René-Guy Cadou (1920-1951)


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Les Fusillés de Châteaubriant

Ils sont appuyés contre le ciel
Ils sont une trentaine appuyés contre le ciel
Avec toute la vie derrière eux
Ils sont pleins d’étonnement pour leur épaule
Qui est un monument d’amour
Ils n’ont pas de recommandations à se faire
Parce qu’ils ne se quitteront jamais plus
L’un d’eux pense à un petit village
Où il allait à l’école
Un autre est assis à sa table
Et ses amis tiennent ses mains
Ils ne sont déjà plus du pays dont ils rêvent
Ils sont bien au-dessus de ces hommes
Qui les regardent mourir
Il y a entre eux la différence du martyre
Parce que le vent est passé là ils chantent
Et leur seul regret est que ceux
Qui vont les tuer n’entendent pas
Le bruit énorme des paroles
Ils sont exacts au rendez-vous
Ils sont même en avance sur les autres
Pourtant ils disent qu’ils ne sont pas des apôtres
Et que tout est simple
Et que la mort surtout est une chose simple
Puisque toute liberté se survit.



Rochefort-sur-Loire

Juillet comme un beau soir dans un jardin sablé
L’auberge la fumée les quinquets de la gare
On n’a pas rétabli les deux ponts sur la Loire
Mais on a bien gardé celui de la mémoire

Et tu marches là-bas parmi les oseraies
Traînant derrière toi ton unique village
Ses faces de buveurs ses chevaux son clocher
L’ardoise du poète et l’absinthe sauvage
Qui nous attend sur le comptoir de l’amitié

Te souviens-tu de ta maison et du passeur
En cotte bleue et qui fumait des cigarettes
Mouillées Te souviens-tu de Béhuard cette cloche
Qui nous battait le cœur comme une aile brisée

Le bruit vague de l’eau la collégiale rose
D’un ciel qui se mourait de son immensité
Nous chantons sur la route et déjà se dessinent
Les bocaux jaune et vert de ta maison hantée

Emmène-moi dans la vallée vers la demeure
De Marie-Cécile en Saint-Aubin-de-Luigné
Que j’y retrouve et que j’y boive ma jeunesse
Fraîche et joyeuse dans un décor du douanier

Allons dîner dans cette échoppe des poètes
Pleine d’enfants et de graillon qui perpétue
La tradition  Amenez-moi les meilleurs crus
O mon ami je bois à une obscure fête
A nos vingt ans qui ne sont plus

Et qu’importe après tout Nous remontons la pente
Très tard en titubant derrière les cyprès
La lune est triste et basse et ne fait point exprès
D’éveiller sous les toits des ombres odorantes

La chambre du poète et la Bibliothèque
Les lilas du clocher qui ne sont pas éteints
Qui flambent si on attise nos cigarettes
Cette nuit-là vers les quatre heures du matin

Mon vieil Ami j’ignore tout de notre histoire
Et ne veux point savoir si tu as dans les mains
Autre chose qu’un peu de soleil illusoire
Mais je te tiens et me souviens.

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