Premier Jour de La Semaine, ou, La Création du monde par Guillaume du Bartas (1544-1590)

Toi qui guides le cours du ciel porte-flambeaux,
Qui, vrai Neptune, tiens le moite frein des eaux,
Qui fais trembler la terre, et de qui la parole
Serre et lâche la bride aux postillons d’Æole,
Élève à toi mon âme, épure mes esprits,
Et d’un docte artifice enrichi mes écrits.
O Père, donne-moi que d’une voix faconde
Je chante à nos neveux la naissance du monde.
O grand Dieu, donne-moi que j’étale en mes vers
Les plus rares beautés de ce grand univers.
Donne-moi qu’en son front ta puissance je lise :
Et qu’enseignant autrui moi-même je m’instruise.

De toujours le clair feu n’environne les airs :
Les airs d’éternité n’environnent les mers :
La terre de tout temps n’est ceinte de Neptune :
Tout ce Tout fut bâti, non des mains de Fortune,
Faisant entrechoquer par discordants accords
Du rêveur Democrit’ les invisibles corps.

L’immuable décret de la bouche divine,
Qui causera sa fin, causa son origine :
Non en temps, avant temps, ains même avec le temps
J’entends un temps confus : car les courses des ans,
Des siècles, des saisons, des mois et des journées
Par le bal mesuré des astres sont bornées.

Or donc ayant tout temps, matière, forme et lieu,
Dieu tout en tout était, et tout était en Dieu,
Incompris, infini, immuable, impassible,
Tout-esprit, tout-lumière, immortel, invisible,
Pur, sage, juste, et bon. Dieu seul régnait en paix :
Dieu de soi-même était et l’hôte et le palais.
Profane, qui t’enquiers, quelle importante affaire
Peut l’esprit et les mains de ce Dieu solitaire
Occuper si longtemps ? quel souci l’exerça
Durant l’éternité qui ce Tout devança :
Vu qu’à si grand puissance, à si haute sagesse
Rien ne sied point si mal qu’une morne paresse ?
Sache, ô blasphémateur, qu’avant cet Univers
Dieu bâtissait l’Enfer, pour punir ces pervers
Dont le sens orgueilleux en jugement appelle,
Pour censurer ses faits, la Sagesse éternelle.
Quoi ? sans bois pour un temps vivra le charpentier,
Le tisserand sans toile, et sans pots le potier :
Et l’Ouvrier des ouvriers, tout puissant et tout sage
Ne pourra subsister sans ce fragile ouvrage ?
Quoi ? le preux Scipion pourra dire à bon droit
Qu’il n’est jamais moins seul, que quand seul il se voit :
Et Dieu ne pourra point (ô Ciel, quelle manie !)
Vivre qu’en loup-garou, s’il vit sans compagnie ?
Quoi ? des sages Grégeois l’honneur Pyrénéen
Dira, que lui marchant, chemine tout son bien :
Et Dieu, qui richement en tous trésors abonde ?
Sera nécessiteux sans les trésors du Monde ?
Dieu ne sort hors de soi pour prendre ses ébats.
Il ne mendie rien, ains toujours haut et bas,
II fait de l’Océan de ses douces largesses
Regorger, libéral, mille mers de richesses.
Avant qu’Eure soufflât, que l’onde eut des poissons
Des cornes le Croissant, la Terre des moissons,
Dieu, le Dieu souverain n’était sans exercice :
Sa gloire il admirait : sa Puissance, Justice,
Providence et Bonté étaient à tous moments
Le sacro-saint objet de ses hauts pensements.
Et si tu veux encor, de cette grande Boule
Peut-être, il contemplait l’Archétype et le moule.
II n’était solitaire, avecques lui vivaient
Son Fils et son Esprit, qui par tout le suivaient.
Car sans commencement, sans semence et sans mère,
De ce grand univers il engendra le père :
Je dis son Fils, sa Voix, son Conseil éternel,
De qui l’être est égal à l’être paternel.
De ces deux procéda leur commune Puissance,
Leur Esprit, leur Amour : non divers en essence,
Ains divers en personne, et dont la Déité
Subsiste heureusement de toute éternité,
Et fait des trois ensemble une essence triple-une.

Tout beau, Muse, tout beau, d’un si profond Neptune
Ne sonde point le fond : garde-toi d’approcher ;
Ce Charybde glouton, ce Capharé rocher :
Où mainte nef, suivant la raison pour son Ourse,
A fait triste naufrage au milieu de sa course.
Qui voudra sûrement par ce gouffre ramer,
Sage, n’aille jamais cingler en haute mer :
Ains côtoie la rive ayant la Foi pour voile,
L’Esprit saint pour nocher, la Bible pour étoile.

Combien d’esprits subtils ont le monde abusé,
Pour avoir cet Esprit pour patron refusé :
Et quittant le saint fil d’une vierge loyale,
Se sont, perdant autrui, perdus dans ce dédale ?
Dans les sacrés cahiers du double Testament
A peine l’homme peut élire un argument,
Dont le sens soit plus haut, l’enquête plus pénible,
Le savoir plus utile, et l’erreur plus nuisible.
Aux rais de ce soleil ma vue s’éblouit,
En si profond discours mon sens s’évanouit :
De mon entendement tout le fil se rebouche,
Et les mots à tous coups tarissent dans ma bouche.

Or cette Trinité (que, pour ne m’empêcher,
J’aime plus mille fois adorer qu’éplucher)
Dans l’infini d’un rien bâtit un édifice,
Qui beau, qui grand, qui riche, et qui plein d’artifice
Porte de son ouvrier empreinte en chaque part
La beauté, la grandeur, et la richesse et l’art :
Beauté, grandeur, richesse, artifice, qui boûche
Des hommes-chiens sans Dieu la blasphémante bouche.

Échelle qui voudra les étages des cieux,
Franchisse qui voudra d’un saut ambitieux
Les murs de l’univers : et bouffi d’arrogance,
Contemple du grand Dieu face à face l’essence :
Face encor, qui voudra, ses plus beaux pensements
Ramper par le limon des plus bas éléments,
Et contemple, attentif, tellement cet ouvrage,
Que l’honneur de l’ouvrier s’étouffe en son courage.

Piqué d’un beau souci je veux qu’ore mon vers
Divinement humain se guindé entre deux airs :
De peur qu’allant trop haut, la cire de ses ailes
Ne se fonde aux rayons des célestes chandelles :
Et que trainant à terre, ou que rasant les eaux,
Il ne charge les bouts de ses craintifs cerceaux.

Il me plait bien de voir ceste ronde machine,
Comme étant un miroir de la face divine.
Il me plait de voir Dieu : mais comme revêtu
Du manteau de ce Tout témoin de sa vertu.
Car si les rais aigus, que le clair soleil darde,
Éblouissent celui qui, constant, les regarde,
Qui pourra soutenir sur les cieux les plus clairs
Du visage de Dieu les foudroyants éclairs ?
Qui le pourra trouver séparé de rouvrage,
Qui porte sur le front peinte au vif son image ?

Dieu, qui ne peut tomber les lourds sens des humains,
Se rend comme visible les œuvres de ses mains :
Fait toucher à nos doigts, flairer à nos narines,
Goûter à nos palais ses vertus plus divines :
Parle à nous à toute heure, ayant pour truchement
Des pavillons astrés les réglés mouvements.

Vraiment cet univers est une docte école 
Où Dieu son propre honneur enseigne sans parole.
Une vis à repos, qui par certains degrés
Fait monter nos esprits sur les planchers sacrés
Du ciel porte-brandons une superbe sale
Où Dieu publiquement ses richesses étale :
Un pont, sur qui Ion peut, sans crainte d’abimer,
Des mystères divins passer la large mer.

Le monde est un nuage à travers qui rayonne
Non le fils tire-traits de la belle Latone :
Ains ce divin Phœbus, dont le visage luit
A travers l’épaisseur de la plus noire nuit.

Le monde est un théâtre, où de Dieu la puissance,
La Justice, l’Amour, le Savoir, la Prudence,
Jouent leur personnage, et comme à qui mieux mieux,
Les esprits plus pesants ravissent sur les cieux.

Le monde est un grand livre, où du souverain maitre
L’admirable artifice on lit en grosse lettre.
Chaque œuvre est une page, et chaque sien effet
Est un beau caractère en tous ses traits parfait.
Mais, tous tels que l’enfant, qui se pait dans l’école,
Pour l’étude des arts, d’un étude frivole,
Notre œil admire tant ses marges peinturés
Son cuir fleurdelisé, et ses bords sur-dorés :
Que rien il ne nous chaud d’apprendre la lecture
De ce texte disert, où la docte Nature
Enseigne aux plus grossiers, qu’une Divinité
Police de ses lois cette ronde Cité.

Pour lire là-dedans il ne nous faut entendre
Cent sortes de jargons, il ne nous faut apprendre
Les caractères turcs, de Memphe les portraits,
Ni les points des Hébreux, ni les notes des Grecs.
L’Antarctique brutal, le vagabond Tartare,
L’Alarbe plus cruel, le Scythe plus barbare,
L’enfant qui n’a sept ans, le chassieux vieillard,
Y lit passablement, bien que dépourvu d’art.
Mais celui qui la Foi reçoit pour ses lunettes,
Passe de part en part les cercles des Planètes :
Comprend le grand Moteur de tous ces mouvements,
Et lit bien plus courant dans ces vieux documents.

Ainsi donc, éclairé par la foi, je désire
Les textes plus sacrés de ces Pancartes lire :
Et depuis son enfance, en ses âges divers,
Pour mieux contempler Dieu, contempler l’univers.

Cet admirable ouvrier n’attacha sa pensée
Au fantasque dessein d’un œuvre pourpensée
Avec un grand travail : et, qui plus est, n’élût
Quelque monde plus vieil, sur lequel il voulût
Modeler cestui-ci, ainsi que fait le maitre
D’un bâtiment royal, qui, plutôt que de mettre
La main à la besogne, élit un bâtiment,
Où la richesse et l’art luisent également :
Et ne pouvant trouver en un seul édifice
Toutes beautés en bloc, il prend le frontispice
De ce palais ici, d’un autre les piliers,
D’un autre la façon des riches escaliers :
Et choisissant partout les choses les plus belles,
Fait un seul bâtiment dessus trente modèles :
Ains n’ayant rien qu’un Rien pour dessus lui mouler
Un chef d’œuvre si beau, l’Éternel, sans aller
Rêvasser longuement, sans tresser de peine,
Fit l’air, le ciel, la terre, et l’ondoyante plaine :
Ainsi que le soleil, qui, sans bouger des cieux,
Couronne de bouquets le Printemps gracieux :
Engrosse sans travail notre mère fécondé,
Et, lointain, rajeunit le visage du monde.

La force et le vouloir, le désir et l’effet,
L’ouvrage et le dessein d’un ouvrier si parfait,
Marchent d’un même pas : sous sa loi tout se range,
Et, ferme en ses projets, d’avis onc il ne change.

Et toutefois ce Rien ne vide ensemblement
Paraitre sa matière, et son riche ornement.
Car comme cil qui veut équiper des galées,
Pour se faire seigneur des provinces salées,
A son œuvre songeant, fait grand amas de bois,
De cordages, de fer, de toiles, et de poix :
Puis quand tout est ensemble, à l’arbre un arbre voue,
Ce bout d’ais à la poupe, et cet autre à la proue,
Et cet autre au tillac : comme l’art et le soin
Lui guident l’œil, l’esprit, et le fer, et le poing,
Ainsi le Tout-puissant, avant que, sage, il touche
A l’ornement du monde, il jette de sa bouche
Je ne sais quel beau mot, qui rassemble en un tas
Tout ce qu’ores le Ciel clôt de ses larges bras.
Mais l’avare nocher trouve jà toute faite
La matière navale : et Dieu la fait, l’apprête,
L’agence, l’embellit : pour un si haut dessein
Ne mendiant sujet, industrie ni main.

Ce premier monde était une forme sans forme,
Une pile confuse, un mélange difforme,
D’abîmes un abîme, un corps mal compassé,
Un Chaos de Chaos, un tas mal entassé :
Où tous les éléments se logeaient pêle-mêle :
Où le liquide avait avec le sec querelle,
Le rond avec l’aigu, le froid avec le chaud,
Le dur avec le mol, le bas avec le haut,
L’amer avec le doux : bref durant cette guerre
La terre était au ciel et le ciel en la terre.
La terre, l’air, le feu se tenaient dans la mer :
La mer, le feu, la terre étaient logés dans l’air,
L’air, la mer, et le feu dans la terre : et la terre
Chez l’air, le feu, la mer. Car l’Archer du tonnerre
Grand Maréchal de camp, n’avait encor donné
Quartier à chacun d’eux. Le ciel n’était orné
De grands touffes de feu : les plaines emmaillées
N’épandaient leurs odeurs : les bandes écaillées
N’entrefendaient les flots : des oiseaux les soupirs
N’étaient encore portez sur l’aille des Zéphyrs.

Tout était sans beauté, sans règlement, sang flamme.
Tout était sans façon, sans mouvement, sans âme :
Le feu n’était point feu, la mer n’était point mer,
La terre n’était terre, et l’air n’était point air :
Ou si jà se pouvait trouver en un tel monde,
Le corps de l’air, du feu, de la terre, et de l’onde :
L’air était sans clarté, la flamme sans ardeur,
Sans fermeté la terre, et l’onde sans froideur.

Bref, forge en ton esprit une terre, qui, vaine,
Soit sans herbe, sans bois, sans mont, sans val, sans plaine :
Un Ciel non azuré, non clair, non transparent,
Non marqueté de feu, non voûté, non errant :
Et lors tu concevras quelle était ceste terre,
Et quel ce ciel encor où régnait tant de guerre.
Terre, et ciel, que je puis chanter d’un style bas,
Non point tels qu’ils étaient, mais tels qu’ils n’étaient pas.
Ce n’était donc le monde, ains l’unique matière
Dont il devait sortir, la riche pépinière
Des beautés de ce Tout : l’embryon qui devoit
Se former en six jours en l’état qu’on le voit.
De vrai ce monceau confusément énorme
Était tel que la chair, qui s’engendre, difforme,
Au ventre maternel, et par temps toutefois,
Se change en front, en yeux, en nez, en bouche, en doigts :
Prend ici forme longue, ici large, ici ronde,
Et de soi peu à peu fait naître un petit monde.
Mais cestui par le cours de nature se fait
De laid, beau : de mort, vif : et parfait, d’imparfait :
Et le monde jamais n’eut changé de visage,
Si du grand Dieu sans-pair le tout-puissant langage
N’eut comme seringué dedans ces membres morts
Je ne sais quel Esprit qui meut tout ce grand corps.

La palpable noirceur des ombres Memphitiques,
L’air tristement épais des brouillards Cimériques,
La grossière vapeur de l’infernal manoir,
Et si rien s’imagine au monde de plus noir,
De ce profond abîme emmantelait la face.
Le désordre régnait haut et bas dans la masse,
Tout ce toit en brouillis, et ce Tas mutiné
Se fut, séditieux, soi-même ruiné
Tout soudain qu’il naquit, si la vertu divine,
Éparse dans le corps de toute la machine,
N’eut servi de mastic, pour ensemble coller
Le vagueux Océan, le ciel, la terre, et l’air :
Qui çà et là choquant l’un l’autre à l’aventure,
Tachaient faire mourir la naissante nature.

Ainsi qu’un bon esprit, qui grave sur l’autel
De la docte mémoire un ouvrage immortel,
En troupe, en table, au lit, tout jour, pour tout-jour vivre,
Discours sur son discours, et nage sur son livre
Ainsi l’Esprit de Dieu semblait, en s’ébattant,
Nager par le dessus de cet amas flottant.
(Autre soin ne veillait pour lors dans sa poitrine :
Si le soin peut tomber en l’essence divine)
Ou bien comme l’oiseau qui tache rendre vifs
Et ses œufs naturels, et ses œufs adoptifs,
Se tient couché sur eux, et d’une chaleur vive,
Fait qu’un rond jaune-blanc en un poulet s’avive :
D’une même façon l’Esprit de l’Éternel
Semblait couver ce gouffre, et d’un soin paternel
Verser en chaque part une vertu fécondé,
Pour d’un si lourd amas extraire un si beau monde.
Car il n’est rien qu’un tout, qui clôt de son clos tout :
Dont la surface n’a milieu, ni fin, ni bout.
Il n’est qu’un Univers, dont la voûte suprême
Ne laisse rien dehors, si ce n’est le Rien même.

Or quand bien ce grand Duc, qui bien heureux apprit
En l’école d’Oreb les lois du saint Esprit,
Ne nous rendrait certains que Dieu par sa puissance,
Fit en deux-fois trois-jours toute mortelle essence,
La raison démolit ces nouveaux firmaments,
Dont Leucippe a jeté les frêles fondements :
Vu que si la Nature embrassait plusieurs mondes,
Du plus haut univers les terres, et les ondes,
Vers le monde plus bas descendraient sans repos,
Et tout se refondrait en l’antique Chaos.
Il faudrait d’autre-part entre ces divers mondes
Imaginer un vide, où leurs machines rondes
Se puissent tournoyer, sans que l’un mouvement
Au mouvement voisin donnât empêchement
Mais tous corps sont liés d’un si ferme assemblage,
Qu’il n’est rien vide entr’eux. C’est pourquoi le breuvage
Hors du tonneau percé ne se peut écouler
Qu’on n’ait d’un soupirail fait ouverture à l’air.
C’est pourquoi le soufflet dont la bouche est bouchée
Ne peut être élargi. C’est pourquoi l’eau cachée
Dans un vase bien-clos ne se glace en hiver.
La clepsydre ne peut les jardins abreuver
S’on ferme sa gargouille : et l’argentine source,
Qui dans le plomb creusé fait son esclave course,
Forçant son naturel rejaillit vers les Cieux,
Tant et tant à tous corps le vuide est odieux.

Dieu ne fit seulement unique la nature :
Ains il la fit bornée et d’âge, et de figure,
Voulant que l’être seul de sa Divinité
Se vit toujours exempt de toute quantité.
Vraiment le Ciel ne peut se dire sans mesure,
Vu qu’en temps mesuré sa course se mesure.
Ce tout n’est immortel, puis que par maint effort,
Ses membres vont sentant la rigueur de la mort :
Que son commencement de sa fin nous asseure,
Et que tout va ça bas au change d’heure en heure.
Composez hardiment, ô sages Grecs, les cieux
D’un cinquième élément : disputez, curieux,
Qu’en leurs corps par tout rond l’œil humain ne remarque
Commencement, ni fin : débâtez que la Parque
Asservit seulement sous ses cruelles lois
Ce que l’Astre argenté revoit de mois en mois.
Le faible étayement de si vaine doctrine
Pourtant ne sauvera ce grand Tout de ruine.
Un jour de comble-en-fond les rochers crouleront :
Les monts plus sourcilleux de peur se dissoudront :
Le Ciel se crèvera : les plus basses campagnes
Boursoufflées croîtront en superbes montagnes :
Les fleuves tariront, et si dans quelque étang
Reste encor quelque flot, ce ne sera que sang :
La mer deviendra flamme : et les sèches baleines,
Horribles, meugleront sur les cuites arènes :
En son midi plus clair le jour s’épaissira,
Le ciel d’un fer rouillé sa face voilera
Sur les astres plus clairs courra le bleu Neptune :
Phœbus s’emparera du noir char de la Lune :
Les étoiles cherront. Le désordre, la nuit,
La frayeur, le trépas, la tempête, le bruit,
Entreront en quartier : et l’ire vengeresse
Du juge criminel, qui jà déjà nous presse,
Ne fera de ce Tout qu’un bûcher flamboyant,
Comme il n’en fit jadis qu’un marrez ondoyant.

Que vous êtes, hélas ! de honte et de foi vides,
Écrivains, qui couchez dans vos Éphémérides
L’an, le mois, et le jour, qui cloront pour toujours
La porte de Saturne aux ans, aux mois, aux jours ?
Et dont le souvenir fait qu’ore je me pâme,
Privant mon corps de force, et de discours mon âme.
Votre menteuse main pose mal ses jetons,
Se méconte en sa chiffre, et recherche à tastons
Parmi les sombres nuits les plus sécrétés choses
Que dans son cabinet l’Éternel tient encloses.
C’est lui qui tient en main de l’horloge le poids,
Qui tient le Calendrier, où ce jour, et ce mois
Sont peints en lettre rouge : et qui courant grand-erre
Se feront plutôt voir, que prévoir à la terre.

C’est alors, c’est alors, ô Dieu : que ton fils cher,
Qui semble être affublé d’une fragile chair,
Descendra glorieux des voûtes étoilées.
A ses flancs voleront mille bandas ailées :
Et son char triomphal, d’éclairs environné,
Par Amour et Justice en bas sera trainé.

Ceux qu’un marbre orgueilleux presse dessous sa lame
Ceux que l’onde engloutit, ceux que la rouge flamme
Éparpille par l’air : ceux qui n’ont pour tombeaux
Que les ventres gloutons des loups ou des corbeaux :
Éveillés, reprendront, comme par inventaire,
Et leurs chairs et leurs os, orront devant la chaire
Du Dieu qui, souverain, juge en dernier ressort,
L’arrêt définitif de salut, ou de mort.
L’un t’éprouvera doux, l’autre armé de justice,
L’un vivra bienheureux, l’autre en cruel supplice,
L’un bas et l’autre haut. O toi, qui d’autrefois
D’un juge italien as redouté la voix,
Fais, las ! que quand le son du cornet de ton Ange,
Huchant de Thule au Nil, et d’Atlas jusqu’au Gange,
Citera l’univers prochain de son décès,
Le Juge et l’Avocat tu sois de mon procès.

De sagesse et pouvoir l’inépuisable source,
En formant l’Univers, fit donc ainsi que l’ourse,
Qui dans l’obscure grotte au bout de trente jours
Une masse difforme enfante au lieu d’un ours :
Et puis en la léchant, ores elle façonne
Ses déchirantes mains, or’ sa tête félonne,
Or’ ses pieds, or’ son col : et d’un monceau si laid
Son industrie anime un animal parfait.
Car du vent de sa bouche ayant fait dans le Vide
Un Tas confusément froid, ardent, sec, humide :
Par temps du Monde bas Dieu séparé le haut :
Met à part peu à peu le chaud avec le chaud :
Renvoie le solide avecques le solide,
Le froid avec le froid, l’humide avec l’humide,
Autant qu’il est besoin : et forme ingénieux,
En six jours tous les corps de la terre et des cieux.

Non qu’ensemble il ne peut des humains la demeure
Parfaire et commencer : qu’il ne peut en même heure
Cendrer les cieux flambants, peupler notre air d’oiseaux,
De bêtes les forêts, et de poissons les eaux :
Mais employant tant d’art, tant de jours, tant de peine,
A bâtir un palais pour la semence humaine
Qui ne vivait encor, il nous monstre combien
II doit être soigneux et de l’heure, et du bien
De ceux qu’il a jà faits, et vers qui par promesses
Il a cent mille fois obligé ses richesses.
Nous montre que l’ouvrier, pour le bien imiter,
D’un bouillonnant désir ne doit précipiter
La besogne entreprise, ains d’une longue attente
Repasser mille fois la lime patiente
Sur l’ouvrage chéri, se hâtant lentement :
Car ce qui se fait bien, se fait prou vitement.

O Père de sagesse, ô Père de lumière,
Et qui peut, et qui doit sortir mieux la première
De ce monde confus, que la vive Clarté,
Sans qui même le beau semble être sans beauté !

En vain Timanthe eut peint son horrible Cyclope,
Parrhase son rideau, Zeuxe sa Pénélope,
Appelle sa Venus, si jamais le Soleil
N’eut pour les faire voir, sur eux jeté son œil.
En vain, certes, en vain d’artifice si rare,
Le temple Éphésien, le Mausole, le Phare,
Eussent été bâtis par les excellents doigt
De Ctésiphon, de Scope, et du maître Cnidois,
Si l’oublieux manteau des nuits plus éternelles
Eut aux yeux des humains emblé choses si belles.


Hé! quel plus vif souci tombe en l’entendement,
De celui qui projette un royal bâtiment,
Que de le bien percer ? afin que l’œil du Monde,
Faisant au tour de nous chaque jour une ronde
Y darde ses rayons : et qu’encor chaque part
Face ouverte parade et de dépense et d’art.

Soit que l’Esprit de Dieu, agitant la surface
Du bouillant Océan, qui couvrait cette Masse,
En fit sortir du feu (comme quand dans les Cieux
L’Autre moite et le Nord font choquer, furieux,
Sous le Cancre brûlant deux nues opposites,

L’air s’allume à minuit d’éclairs ardemment vites
Soit que Dieu débrouillant le Chaos peu à peu,
Prit cette grande clarté de l’élément du feu :
Soit que Dieu tout autour de la Masse flottante
Pour douze heures tendît une nue luisante,
Qu’après il brunissait, afin qu’en sa saison
La nuit enveloppât l’un et l’autre horizon :
Soit que Dieu fit déjà ce clair brandon, qui dore
L’univers de ses rais, mais non tel qu’il est ore :
Ou soit qu’il allumât un autre clair flambeau
Sur le front de l’Amas encor tout voilé d’eau :
Qui, volant à l’entour, donnait le jour par ordre
Aux embrouillés climats de ce gouffreux désordre,
Comme ores fait Titan, qui par le ciel porté
Est le char flamboyant de la même clarté :
Il n’eut pas sitôt dit, La lumière soit faite,
Que ce Tas s’achemine à sa forme parfaite :
Et laisse, illuminé des rais d’un grand flambeau,
Son vêtement de deuil, pour en prendre un plus beau.

Clair brandon, Dieu te gard, Dieu te gard, torche sainte,
Chasse-ennui, chasse-deuil, chasse-nuit, chasse-crainte,
Lampe de l’Univers, mère de vérité,
Juste effroi des brigands, seul miroir de beauté,
Fille ainée de Dieu : que tu es bonne et belle,
Puis que l’œil clairvoyant de Dieu te juge telle !
Puis que ton propre ouvrier, en ses divins propos,
Ne peut, bien que modeste, assez chanter ton los !

Mais d’autant qu’on ne sent plaisir qui ne déplaise,
Si sans nul intervalle on s’y plonge à son aise :
Que celui seulement prise la sainte paix,
Qui long temps a porté de la guerre le faix :
Et que des noirs corbeaux l’opposé voisinage
Des cygnes castriens rend plus blanc le plumage :
L’Architecte du monde ordonna qu’à leur tour
Le jour suivit la nuit, la nuit suivit le jour.

La nuit, pour tempérer du jour la sècheresse,
Humecte notre ciel, et nos guérets engraisse.
La nuit est celle-là qui charme nos travaux,
Ensevelit nos soins, donne trêve à nos maux.
La nuit est celle-là qui de ses ailes sombres
Sur le monde muet fait avecques les ombres
Dégouter le silence, et couler dans les os
Des recrus animaux un sommeilleux repos.

O douce nuit, sans toi, sans toi l’humaine vie
Ne serait qu’un enfer, où le chagrin, l’envie,
La peine, l’avarice, et cent façons de morts
Sans fin bourrelleraient et nos cœurs et nos corps.
O nuit, tu vas ôtant le masque et la feintise,
Dont sur l’humain théâtre en vain on se déguise
Tandis que le jour luit : ô Nuit aime par toi
Sont faits du tout égaux le bouvier et le Roy,
Le pauvre et l’opulent, le Grec, et le Barbare,
Le Juge et l’accusé, le savant et l’ignare,
Le maitre et le valet, le difforme et le beau.
Car, Nuit, tu couvres tout de ton obscur manteau.
Celui qui condamné pour quelque énorme vice
Recherche sous les monts l’amorce d’avarice,
Et qui dans les fourneaux, noirci, cuit et recuit
Le soufre de nos cœurs, se repose la nuit.
Celui qui tout courbé le long des rives, tire
Contre le fil du fleuve un trafiqueur navire,
Et, fondant tout en eau, remplit les bords de bruit,
Sur la paille étendu, se repose la nuit.
Celui qui d’une faux mainte fois émoulue
Tond l’honneur bigarré de la plaine velue,
Se repose la nuit : et dans les bras lassés
De sa compagne perd tous les travaux passés.
Seuls, seuls les nourrissons des neuf doctes pucelles,
Cependant que la nuit de ses humides ailes
Embrasse l’Univers, d’un travail gracieux,
Se tracent un chemin pour s’envoler aux cieux.
Et plus haut que le Ciel d’un vol docte conduisent
Sur l’aile de leurs vers les humains qui les lisent.

Jà déjà j’attendais que l’horloge sonnât
Du jour la dernière heure, et que le soir donnât
Relâche à mes travaux : mais à peine ai-je encore
Dessus mon horizon vu paraître l’Aurore.
Mon labeur croît tous jours : voici devant mes yeux
Passer par escadrons l’exercite des cieux.

Anges, soit donc que Dieu vous fit cette journée
Sous le nom, ou du ciel, ou de la flamme ainée :
Soit que vous printes être avec cet ornement,
Qui de médaillés d’or pare le firmament :
Soit que de plusieurs jours votre heureuse naissance,
De tout cet univers ait devancé l’essence,
(Car aussi je ne veux combattre obstinément
Pour une opinion, les choses mêmement
Où le subtil discours d’une vaine science
Ne me serait si sûr, que mon humble ignorance)
Je tiens pour tout certain que les doigts tout-puissants
Vous créèrent jadis immortels, innocents,
Beaux, bons, libres, subtils, bref d’une essence telle
Que presque elle égalait l’essence paternelle.

Mais tout ainsi que ceux que la faveur des Rois
Pousse en plus-haut degré, ce sont ceux mainte fois
Qui brassent la révoltée, et sans juste querelle
Sèment par leur patrie une guerre immortelle :
Si qu’en fin justement d’un effroyable saut
Ils tombent aussi haut qu’ils tachaient voler haut :
Ainsi maints bataillons d’esprits portants envie
A l’éternel surjon d’où ruisselait leur vie,
Se bandent contre Dieu, pour priver (bien qu’en vain)
De couronne sa tête, et de sceptre sa main.
Mais lui, qui n’est jamais désarmé de tonnerres,
Contre les boute-feux des sacrilèges guerres,
Les précipite en l’air, ou bien les lieux plus bas :
Car l’enfer est partout où l’Eternel n’est pas.

Ce peuple ensorcelé de superbe et de rage,
A gagné pour le moins sur nous cet avantage,
Qu’il sait combien l’enfer est éloigné des cieux,
Car il l’a mesuré d’un saut ambitieux.

Tant s’en faut que Satan et son escadre face
Profit de ce dur fléau, qu’il croît tous jours d’audace,
Tant plus croît son supplice : imitant les lézards,
Qui bien qu’ils soient coupés en trois ou quatre parts,
Menacent le blesseur, s’aigrissent davantage :
Voire même en mourant montrent vive leur rage.
Depuis, ce révolté, Roi des airs plus épais,
Avec le Tout-puissant n’a ni trêve ni paix,
Désireux d’enterrer de ses faits la mémoire,
De miner son Église, et de saper sa gloire :
Désireux de priver tout ce grand corps de chef,
De Roi cette cité, de patron cette nef.

Mais s’étant de tout temps la Majesté divine
Logée en lieu si sûr, que la sape, la mine,
L’échelle, le canon et tous tels autres arts
Sont faibles pour forcer ses invaincus remparts,
Ne pouvant nuire au chef, les membres il oppresse :
Et pardonnant au tronc, les branches il dépèce.

L’oiseleur, le pécheur, le veneur ne tend pas
Tant et tant de gluaux, d’hameçons et de lacs
Aux oiseaux, aux poissons, aux animaux sauvages,
Qui n’ont autre logis que les déserts bocages :
Que ce malin Esprit tend d’engins pour tromper
Ceux-même qui ne font métier que de piper.

Avec le trait mignard d’un bel œil il attrape
Le bouillant jouvenceau : l’argent lui sert de trappe
Pour prendre l’usurier : par l’accueil gracieux
D’un Prince il va trompant l’esprit ambitieux.
Il gagne avec l’appât de cent doctrines vaines
Ceux qui foulent aux pieds les richesses humaines.
Et la foi, la foi même est le piège où sont pris
Par l’art de ce pipeur les plus dévots esprits :
Pipeur vraiment semblable à la verte chenille,
Qui le flairant honneur des plus gais mois nous pille,
Et qui nos doux fruitiers dépouille de toison,
Pour puis la convertir en amère poison.

Qui ne serait trompé par l’accorte malice
Du prince de la nuit, qui maintefois se glisse
Dans les membres gelés des dieux d’or ou de bois,
Et leur fait prononcer des véritables voix ?
Qui taille du Prophète, et d’un feu saint allume
Or, la vierge de Delphes, or, la vierge de Cume ?
Or, tire du tombeau le dernier juge Hebrieu,
Pour prédire à son roi les jugements de Dieu ?
Ore d’une fureur profanement divine
Du pontife d’Amon échauffe la poitrine :
Si bien que quelque fois d’un gosier non menteur
Aux peuples aveuglés il chante le futur ?

Qui ne serait trompé par cil qui transfigure
En couleuvre un rameau ? qui du Nil l’onde pure
Convertit en pur sang ? qui sur les lits royaux
Fait pleuvoir par milliers grenouilles et crapauds ?

Car comme il est esprit, il voit, bien qu’invisible,
Les menées des grands : il sent, bien qu’insensible,
Leurs plus ardents désirs : et comme en pareils faits,
Exercé de tout temps, il juge des effets.

Joint que pour hébéter les âmes plus gentilles,
Pocher l’un et l’autre œil aux esprits plus habiles ;
Et dans ses lacs subtils les plus fins enretter,
Il prédit ce qu’il veut lui-même exécuter.

Que si l’homme prudent (bien que presque en même heure,
Suivant l’ordre commun, tout homme naisse et meure :
Que le corps soit encor un trop lourd instrument
Pour suivre de l’esprit le vite mouvement)
Par la seule vertu des métaux et des plantes,
Produit dix mille effets, dignes des mains puissantes
Du Père de ce Tout : qui doute que leur main
N’enfante quelque fois maint acte plus qu’humain ?
Vu qu’étant immortels, la longue expérience
Des simples plus secrets leur donne connaissance :
Et qu’un corps importun n’empêche leurs esprits
De faire en un moment ce qu’ils ont entrepris.

Non qu’ils aient toujours dessus le col la bride,
Pour vaguer çà et là où l’appétit les guide,
Pour aveugler la terre, et, du monde vainqueurs,
Exercer tyrannie en nos corps et nos cœurs.
Dieu les tient enchaînés les fers de sa puissance,
Sans que même un moment ils puissent sans licence
Avoir la clef des champs : c’est par son sauf-conduit
Que l’esprit mensonger le fol Achab séduit,
Lui faisant battre aux champs, pour obstiné, combattre
L’ost qui doit de son corps chasser l’âme idolâtre.
Armé de la vertu de son saint passe-port
Il tente l’humble Job, met ses valets à mort :
Joint aux pertes du bien les pertes du lignage,
Et verse sur son chef dommage sur dommage.
Pour ce que l’Éternel, ores pour éprouver
La foi des plus constants, ores pour abreuver
D’erreur ceux qui d’erreur gloutement se repaissent,
Émancipe souvent ces brouillons, qui ne cessent
De battre même enclume, et poursuivre, insensés
Les damnables efforts en Adam commencez.

Mais comme à contre-cœur ceste apostate bande
S’attaque aux fiers tyrans : et pour les bons se bande,
L’escadron innocent qui ne désire pas
Ni s’élever trop haut, ni descendre trop bas,
De gaieté de cœur à tous moments chemine
Où le pousse le vent de la bonté Divine :
Et son sacré dessein n’eut jamais autre but,
Que la gloire de Dieu, et des Saints le salut.

Un dérèglé désir n’entre en sa fantaisie :
L’aspect du Tout-puissant est sa douce Ambrosie :
Et les pleurs repentants d’un agneau retrouvé
Est le plus doux Nectar dont il soit abreuvé.

L’esprit ambitieux de l’homme ne désire
Qu’avoir sceptre sur sceptre, empire sur empire :
Il n’aspire au contraire à plus grande grandeur :
Son repos gît en peine, en service son heur.

Car Dieu n’a pas si tôt la parole avancée,
Branlé si tôt le chef, si tôt presque pensée
Une haute entreprise, où par moyen exquis
Le ministère saint des Anges soit requis,
Que ces vites courriers ne prennent la volée
Pour la mettre en effet. L’un d’une course ailée
Suit la fuite d’Agar, son chemin accourcit,
Et par discours sucrés son exil adoucit.
L’autre conduit d’Isaac les puissantes armées,
L’autre guide Jacob les terres Idumées :
L’autre, expert médecin, redonne aux faibles yeux
Du fidèle Tobit l’usufruit clair des cieux :
L’autre, d’aise ravi, dans Nazareth assure
Qu’une dame sera Mère et vierge, en même heure :
Et qu’elle enfantera pour le salut humain
Son père, son époux, son fils, et son germain.
Voire que sa matrice heureusement féconde
Comprendra celui-là qui comprend tout le monde.
L’autre d’un zèle ardent à pieds et mains le sert
Par le sable infertile du montagneux désert.
L’un l’exhorte au jardin de vider le calice
Par son père broyé, pour laver notre vice.
L’autre annonce sa vie aux dames qui cuidaient
Que ses membres gelés sous la tombe attendaient
De l’Archange le cri : l’autre contre espérance
Prédit du premier Jean l’incroyable naissance.
L’un, du décret divin fidèle exécuteur,
Des brebis d’Israël élargit le Pasteur.
L’autre fait en peu d’heure un horrible carnage,
De tous les fils ainés du Memphien rivage :
Exemptant les maisons dont le sacré poteau
A pour sa sauvegarde un peu de sang d’agneau.
L’autre devant Solime en moins d’un rien moissonne
L’ost de Sennachérib, de qui l’ire félonne
N’épargnait le ciel même, égalant à ses dieux
L’inimitable ouvrier de la terre et des cieux.

Ses soldats jà vainqueurs des forces de l’Aurore
Assiégeaient la cité, qui seule seule adore
Le Dieu sans compagnon, si qu’à peine un moineau
Pouvait sans leur congé franchir le saint créneau.

Adonc Ézéchias, qui comme sage Prince
Représente à ses yeux de toute sa province
L’entier ravagement, les ceps de ses vassaux,
Le trépas de ses fils, les lubriques assauts
Livrez aux chastetés des royales pucelles,
Son propre corps haché de dix mil allumelles,
Le temple sans paroi, l’encensoir sans odeurs,
L’autel sans holocauste, et Dieu sans serviteurs,
Couvrant son chef de cendre, et d’un sac sa poitrine.
Appelle à son secours la puissance Divine,
Qui sa requête appointe, et foudroyé ses dards
Sur les fiers escadrons des ethniques soudards.
Car tandis qu’à l’entour du feu des corps de garde
Ils ronflent sûrement, l’Eternel qui regarde
De mauvais œil l’armée, et de bon la Cité,
Envoyé un escrimeur contre Assur irrité.
Dont l’épée à deux mains d’un seul revers ne coupe
Le corps d’un seul soldat, ains de toute une troupe :
Et foudroyant, sanglante, or derrière, or devant,
Passe par les armets comme à travers le vent.

Jà chacun gagne au pied, mais sa course est trop lente
Pour éviter les coups d’une épée volante,
Qu’on voit parmi les airs sans qu’on voie le bras,
Qui pousse en une nuit tant d’hommes au trépas :
Ainsi que des moulins on voit rouer les voiles
Sans voir l’esprit venteux qui souffle dans leurs toiles.

L’Aube au reître bizarre à peine encor chassait
L’ombre qui les sommets du Liban brunissait
Que le veillant Hébreu du créneau de sa ville,
Découvrant tout d’un coup cent quatre-vingts cinq mille
Idolâtres tués, frémit d’aise en son cœur,
Pour voir tant de vaincus sans savoir le vainqueur,
Sacrés tuteurs des saints, Archers de notre garde,
Assesseurs, Postillons, Heraux de cil qui darde
L’orage sur le dos des rocs audacieux :
O communs truchements de la terre et des cieux,
Je suivrai plus longtemps votre vite plumage :
Mais ayant entrepris un si lointain voyage,
Je crains de perdre cœur, si au commencement
Je fais trop de chemin, et vais trop vitement :
Vu que le pèlerin qui généreux désire
Voir les murs et les mœurs de maint étrange empire
Sage, se diligente assez le premier jour,
S’il passe seulement le seuil de son séjour.

Fin du Premier Jour de la Semaine