Rutebeuf (1245-1285) 

Complainte

Que sont mes amis devenus
Que j’avais de si près tenus
Et tant aimés
Ils ont été trop clairsemés
Je crois le vent les a ôtés
L’amour est morte
Ce sont amis que vent me porte
Et il ventait devant ma porte
Les emporta

Avec le temps qu’arbre défeuille
Quand il ne reste en branche feuille
Qui n’aille à terre
Avec pauvreté qui m’atterre
Qui de partout me fait la guerre
Au temps d’hiver
Ne convient pas que vous raconte
Comment je me suis mis à honte
En quelle manière

Que sont mes amis devenus
Que j’avais de si près tenus
Et tant aimés
Ils ont été trop clairsemés
Je crois le vent les a ôtés
L’amour est morte
Le mal ne sait pas seul venir
Tout ce qui m’était à venir
M’est advenu

Pauvre sens et pauvre mémoire
M’a Dieu donné, le roi de gloire
Et pauvre rente
Et droit au cul quand bise vente
Le vent me vient, le vent m’évente
L’amour est morte
Ce sont amis que vent emporte
Et il ventait devant ma porte
Les emporta.


Mort de Rutebeuf

Renoncer me faut à rimer
et je me dois moult étonner
quand j’ai pu faire si longtemps.
Bien me doit le cœur larmoyer
que jamais ne me pus plier
à Dieu servir parfaitement.
Mais j’ai mis mon entendement
en jeu et en ébattements,
qu’ainsi ne daignai psalmodier ;
si pour moi n’est au jugement
celle où Dieu prit sombrement
mal marché pris au paumoyer.

Tard serai mès au repentir.
Las moi qu’onques ne sut sentir
mon fol cœur quelle est repentance,
n’a bien faire lui assentir.
Comment oseraie tentir
quand nés les justes auront doutance ?
J’ai toujours engraissé ma panse
d’autrui cheptel, d’autrui substance.
Ci a bon clerc au mieux mentir :
si je dis : « C’est par ignorance
que je ne sais qu’est pénitence »,
ce me peut pas garantir…

Garantir ! En quelle manière ?
Ne me fit Dieu bonté entière,
Qui me donna sens et savoir,
Et me fit à sa forme fière ?
Encor me fit bonté plus chère :
Pour moi voulut mort recevoir.
Sens me donna de décevoir
L’ennemi qui me veut avoir
Et mettre en sa prison dernière,
Là d’où nul ne se peut ravoir :
Pour prière ne pour avoir,
N’en vois nul qui revienne arrière.

J’ai fait au corps sa volonté,
j’ai fait rimes et j’ai chanté
sur les uns pour aux autres plaire,
dont ennemi m’a enchanté
et m’âme mise en orphenté
pour mener au félon repaire.
Si celle en qui tout bien reclaire
ne prend en cure mon affaire,
de male rente m’a renté
mon cœur, où tant trou’ de contraire :
physicien n’apothicaire
ne me peuvent donner santé.

Je sais une physicienne
Que ce soit à Lyon ou Vienne
Et autant que le siècle dure,
N’a si bonne chirurgienne,
N’est plaie, tant soit ancienne,
Qu’elle ne nettoie et n’écure,
Pour peu qu’elle y mette sa cure.
Elle expurgea de vie obscure
La très benoîte Égyptienne ;
À Dieu la rendit nette et pure :
Puisque c’est vrai, mette en sa cure,
Ma lasse d’âme chrétienne.

Puisque mourir vois faible et fort,
Comment prendrai-je confiance
Que de mort me puisse défendre ?
N’en vois nul, si grand force ait-il,
Qui des pieds ne perde l’appui :
A terre faut le corps étendre.
Que puis-je, hors la mort attendre ?
La mort ne laisse dur ni tendre,
Quelque richesse qu’on lui porte,
Et, quand le corps est mis en cendre,
A Dieu faut-il rendre raison
De ce qu’on fit jusqu’à la mort.

J’ai tant fait que plus je ne puis ;
Aussi me faut tenir en paix :
Dieu veuille que ne soit trop tard !
Tous les jours j’ai accru mon faix,
Et chacun dit, clerc ou laïque :
« Plus le feu couve, plus il brûle. »
J’ai pensé engeigner Renard :
Rien n’y valent engins ni arts,
Tranquille il est en son palais.
Pour ce siècle qui se finit,
Il m’en faut partir d’autre part :
Nul n’y peut rien, je l’abandonne.


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