Robert Garnier (1545-1590) 

Élégie sur la mort de Ronsard 

A Monsieur Desportes, Abbé de Thiron
 
Nature est aux humains sur tous autres cruelle,
       On ne voit animaux
En la terre et au ciel, ni en l’onde infidèle,
       Qui souffrent tant de maux.
 
Le rayon éternel de l’essence divine,
       Qu’en naissant nous avons,
De mille passions nos tristes jours épine
       Tandis que nous vivons :
 
Et non pas seulement vivants il nous torture,
       Mais nous blesse au trépas,
Car pour prévoir la mort, elle nous est plus dure
       Qu’elle ne serait pas.
 
Si tôt que notre esprit dans le cerveau raisonne,
       Nous l’allons redoutant,
Et sans cette frayeur que la raison nous donne,
       On ne la craindrait tant.
 
Nous craignons de mourir, de perdre la lumière
       Du Soleil radieux,
Nous craignons de passer sur les ais d’une bière
       Le fleuve stygieux.
 
Nous craignons de laisser nos maisons délectables,
       Nos biens et nos honneurs,
Ces belles dignités, qui nous font vénérables
       Remarquer des seigneurs.
 
Les peuples des forêts, de l’air et des rivières,
       Qui ne voient si loin,
Tombent journellement aux mortelles pantières
       Sans se gêner de soin.
 
Leur vie est plus heureuse, et moins sujette aux peines,
       Et encombres divers,
Que nous souffrons chétifs en nos âmes humaines,
       De désastres couverts.
 
Ores nous point l’amour, Tyran de la jeunesse,
       Ores l’avare faim
De l’or injurieux, qui fait que chacun laisse
       La vertu pour le gain.
 
Cetui-ci se tourmente après les grandeurs vaines,
       Enflé d’ambition,
De cetui-là l’envie empoisonne les veines
       Cruelle passion.
 
La haine, le courroux, le dépit, la tristesse,
       L’outrageuse rancœur,
Et la tendre pitié du faible qu’on oppresse,
       Nous bourrellent le cœur.
 
Et voilà notre vie, ô misérables hommes !
       Nous semblons être nés
Pour être, cependant qu’en ce monde nous sommes,
       Toujours infortunés.
 
Et encore, où le ciel en une belle vie
       Quelque vertu enclot,
La chagrineuse mort qui les hommes envie
       Nous la pille aussi tôt.
 
Ainsi le vert émail d’une riante prée
       Est soudain effacé,
Ainsi l’aimable teint d’une rose pourprée
       Est aussitôt passé.
 
La jeunesse de l’an n’est de longue durée,
       Mais l’Hiver aux doigts gourds,
Et l’Été embruni de la torche éthérée
       Durent presque toujours.
 
Mais las ! ô doux Printemps, votre verdeur fanie
       Retourne en même point,
Mais quand notre jeunesse une fois est finie
       Elle ne revient point.
 
La vieillesse nous prend maladive et fâcheuse,
       Hôtesse de la mort,
Qui pleins de mal nous pousse en une tombe creuse
       D’où jamais on ne sort.
 
Desportes, que la Muse honore et favorise
       Entre tous ceux qui ont
Suivi le saint Phébus, et sa science apprise
       Dessus le double mont.
 
Vous voyez ce Ronsard, merveille de notre âge,
       L’honneur de l’univers,
Paitre de sa chair morte, inévitable outrage,
       Une source de vers.
 
De rien votre Apollon, ni les Muses pucelles
       Ne lui ont profité,
Bien qu’ils eussent pour lui les deux croppes jumelles
       De Parnasse quitté :
 
Et qu’ils eut conduits aux accords de sa lyre
       Dans ce français séjour,
Pour chanter de nos rois, et leurs victoires dire,
       Ou sonner de l’amour.
 
C’est grand cas, que ce Dieu, qui dès enfance l’aime,
       Affranchit du trépas
Ses divines chansons, et que le chantre même
       N’en affranchisse pas.
 
Vous en serez ainsi : car bien que votre gloire,
       Épandue en tous lieux,
Ne descende étouffée en une tombe noire
       Comme un peuple otieux,
 
Et que vos sacres vers, qui de honte font taire
       Les plus grands du métier,
Nous fassent choir des mains, quand nous en cuidons faire,
       La plume et le papier.
 
Si verres vous le fleuve où tout le monde arrive,
       Et payerez le denier
Que prend pour nous passer jusques à l’autre rive
       L’avare Nautonier.
 
Que ne ressemblons nous aux vagueuses rivières
       Qui ne changent de cours ?
Ou au branle éternel des ondes marinières
       Qui reflottent toujours ?
 
Et n’est-ce pas pitié, que ces roches pointues,
       Qui semblent dépiter,
De vents, de flots, d’orage, et de foudres battues,
       L’ire de Jupiter,
 
Vivent incessamment, incessamment demeurent
       Dans leurs membres pierreux,
Et que des hommes, tels que ce grand Ronsard, meurent
       Par un sort rigoureux ?
 
O destin lamentable ! un homme qui approche
       De la divinité
Est ravi de ce monde, et le front d’une roche
       Dure un éternité.
 
Qui pourra désormais d’une haleine assez forte
       Entonner comme il faut
La gloire de mon roi, puisque la muse est morte
       Qui le chantait si haut ?
 
Qui dira ses combats ? ses batailles sanglantes ?
       Quand jeune, Duc d’Anjou,
De sa main foudroya les troupes protestantes
       Aux plaines de Poitou ?
 
Desportes qui sera-ce ? Une fois votre muse,
       Digne d’être en son lieu,
Fuyant l’honneur profane aujourd’hui ne s’amuse
       Qu’au louanges de Dieu.
 
Et qui sera-ce donc ? Quelle voix suffisante,
       Pour sonner gravement
Joyeuse notre Achill’, dont la gloire naissante
       S’accroit journellement ?
 
Qui dira son courage, indomptable à la peine,
       Indomptable à la peur,
Et comme il appareille avec une âme humaine
       Un magnanime cœur ?
 
Comme il est de l’honneur, du seul honneur avare,
       D’autres biens libéral,
Chérissant un chacun, hors celui qui s’égare
       Du service royal ?
 
Ne permette Clion et Phébus ne permette
       Que Ronsard abattu
Par l’ennuyeuse mort, ne se trouve poète
       Qui chante sa vertu.
 
Adieu, mon cher Ronsard, l’abeille en votre tombe
       Face toujours son miel,
Que le baume arabique à tout jamais y tombe,
       Et la manne du ciel.
 
Le laurier y verdisse avec le lierre
       Et le myrte amoureux,
Riche en mille boutons, de toutes parts l’enserre
       Le rosier odoreux :
 
Le thym, le basilic, la franche marguerite,
       Et notre lis français,
Et cette rouge fleur, où la plainte est écrite
       Du malcontent Grégeois.
 
Les Nymphes de Gâtine, et les naïades saintes,
       Qui habitent le Loire,
Le venant arroser de larmettes épreintes,
       Ne cessent de douloir.
 
Las ! Cloton a tranché le fil de votre vie
       D’une piteuse main,
La voyant de vieillesse et de gouttes suivie,
       Torturage inhumain.
 
Voyant la pauvre France en son corps outragée
       Par le sanglant effort
De ses enfants, qui l’ont tant de fois ravagée,
       Soupirer à la mort :
 
Le Süisse aguerri, qui aux combats se loue,
       L’Anglais fermé de flots,
Ceux qui boivent le Pau, le Tage et la Danoue,
       Fondre dessus son dos.
 
Ainsi que le vautour, qui de griffes bourrelles
       Va sans fin tirassant
De Prométhée le foie, en patures nouvelles
       Coup sur coup renaissant.
 
Les meurtres inhumains se font entre les frères,
       Spectacle plein d’horreur,
Et déjà les enfants courent contre leurs pères
       D’une aveugle fureur :
 
Le cœur des Citoyens se remplit de furies,
       Les Paysans écartés
Meurent comme une haie : on ne voit que tueries
       Par les champs désertés.
 
Et puis allez chanter l’honneur de notre France
       En siècles si maudits,
Attendez-vous qu’aucun vos labeurs récompense
       Comme on faisait jadis ?
 
La triste pauvreté nos chansons accompagne,
       La Muse, les yeux bas,
Se retire de nous, voyant que l’on dédaigne
       Ses antiques ébats.
 
Vous êtes donque heureux, et votre mort heureuse,
       O cygne des Français,
Ne lamentez que nous, dont la vie ennuyeuse
       Meurt le jour mille fois.
 
Vous errez maintenant aux campagnes d’Elyse,
       A l’ombre des vergers,
Où chargent en tout temps, asseurés de la Bise,
       Les jaunes orangers :
 
Où les prés sont toujours tapissez de verdure,
       Les vignes de raisins,
Et les petits oiseaux gassouillant au murmure
       Des ruisseaux cristallins.
 
Là le cèdre gommeux odoreusement sue,
       Et l’arbre du Liban,
Et l’ambre, et myrrhe, au lit de son père reçu,
       Pleure le long de l’an.
 
En grand’ foule accourus, autour de vous se pressent
       Les héros anciens,
Qui boivent le nectar, d’ambrosie se paissent,
       Aux bords élysiens :
 
Sur tous le grand Eumolpe, et le divin Orphée,
       Et Line, et Amphion,
Et Musée et celui dont la plume échauffée
       Mit en cendre Ilion.
 
Le louangeur Thébain, le chantre de Mantoue,
       Le Lyrique latin,
Et avecque Sénèque, honneur grand de Cordoue,
       L’amoureux Florentin :
 
Tous vont battant des mains, sautellent de liesse,
       S’entredisant entre eux,
Voilà celui, qui donte et l’Italie et la Grece
       En poèmes nombreux :
 
L’un vous donne sa lyre, et l’autre sa trompette,
       L’autre vous veut donner
Son myrte, son lierre, ou son laurier prophète,
       Pour vous en couronner.
 
Ainsi vivez heureuse, âme toute divine,
       Tandis que le destin
Nous réserve aux malheurs de la France, voisine
       De sa dernière fin.


Des Juives: Pauvres filles de Sion…

Pauvres filles de Sion,
vos liesses sont passées,
la commune affliction
les a toutes effacées.

Ne luiront plus vos habits
de soie avec l’or tissue,
la perle avec le rubis
n’y sera plus aperçue.

La chaîne qui dévalait
sur vos gorges ivoirines,
jamais comme elle soulait
n’embellira vos poitrines.

Vos seins, des cèdres pleurants
en mainte larme tombée,
ne seront plus odorants,
ni des parfums de Sabée.

Et vos visages, déteints
de leur naturel albâtre,
n’auront souci que leurs teints
soient peinturés de cinabre.

L’or crêpé de vos cheveux
qui sur vos tempes se joue,
de mille folâtres nœuds
n’ombragera votre joue.

Nous n’entendrons plus les sons
de la soupireuse lyre,
qui s’accordait aux chansons,
que l’amour vous faisait dire.

Quand les cuisantes ardeurs
du jour étant retirées,
on dansait sous les tiédeurs
des brunissantes soirées,

et que ceux-là, dont l’amour
tenait les âmes malades,
faisaient aux dames la cour
de mille douces aubades,

contant les affections
de leurs amitiés fidèles,
et les dures passions
qu’ils souffraient pour l’amour d’elles.

Las ! Que tout est bien changé,
nous n’avons plus que tristesse,
tout plaisir s’est étrangé
de nous, et toute liesse.

Notre orgueilleuse cité,
qui les cités de la terre
passait en félicité,
n’est plus qu’un monceau de pierre.

Dessous ses murs démolis,
comme en communs cimetières,
demeurent ensevelis
la plus grand’ part de nos frères.

Et nous, malheureux butin,
allons soupirer captives,
bien loin dessous le matin,
sur l’Euphrate aux creuses rives,

où confites en tourment,
toute liberté ravie,
en pleurs et gémissement
nous finirons notre vie.


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