Raymond Queneau (1903-1976)

L’Amphion

Le Paris que vous aimâtes
n’est pas celui que nous aimons
et nous nous dirigeons sans hâte
vers celui que nous oublierons

Topographies! itinéraires !
dérives à travers la ville
souvenirs des anciens horaires !
que la mémoire est difficile…

Et sans un plan sous les yeux
on ne nous comprendra plus
car tout ceci n’est que jeu
et l’oubli d’un temps perdu


La grand-mère voltairienne et son petit-fils qui ne l’était pas

Tudieu dit la grand-mère
du tout petit Jérome
Tudieu dit la grand-mère
Tu n’iras pas à Rome

Bien bien dit cet enfant
si c’est pas chos’ permise
bien bien dit cet enfant
j’fais tout d’mêm’ mes valises

Et puis je prendrai l’train
ou bien le chemin d’fer
l’avion le zeppelin
ou bien l’hélicoptère

J’veux aller voir le pape
ajout’ le petit gars
je veux aller voir le pape
et tu m’empêch’ras pas

Tudieu dit la grand-mère
du tout petit Jérome
Tudieu dit la grand-mère
mais le voilà-z à Rome !

Et je l’vois qu’est assis
Tudieu c’est pas croyab’
au milieu du Concile
il est pt’êt’ mêm’ papable

Il a donc pris le train
ou bien le chemin d’fer
l’avion le zeppelin
ou bien l’hélicoptère

Voilà ce qui arrive
avec tous ces transports
c’est plus qu’on devient con
plus qu’on arrive au port


Je crais pas ça tellment

Je crains pas ça tellment la mort de mes entrailles
et la mort de mon nez et celle de mes os
Je crains pas ça tellment moi cette moustiquaille
qu’on baptisa Raymond d’un père dit Queneau

Je crains pas ça tellment où va la bouquinaille
les quais les cabinets la poussière et l’ennui
Je crains pas ça tellment moi qui tant écrivaille
et distille la mort en quelques poésies

Je crains pas ça tellment La nuit se coule douce
entre les bords teigneux des paupières des morts
Elle est douce la nuit caresse d’une rousse
le miel des méridiens des pôles sud et nord

Je crains pas cette nuit Je crains pas le sommeil
absolu Ça doit être aussi lourd que le plomb
aussi sec que la lave aussi noir que le ciel
aussi sourd qu’un mendiant bêlant au coin d’un pont

Je crains bien le malheur le deuil et la souffrance
et l’angoisse et la guigne et l’excès de l’absence
Je crains l’abîme obèse où gît la maladie
et le temps et l’espace et les torts de l’esprit

Mais je crains pas tellment ce lugubre imbécile
qui viendra me cueillir au bout de son curdent
lorsque vaincu j’aurai d’un œil vague et placide
cédé tout mon courage aux rongeurs du présent

Un jour je chanterai Ulysse ou bien Achille
Énée ou bien Didon Quichotte ou bien Pança
Un jour je chanterai le bonheur des tranquilles
les plaisirs de la pêche ou la paix des villas

Aujourd’hui bien lassé par l’heure qui s’enroule
tournant comme un bourrin tout autour du cadran
permettez mille excuz à ce crâne – une boule –
de susurrer plaintif la chanson du néant.


Vieillir

Ma jeunesse est finie
Ma jeunesse est partie
Je reste sur le cul
avec quarante ans d’âge
J’ai pris le pucelage
de la maturité
Me voilà qui grisonne
me voilà qui bedonne
je tousse et je déconne
déjà déjà déjà
Ah quand j’étais jeune homme
que j’étais heureux ! comme
un lézard au soleil
regardant mes orteils
brunir au bord de l’eau
et mon abencérage
dresser son chapiteau
Les années comptaient peu
les jours étaient légers
et toutes les nuits douces
Le ciel était bien bleu
les lunes étaient rondes
la neige était bien tiède
les blondes étaient blondes
J’avais une cravate
en soi-e naturelle
le mollet fort agreste
le pied bon comme l’œil
oui oui mais maintenant
c’est bien bien différent
suis suis à bout de course
je dévale la pente
dies irae dies illa
sic ibo ad astra
mais comme ce farceur
tombant d’un ascenseur
disait aux spectateurs
des différents étages
qui le regardaient choir
« jusqu’à présent ma foi
ça ne va pas trop mal
j’espère fermement
que ça continuera
encore un peu comme ça »
ainsi malgré les ans
la ride et l’urinal
le bide et l’emphysème
la toux et un moral
tant soit peu nostalgique
philosophiquement
je vieillis essayant
de jouir de mon reste
Sans feu et sans charbon
sans lard et sans lardons
sans œufs sans cinéma
sans ouisqui sans soda
sans beurre sans taksi
sans thé ni chocolat
j’écris quelques poèmes
qui valent je l’espère
ceux que j’élaborais
lorsque j’avais vingt ans
je les signais d’ailleurs
de la même façon
q-u-e-n-e-a-
u-r-a-i grec mond

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