l’eau vive qui avale et remonte à contre-courant.
Celui qui est attaché à Vous remonte au rebours du temps.

Les choses me quittent peu à peu, et moi, je les quitte à mon tour.
On ne peut entrer que nu dans les conseils de l’Amour.

La cloche sonne. Le prêtre est là. La vie est loin. C’est la messe.
« J’entrerai à l’autel de Dieu, vers le Dieu qui réjouit ma jeunesse. »


Brangues 

Brangues, c’est sans doute cette syllabe de bronze monnayée trois fois le jour par l’Angélus, à laquelle mon oreille, à travers ce présent qui est déjà l’avenir, était préparée, pour que, après cette longue enquête poursuivie à travers toute la terre, j’y associe le repos de mes dernières années. Ce fleuve à quoi la rhétorique a bien raison d’assimiler la vie humaine, j’ai maintenant position sur sa berge, et si je suis trop loin pour qu’il m’entraîne de ce courant plein de tourbillons, du moins, tandis que j’arpente d’un pas méditatif cette terrasse ombragée d’une rangée de tilleuls vénérables, on m’a donné un autre Rhône dans le ciel pour que j’en accompagne depuis l’entrée jusqu’à la sortie la mélodie intarissable. Je parle de cette exposition raisonnable, de cette puissante ondulation de collines prosodiques, se relevant et s’abaissant comme une phrase, comme un vers de Virgile, comme une période de Bossuet, que ponctuent çà et là la tache blanche d’un mur de ferme, l’humble feu maintenu à travers bien des siècles d’un groupe de foyers. Ce mouvement immobile, cette ligne en pèlerinage vers l’infini, comme elle parle à mes yeux, comme elle chante ! Que de souvenirs elle amène, et vers quelles promesses encore elle m’entraînerait, s’il n’y avait derrière moi ce gros château plein d’enfants et de petits-enfants qui me dit : C’est fini, maintenant, voyageur ! et vois la forte maison pour toujours avec qui tu as choisi de te marier par-devant notaire !

Cela ne m’empêche pas, quelques enjambées suffisent, d’aller vérifier de temps en temps le fleuve dont la présence invisible et la mélopée diffuse emplit l’heure diaprée du matin et solennelle de l’après-midi, et boire une gorgée vivifiante à son onde glacée. Le psaume nous dit, et l’on m’a posté ici pour témoigner que c’est vrai, que sa source est ” dans les montagnes saintes “, dans le pays de la pierre éternelle et des neiges immaculées ! et quand le soir vient, quel azur ineffable charrie vers mon attention béante cette froide nymphe, quelle nacre, quelle dissolution de rose et de safran, quel torrent de pivoines écarlates et de sombre cuivre ! Chante, rossignol de juin ! et que l’aile coupante de l’hirondelle, que le chant nostalgique du coucou se mêle à ces îles de gravier, à ces saules décolorés auxquels le vieux poète pour toujours a suspendu sa harpe ! Il fait semblant de rester immobile aujourd’hui, mais il est content de voir que tout marche joyeusement et triomphalement autour de lui, non seulement le fleuve, dont il est écrit que la poussée irrésistible ne cesse de réjouir la cité de Dieu, mais la vallée tout entière avec ses villes, ses villages et ses cultures, comme une partition pompeuse ! Tout cela vient de l’orient et s’en va à grand étalage de silence vers l’horizon. Et, doublant la montagne et le fleuve, il y a pour leur indiquer le chemin d’une procession à l’infini, des peupliers. Vieux Pan ! tu auras beau courir, tu n’en auras jamais fini d’épuiser cette Syrinx en fuite ; cette ribambelle à l’infini de tuyaux dont les groupes et les indications verticales donnent repère et rythme aux avancements calculés du regard et qui sont comme la perspective des barres et des notes sur les parallèles de la portée. Je n’ai plus besoin comme aux jours de ma jeunesse de dépouiller mes vêtements pour me mettre à la nage au milieu de cette magnificence symphonique et pour ajouter ma brasse à ce courant à la fois comme le bonheur invincible et persuasif. J’ai épousé pour toujours ce bienheureux andante ! J’ai besoin de cet allègement, de ce recommencement sous mon corps, liquide, de l’éternité, j’ai besoin de cette invitation inépuisable à partir pour constater que je n’ai pas cessé d’être bienheureusement à la même place. Alors salut, étoile du soir ! Il y a pour t’indiquer pensivement dans le ciel, au fond du parc, dans le coin le plus reculé de mon jardin, un long peuplier mince, comme un cierge, comme un acte de foi, comme un acte d’amour ! C’est là, sous un vieux mur tapissé de mousses et de capillaires, que j’ai marqué ma place. C’est là, à peine séparé de la campagne et de ses travaux, que je reposerai, à côté de ce petit enfant innocent que j’ai perdu, et sur la tombe de qui je viens souvent égrener mon chapelet. Et le Rhône aussi, il ne s’interrompt pas de dire son chapelet, son glauque rosaire, d’où s’échappe de temps en temps l’exclamation lyrique d’un gros poisson, et n’est-ce pas Marie dans le ciel, cette étoile resplendissante ? cette planète, victorieuse de la mort, que je ne cesse pas de contempler ?


Retour à la page “Les plus beaux poèmes de la langue française”