Paul Valéry (1871-1945) 

Palme

De sa grâce redoutable
Voilant à peine l’éclat,
Un ange met sur ma table
Le pain tendre, le lait plat;
Il me fait de la paupière
Le signe d’une prière
Qui parle à ma vision:
-Calme, calme, reste calme!
Connais le poids d’une palme
Portant sa profusion!

Pour autant qu’elle se plie
À l’abondance des biens,
Sa figure est accomplie,
Ses fruits lourds sont ses liens.
Admire comme elle vibre,
Et comme une lente fibre
Qui divise le moment,
Départage sans mystère
L’attirance de la terre
Et le poids du firmament!

Ce bel arbitre mobile
Entre l’ombre et le soleil,
Simule d’une sibylle
La sagesse et le sommeil.
Autour d’une même place
L’ample palme ne se lasse
Des appels ni des adieux
Qu’elle est noble, qu’elle est tendre!
Qu’elle est digne de s’attendre
À la seule main des dieux!

L’or léger qu’elle murmure
Sonne au simple doigt de l’air,
Et d’une soyeuse armure
Charge l’âme du désert.
Une voix impérissable
Qu’elle rend au vent de sable
Qui l’arrose de ses grains,
À soi-même sert d’oracle,
Et se flatte du miracle
Que se chantent les chagrins.

Cependant qu’elle s’ignore
Entre le sable et le ciel,
Chaque jour qui luit encore
Lui compose un peu de miel.
Sa douceur est mesurée
Par la divine durée
Qui ne compte pas les jours,
Mais bien qui les dissimule
Dans un suc où s’accumule
Tout l’arôme des amours.

Parfois si l’on désespère,
Si l’adorable rigueur
Malgré tes larmes n’opère
Que sous ombre de langueur,
N’accuse pas d’être avare
Une Sage qui prépare
Tant d’or et d’autorité:
Par la sève solennelle
Une espérance éternelle
Monte à la maturité!

Ces jours qui te semblent vides
Et perdus pour l’univers
Ont des racines avides
Qui travaillent les déserts.
La substance chevelue
Par les ténèbres élue
Ne peut s’arrêter jamais
Jusqu’aux entrailles du monde,
De poursuivre l’eau profonde
Que demandent les sommets.

Patience, patience,
Patience dans l’azur!
Chaque atome de silence
Est la chance d’un fruit mûr!
Viendra l’heureuse surprise:
Une colombe, la brise,
L’ébranlement le plus doux,
Une femme qui s’appuie,
Feront tomber cette pluie
Où l’on se jette à genoux!

Qu’un peuple à présent s’écroule,
Palme! irrésistiblement!
Dans la poudre qu’il se roule
Sur les fruits du firmament!
Tu n’as pas perdu ces heures
Si légère tu demeures
Après ces beaux abandons;
Pareille à celui qui pense
Et dont l’âme se dépense
À s’accroître de ses dons!

Au platane

À André Fontainas.

Tu penches, grand Platane, et te proposes nu,
            Blanc comme un jeune Scythe,
Mais ta candeur est prise, et ton pied retenu
            Par la force du site.

Ombre retentissante en qui le même azur
            Qui t’emporte, s’apaise,
La noire mère astreint ce pied natal et pur
            À qui la fange pèse.

De ton front voyageur les vents ne veulent pas ;
            La terre tendre et sombre,
Ô Platane, jamais ne laissera d’un pas
            S’émerveiller ton ombre !
  
Ce front n’aura d’accès qu’aux degrés lumineux
            Où la sève l’exalte ;
Tu peux grandir, candeur, mais non rompre les nœuds
            De l’éternelle halte !

Pressens autour de toi d’autres vivants liés
            Par l’hydre vénérable ;
Tes pareils sont nombreux, des pins aux peupliers,
            De l’yeuse à l’érable,

Qui, par les morts saisis, les pieds échévelés
            Dans la confuse cendre,
Sentent les fuir les fleurs, et leurs spermes ailés,
            Le cours léger descendre.

Le tremble pur, le charme, et ce hêtre formé
            De quatre jeunes femmes,
Ne cessent point de battre un ciel toujours fermé,
            Vêtus en vain de rames.
 
Ils vivent séparés, ils pleurent confondus
            Dans une seule absence,
Et leurs membres d’argent sont vainement fendus
            À leur douce naissance.

Quand l’âme lentement qu’ils expirent le soir
            Vers l’Aphrodite monte,
La vierge doit dans l’ombre, en silence, s’asseoir,
            Toute chaude de honte.

Elle se sent surprendre, et pâle, appartenir
            À ce tendre présage
Qu’une présente chair tourne vers l’avenir
            Par un jeune visage…

Mais toi, de bras plus purs que les bras animaux,
            Toi qui dans l’or les plonges,
Toi qui formes au jour le fantôme des maux
            Que le sommeil fait songes,

Haute profusion de feuilles, trouble fier
            Quand l’âpre tramontane
Sonne, au comble de l’or, l’azur du jeune hiver
            Sur tes harpes, Platane,

Ose gémir !… Il faut, ô souple chair du bois,
            Te tordre, te détordre,
Te plaindre sans te rompre, et rendre aux vents la voix
            Qu’ils cherchent en désordre !
 
Flagelle-toi !… Parais l’impatient martyr
            Qui soi-même s’écorche,
Et dispute à la flamme impuissante à partir
            Ses retours vers la torche !

Afin que l’hymne monte aux oiseaux qui naîtront,
            Et que le pur de l’âme
Fasse frémir d’espoir les feuillages d’un tronc
            Qui rêve de la flamme,

Je t’ai choisi, puissant personnage d’un parc,
            Ivre de ton tangage,
Puisque le ciel t’exerce, et te presse, ô grand arc,
            De lui rendre un langage !

Ô qu’amoureusement des Dryades rival,
            Le seul poète puisse
Flatter ton corps poli comme il fait du Cheval
            L’ambitieuse cuisse !…

— Non, dit l’arbre. Il dit : Non ! par l’étincellement
            De sa tête superbe,
Que la tempête traite universellement
            Comme elle fait une herbe !


Les Pas

Tes pas, enfants de mon silence,
Saintement, lentement placés,
Vers le lit de ma vigilance
Procèdent muets et glacés.

Personne pure, ombre divine,
Qu’ils sont doux, tes pas retenus !
Dieux !… tous les dons que je devine
Viennent à moi sur ces pieds nus !

Si, de tes lèvres avancées,
Tu prépares pour l’apaiser,
À l’habitant de mes pensées
La nourriture d’un baiser,

Ne hâte pas cet acte tendre,
Douceur d’être et de n’être pas,
Car j’ai vécu de vous attendre,
Et mon coeur n’était que vos pas.

Ébauche d’un serpent

À Henri Ghéon.

Parmi l’arbre, la brise berce
La vipère que je vêtis ;
Un sourire, que la dent perce
Et qu’elle éclaire d’appétits,
Sur le Jardin se risque et rôde,
Et mon triangle d’émeraude
Tire sa langue à double fil…
Bête je suis, mais bête aiguë,
De qui le venin quoique vil
Laisse loin la sage ciguë !

Suave est ce temps de plaisance !
Tremblez, mortels ! Je suis bien fort
Quand jamais à ma suffisance,
Je bâille à briser le ressort !
La splendeur de l’azur aiguise
Cette guivre qui me déguise
D’animale simplicité ;
Venez à moi, race étourdie !
Je suis debout et dégourdie,
Pareille à la nécessité !

Soleil, soleil !… Faute éclatante !
Toi qui masques la mort, Soleil,
Sous l’azur et l’or d’une tente
Où les fleurs tiennent leur conseil ;
Par d’impénétrables délices,
Toi, le plus fier de mes complices,
Et de mes pièges le plus haut,
Tu gardes le cœur de connaître
Que l’univers n’est qu’un défaut
Dans la pureté du Non-être !

Grand Soleil, qui sonnes l’éveil
À l’être, et de feux l’accompagnes,
Toi qui l’enfermes d’un sommeil
Trompeusement peint de campagnes,
Fauteur des fantômes joyeux
Qui rendent sujette des yeux
La présence obscure de l’âme,
Toujours le mensonge m’a plu
Que tu répands sur l’absolu,
Ô roi des ombres fait de flamme !

Verse-moi ta brute chaleur,
Où vient ma paresse glacée
Rêvasser de quelque malheur
Selon ma nature enlacée…
Ce lieu charmant qui vit la chair
Choir et se joindre m’est très cher !
Ma fureur, ici, se fait mûre ;
Je la conseille et la recuis,
Je m’écoute, et dans mes circuits,
Ma méditation murmure…

Ô Vanité ! Cause Première !
Celui qui règne dans les Cieux,
D’une voix qui fut la lumière
Ouvrit l’univers spacieux.
Comme las de son pur spectacle,
Dieu lui-même a rompu l’obstacle
De sa parfaite éternité ;
Il se fit Celui qui dissipe
En conséquences, son Principe,
En étoiles, son Unité.

Cieux, son erreur ! Temps, sa ruine !
Et l’abîme animal, béant !…
Quelle chute dans l’origine
Étincelle au lieu de néant !…
Mais, le premier mot de son Verbe,
MOI !… Des astres le plus superbe
Qu’ait parlés le fou créateur,
Je suis !… Je serai !… J’illumine
La diminution divine
De tous les feux du Séducteur !

Objet radieux de ma haine,
Vous que j’aimais éperdument,
Vous qui dûtes de la géhenne
Donner l’empire à cet amant,
Regardez-vous dans ma ténèbre !
Devant votre image funèbre,
Orgueil de mon sombre miroir,
Si profond fut votre malaise
Que votre souffle sur la glaise
Fut un soupir de désespoir !

En vain, Vous avez, dans la fange,
Pétri de faciles enfants,
Qui de Vos actes triomphants
Tout le jour Vous fissent louange !
Sitôt pétris, sitôt soufflés,
Maître Serpent les a sifflés,
Les beaux enfants que Vous créâtes !
Holà ! dit-il, nouveaux venus !
Vous êtes des hommes tout nus,
Ô bêtes blanches et béates !

À la ressemblance exécrée,
Vous fûtes faits, et je vous hais !
Comme je hais le Nom qui crée
Tant de prodiges imparfaits !
Je suis Celui qui modifie,
Je retouche au cœur qui s’y fie,
D’un doigt sûr et mystérieux !…
Nous changerons ces molles œuvres,
Et ces évasives couleuvres
En des reptiles furieux !

Mon Innombrable Intelligence
Touche dans l’âme des humains
Un instrument de ma vengeance
Qui fut assemblé de tes mains !
Et ta Paternité voilée,
Quoique, dans sa chambre étoilée,
Elle n’accueille que l’encens,
Toutefois l’excès de mes charmes
Pourra de lointaines alarmes
Troubler ses desseins tout-puissants !

Je vais, je viens, je glisse, plonge,
Je disparais dans un cœur pur !
Fut-il jamais de sein si dur
Qu’on n’y puisse loger un songe !
Qui que tu sois, ne suis-je point
Cette complaisance qui poind
Dans ton âme lorsqu’elle s’aime ?
Je suis au fond de sa faveur
Cette inimitable saveur
Que tu ne trouves qu’à toi-même !

Ève, jadis, je la surpris,
Parmi ses premières pensées,
La lèvre entr’ouverte aux esprits
Qui naissaient des roses bercés.
Cette parfaite m’apparut,
Son flanc vaste et d’or parcouru
Ne craignant le soleil ni l’homme ;
Tout offerte aux regards de l’air
L’âme encore stupide, et comme
Interdite au seuil de la chair.

Ô masse de béatitude,
Tu es si belle, juste prix
De la toute sollicitude
Des bons et des meilleurs esprits !
Pour qu’à tes lèvres ils soient pris
Il leur suffit que tu soupires !
Les plus purs s’y penchent les pires,
Les plus durs sont les plus meurtris…
Jusques à moi, tu m’attendris,
De qui relèvent les vampires !

Oui ! De mon poste de feuillage
Reptile aux extases d’oiseau,
Cependant que mon babillage
Tissait de ruses le réseau,
Je te buvais, ô belle sourde !
Calme, claire, de charmes lourde,
Je dominais furtivement,
L’œil dans l’or ardent de ta laine,
Ta nuque énigmatique et pleine
Des secrets de ton mouvement !

J’étais présent comme une odeur,
Comme l’arôme d’une idée
Dont ne puisse être élucidée
L’insidieuse profondeur !
Et je t’inquiétais, candeur,
Ô chair mollement décidée,
Sans que je t’eusse intimidée,
À chanceler dans la splendeur !
Bientôt, je t’aurai, je parie,
Déjà ta nuance varie !

(La superbe simplicité
Demande d’immense égards !
Sa transparence de regards,
Sottise, orgueil, félicité,
Gardent bien la belle cité !
Sachons lui créer des hasards,
Et par ce plus rare des arts,
Soit le cœur pur sollicité ;
C’est là mon fort, c’est là mon fin,
À moi les moyens de ma fin !)

Or, d’une éblouissante bave,
Filons les systèmes légers
Où l’oisive et l’Ève suave
S’engage en de vagues dangers !
Que sous une charge de soie
Tremble la peau de cette proie
Accoutumée au seul azur !…
Mais de gaze point de subtile,
Ni de fil invisible et sûr,
Plus qu’une trame de mon style !

Dore, langue ! dore-lui les
Plus doux des dits que tu connaisses !
Allusions, fables, finesses,
Mille silences ciselés,
Use de tout ce qui lui nuise :
Rien qui ne flatte et ne l’induise
À se perdre dans mes desseins,
Docile à ces pentes qui rendent
Aux profondeurs des bleus bassins
Les ruisseaux qui des cieux descendent !

Ô quelle prose non pareille,
Que d’esprit n’ai-je pas jeté
Dans le dédale duveté
De cette merveilleuse oreille !
Là, pensais-je, rien de perdu ;
Tout profite au cœur suspendu !
Sûr triomphe ! si ma parole,
De l’âme obsédant le trésor,
Comme une abeille une corolle
Ne quitte plus l’oreille d’or !

« Rien, lui soufflais-je, n’est moins sûr
Que la parole divine, Ève !
Une science vive crève
L’énormité de ce fruit mûr
N’écoute l’Être vieil et pur
Qui maudit la morsure brève
Que si ta bouche fait un rêve,
Cette soif qui songe à la sève,
Ce délice à demi futur,
C’est l’éternité fondante, Ève ! »

Elle buvait mes petits mots
Qui bâtissaient une œuvre étrange ;
Son œil, parfois, perdait un ange
Pour revenir à mes rameaux.
Le plus rusé des animaux
Qui te raille d’être si dure,
Ô perfide et grosse de maux,
N’est qu’une voix dans la verdure.
— Mais sérieuse l’Ève était
Qui sous la branche l’écoutait !

« Âme, disais-je, doux séjour
De toute extase prohibée,
Sens-tu la sinueuse amour
Que j’ai du Père dérobée ?
Je l’ai, cette essence du Ciel,
À des fins plus douces que miel
Délicatement ordonnée…
Prends de ce fruit… Dresse ton bras !
Pour cueillir ce que tu voudras
Ta belle main te fut donnée ! »

Quel silence battu d’un cil !
Mais quel souffle sous le sein sombre
Que mordait l’Arbre de son ombre !
L’autre brillait, comme un pistil !
Siffle, siffle ! me chantait-il !
Et je sentais frémir le nombre,
Tout le long de mon fouet subtil,
De ces replis dont je m’encombre :
Ils roulaient depuis le béryl
De ma crête, jusqu’au péril !

Génie ! Ô longue impatience !
À la fin, les temps sont venus,
Qu’un pas vers la neuve Science
Va donc jaillir de ces pieds nus !
Le marbre aspire, l’or se cambre !
Ces blondes bases d’ombre et d’ambre
Tremblent au bord du mouvement !…
Elle chancelle, la grande urne,
D’où va fuir le consentement
De l’apparente taciturne !

Du plaisir que tu te proposes
Cède, cher corps, cède aux appâts !
Que ta soif de métamorphoses
Autour de l’Arbre du Trépas
Engendre une chaîne de poses !
Viens sans venir ! forme des pas
Vaguement comme lourds de roses…
Danse cher corps… Ne pense pas !
Ici les délices sont causes
Suffisantes au cours des choses !…

Ô follement que je m’offrais
Cette infertile jouissance :
Voir le long pur d’un dos si frais
Frémir la désobéissance !…
Déjà délivrant son essence
De sagesse et d’illusions,
Tout l’Arbre de la Connaissance
Échevelé de visions,
Agitait son grand corps qui plonge
Mais de gaze point de subtile,
Ni de fil invisible et sûr,
Plus qu’une trame de mon style !

Dore, langue ! dore-lui les
Plus doux des dits que tu connaisses !
Allusions, fables, finesses,
Mille silences ciselés,
Use de tout ce qui lui nuise :
Rien qui ne flatte et ne l’induise
À se perdre dans mes desseins,
Docile à ces pentes qui rendent
Aux profondeurs des bleus bassins
Les ruisseaux qui des cieux descendent !

Ô quelle prose non pareille,
Que d’esprit n’ai-je pas jeté
Dans le dédale duveté
De cette merveilleuse oreille !
Là, pensais-je, rien de perdu ;
Tout profite au cœur suspendu !
Sûr triomphe ! si ma parole,
De l’âme obsédant le trésor,
Comme une abeille une corolle
Ne quitte plus l’oreille d’or !

Au soleil, et suce le songe !
Arbre, grand Arbre, Ombre des Cieux,
Irrésistible Arbre des arbres,
Qui dans les faiblesses des marbres,
Poursuis des sucs délicieux,
Toi qui pousses tels labyrinthes
Par qui les ténèbres étreintes
S’iront perdre dans le saphir
De l’éternelle matinée,
Douce perte, arôme ou zéphir,
Ou colombe prédestinée,

Ô Chanteur, ô secret buveur
Des plus profondes pierreries,
Berceau du reptile rêveur
Qui jeta l’Ève en rêveries,
Grand Être agité de savoir,
Qui toujours, comme pour mieux voir,
Grandis à l’appel de ta cime,
Toi qui dans l’or très pur promeus
Tes bras durs, tes rameaux fumeux,
D’autre part, creusant vers l’abîme,

Tu peux repousser l’infini
Qui n’est fait que de ta croissance,
Et de la tombe jusqu’au nid
Te sentir toute Connaissance !
Mais ce vieil amateur d’échecs,
Dans l’or oisif des soleils secs,
Sur ton branchage vient se tordre ;
Ses yeux font frémir ton trésor.
Il en cherra des fruits de mort,
De désespoir et de désordre !

Beau serpent, bercé dans le bleu,
Je siffle, avec délicatesse,
Offrant à la gloire de Dieu
Le triomphe de ma tristesse…
Il me suffit que dans les airs,
L’immense espoir de fruits amers
Affole les fils de la fange…
— Cette soif qui te fit géant,
Jusqu’à l’Être exalte l’étrange
Toute-Puissance du Néant !


Le Cimetère marin

Ce toit tranquille, où marchent des colombes,
Entre les pins palpite, entre les tombes ;
Midi le juste y compose de feux
La mer, la mer, toujours recommencée !
Ô récompense après une pensée
Qu’un long regard sur le calme des dieux !

Quel pur travail de fins éclairs consume
Maint diamant d’imperceptible écume,
Et quelle paix semble se concevoir !
Quand sur l’abîme un soleil se repose,
Ouvrages purs d’une éternelle cause,
Le Temps scintille et le Songe est savoir.

Stable trésor, temple simple à Minerve,
Masse de calme, et visible réserve,
Eau sourcilleuse, Œil qui gardes en toi
Tant de sommeil sous un voile de flamme,
Ô mon silence !… Édifice dans l’âme,
Mais comble d’or aux mille tuiles, Toit !

Temple du Temps, qu’un seul soupir résume,
À ce point pur je monte et m’accoutume,
Tout entouré de mon regard marin ;
Et comme aux dieux mon offrande suprême,
La scintillation sereine sème
Sur l’altitude un dédain souverain.

Comme le fruit se fond en jouissance,
Comme en délice il change son absence
Dans une bouche où sa forme se meurt,
Je hume ici ma future fumée,
Et le ciel chante à l’âme consumée
Le changement des rives en rumeur.

Beau ciel, vrai ciel, regarde-moi qui change !
Après tant d’orgueil, après tant d’étrange
Oisiveté, mais pleine de pouvoir,
Je m’abandonne à ce brillant espace,
Sur les maisons des morts mon ombre passe
Qui m’apprivoise à son frêle mouvoir.

L’âme exposée aux torches du solstice,
Je te soutiens, admirable justice
De la lumière aux armes sans pitié !
Je te rends pure à ta place première :
Regarde-toi !… Mais rendre la lumière
Suppose d’ombre une morne moitié.

Ô pour moi seul, à moi seul, en moi-même,
Auprès d’un cœur, aux sources du poème,
Entre le vide et l’événement pur,
J’attends l’écho de ma grandeur interne,
Amère, sombre, et sonore citerne,
Sonnant dans l’âme un creux toujours futur !

Sais-tu, fausse captive des feuillages,
Golfe mangeur de ces maigres grillages,
Sur mes yeux clos, secrets éblouissants,
Quel corps me traîne à sa fin paresseuse,
Quel front l’attire à cette terre osseuse ?
Une étincelle y pense à mes absents.

Fermé, sacré, plein d’un feu sans matière,
Fragment terrestre offert à la lumière,
Ce lieu me plaît, dominé de flambeaux,
Composé d’or, de pierre et d’arbres sombres,
Où tant de marbre est tremblant sur tant d’ombres ;
La mer fidèle y dort sur mes tombeaux !

Chienne splendide, écarte l’idolâtre !
Quand, solitaire au sourire de pâtre,
Je pais longtemps, moutons mystérieux,
Le blanc troupeau de mes tranquilles tombes,
Éloignes-en les prudentes colombes,
Les songes vains, les anges curieux !

Ici venu, l’avenir est paresse.
L’insecte net gratte la sécheresse ;
Tout est brûlé, défait, reçu dans l’air
À je ne sais quelle sévère essence…
La vie est vaste, étant ivre d’absence,
Et l’amertume est douce, et l’esprit clair.

Les morts cachés sont bien dans cette terre
Qui les réchauffe et sèche leur mystère.
Midi là-haut, Midi sans mouvement
En soi se pense et convient à soi-même…
Tête complète et parfait diadème,
Je suis en toi le secret changement.

Tu n’as que moi pour contenir tes craintes !
Mes repentirs, mes doutes, mes contraintes
Sont le défaut de ton grand diamant…
Mais dans leur nuit toute lourde de marbres,
Un peuple vague aux racines des arbres
A pris déjà ton parti lentement.

Ils ont fondu dans une absence épaisse,
L’argile rouge a bu la blanche espèce,
Le don de vivre a passé dans les fleurs !
Où sont des morts les phrases familières,
L’art personnel, les âmes singulières ?
La larve file où se formaient des pleurs.

Les cris aigus des filles chatouillées,
Les yeux, les dents, les paupières mouillées,
Le sein charmant qui joue avec le feu,
Le sang qui brille aux lèvres qui se rendent,
Les derniers dons, les doigts qui les défendent,
Tout va sous terre et rentre dans le jeu !

Et vous, grande âme, espérez-vous un songe
Qui n’aura plus ces couleurs de mensonge
Qu’aux yeux de chair l’onde et l’or font ici ?
Chanterez-vous quand serez vaporeuse ?
Allez ! Tout fuit ! Ma présence est poreuse,
La sainte impatience meurt aussi !

Maigre immortalité noire et dorée,
Consolatrice affreusement laurée,
Qui de la mort fais un sein maternel,
Le beau mensonge et la pieuse ruse !
Qui ne connaît, et qui ne les refuse,
Ce crâne vide et ce rire éternel !

Pères profonds, têtes inhabitées,
Qui sous le poids de tant de pelletées,
Êtes la terre et confondez nos pas,
Le vrai rongeur, le ver irréfutable
N’est point pour vous qui dormez sous la table,
Il vit de vie, il ne me quitte pas !

Amour, peut-être, ou de moi-même haine ?
Sa dent secrète est de moi si prochaine
Que tous les noms lui peuvent convenir !
Qu’importe ! Il voit, il veut, il songe, il touche !
Ma chair lui plaît, et jusque sur ma couche,
À ce vivant je vis d’appartenir !

Zénon ! Cruel Zénon ! Zénon d’Élée !
M’as-tu percé de cette flèche ailée
Qui vibre, vole, et qui ne vole pas !
Le son m’enfante et la flèche me tue !
Ah ! le soleil… Quelle ombre de tortue
Pour l’âme, Achille immobile à grands pas !

Non, non !… Debout ! Dans l’ère successive !
Brisez, mon corps, cette forme pensive !
Buvez, mon sein, la naissance du vent !
Une fraîcheur, de la mer exhalée,
Me rend mon âme… Ô puissance salée !
Courons à l’onde en rejaillir vivant !

Oui ! Grande mer de délires douée,
Peau de panthère et chlamyde trouée
De mille et mille idoles du soleil,
Hydre absolue, ivre de ta chair bleue,
Qui te remords l’étincelante queue
Dans un tumulte au silence pareil,

Le vent se lève !… Il faut tenter de vivre !
L’air immense ouvre et referme mon livre,
La vague en poudre ose jaillir des rocs !
Envolez-vous, pages tout éblouies !
Rompez, vagues ! Rompez d’eaux réjouies
Ce toit tranquille où picoraient des focs !


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