Second Jour de La Semaine, ou, La Création du monde par Guillaume du Bartas (1544-1590)


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Tous ces doctes esprits, dont la voix flatteresse
Change Hécube en Hélène, et Faustine en Lucrèce :
Qui d’un nain, d’un bâtard, d’un archerot sans yeux
Font, non un dieutelet, ains le maître des Dieux :
Sur les ingrats sillons d’une infertile arène,
Perdent, mal-avisez, leur travail et leur graine :
Et tendant un filé pour y prendre le vent,
D’un los je ne sais quel qui les va décevant,
Se font imitateurs de l’araigne qui file
D’un art laborieux une toile inutile.

Mais bien que nous n’ayons rien plus cher que le temps,
Peu je regretterais la perte de leurs ans,
Si par ces vers pipeurs leur muse trop diserte,
Se perdant, ne traînait des auditeurs la perte.
Sous le mielleux appâts de leurs doctes écrits

Ils cachent le venin que les jeunes esprits
Avalent à longs traits, et du vin d’amour ivres,
Leur mauvais estomac aime les mauvais vivres.
D’un rude élancement leurs carmes enchanteurs
Précipitent en bas les novices lecteurs,
Qui font à mieux glisser d’une folâtre envie
Par le pendant glacé du mont de cette vie.
Les vers que leur Phœbus chante si doucement
Sont les soufflets venteux, dont ils vont rallumant
L’impudique chaleur, qu’une poitrine tendre
Couvait sous l’épaisseur d’une honteuse cendre.

Or tout tel que je suis, du tout j’ai destiné
Ce peu d’art et d’esprit que le ciel m’a donné
A l’honneur du grand Dieu, pour nuit et jour écrire
Des vers que sans rougir la vierge puisse lire.

Clair surjon de doctrine, âme de l’Univers,
Puis qu’il t’a plu choisir l’humble ton de mes vers,
Pour chanter ton beau los : fais couler de ma plume
Le céleste nectar, répand sur ce volume
La corne d’Amalthée : et fais qu’aucunement
Il réponde aux grandeurs d’un si grave argument.
Défriche ma carrière en cent parts buissonnée
De dangereux halliers : luit sur cette journée,
Afin que saintement par ton fanal conduit
Mon sacré rendez-vous je gagne avant la nuit.

Cette longue largeur, cette hauteur profonde,
Cet infini fini, ce grand monde sans monde,
Ce lourd, dis-je, Chaos, qui dans soi mutiné,
Se vit en un moment dans le rien d’un rien né,
Était le corps fécond d’où la céleste essence
Et les quatre éléments devaient prendre naissance.

Or ces quatre éléments, ces quatre fils jumeaux,
Savoir est l’air, le feu, et la terre, et les eaux,
Ne sont point composés, ains d’iceux toute chose,
Qui tombe sous nos sens, plus ou moins se compose :
Soit que leurs qualités déploient leurs efforts
Dans chaque portion de chaque mêlé corps :
Soit que de toutes parts, confondant leurs substances,
Ils fassent un seul corps de deux-fois deux essences :
Ainsi que dans le creux d’un verre cristallin
Le breuvage achelois se mêle avec le vin :
Ou comme la viande et la boisson subtile
Chez nous se vont mêlant pour se muer en chile.

Cela se voit à l’œil dans le brûlant tison :
Son feu court vers le ciel sa natale maison :
Son air vole en fumée : en cendre chet sa terre :
Son eau bout dans ses nœuds. Une semblable guerre
Tient en paix notre corps, car sa terre est sa chair :
En ses vitaux esprits gît sa flamme, et son air :
En ses humeurs son eau : voire on ne voit parcelle
En tout le corps humain, où chacun d’eux ne mêle
Ses puissantes vertus : combien qu’évidemment
L’un ou l’autre ait toujours plus grand commandement.

En la masse du sang, cette bourbeuse lie,
Qui s’épaissit au fonds, est la mélancholie,
De terrestre vertu : l’air domine le sang,
Qui, pur, nage au milieu : l’humeur qui tient le flanc,
Est l’aquatique flegme : et l’écume légère,
Qui s’ampoule dessus, c’est l’ardente colère.

Non que chaque Élément en main porte tout-jour
D’un même corps le sceptre : ains régnant à son tour,
Il lait que le sujet dessous sa loi se range,
Et que, changeant de roi, de naturel il change :
Comme sans respecter ni richesse ni sang
Chaque bon citoyen commande et sert de rang
Dans la libre cité, qui semble en peu d’espace,
Changeant de magistrat, changer aussi de face.
Car le peuple agité de diverses humeurs,
Reçoit, caméléon, de ses princes les mœurs.

Ainsi donc l’élément, qui dans le vin présidé,
Le rend or’ chaud, or’ froid, ore sec, ore humide.
Par ses accouplements imparfaits ou parfaits,
Le forçant de changer et de goûts et d’effets.
Si bien qu’avec le temps le jus vertement aigre,
Se fait mout, le mout vin, et le bon vin vinaigre.

Or tandis qu’entre nous ou le prince ou le roi
Captive sa grandeur sous le joug de la loi,
Il commande sans peur : et la chose publique,
Jouit heureusement d’un état pacifique.
Mais si cruel tyran, il n’est jamais saoulé
Du sang de ses vassaux, si son glaive affilé
Fuit toujours le fourreau : en fin, en fin sa rage
Convertira sa terre en un désert sauvage.

De même, ou peu s’en faut, tant que l’un élément
Sur ses trois compagnons règne modestement :
Qu’une proportion conjoint, bien qu’inégales,
Les princesses humeurs, et les humeurs vassales :
Le corps demeure en être, et les insignes traits
De sa forme il retient dessus le front portraits.
Mais si tel que ce Roy qui, barbare, désire
Que tous les citoyens de son puissant empire,
Ne portent qu’un seul col, pour priver, inhumain,
De vie en un seul coup tout le peuple Romain,
De tous ses compagnons il cherche la ruine :
Peu à peu la maison, où, tyran, il domine,
Ruineuse, se perd : et dedans et dehors,
Aux yeux plus clairvoyants semble changer de corps.

Ainsi le trop d’humeur qu’à la longue le foie,
Malpropre à digérer, dessus la chair envoie,
Bouffit le corps malade, étoupe les conduits
Des moites excréments, bouche et rebouche l’huis
A la pantoise haleine : et lentement cruelle,
Fait qu’au milieu de l’eau sa soif soit éternelle,
Ne laissant l’homme en paix, jusqu’à tant que ses os
Par le gelé tombeau soient tenus en depos.

Ainsi le sec excès cause une fièvre lente,
Qui toujours sans tourment l’hectique retourmente,
Qui ses nerfs affaiblit prive d’aise son cœur,
Son visage de joie, et ses membres d’humeur,
(Semblable au clair flambeau, qui peu à peu se mine,
Qui se pait de sa perte, et vit de sa ruine)
Ne laissant l’homme en paix, jusqu’à tant que ses os
Par le gelé tombeau soient tenus en depos.

Ainsi le trop de feu cause une fièvre ardente,
Qui nous hâte le pouls : qui la langue pesante
Nous surcharge de crasse : et qui dans le cerveau
Nous peint fantasquement d’un inconstant pinceau
Tout autant de portraits qu’en forme la nature,
Que le sort en ébauche, ou que l’art en figure,
Ne laissant l’homme en paix jusqu’à tant que ses os
Par le gelé tombeau soient tenus en depos.
Ainsi ce froid trop grand, qui d’une toison grise
Couvre le chef vieillard, qui sa chair amenuise,
Qui sillonne son front, qui cave ses deux yeux,
Qui le rend nuit et jour à soi-même odieux,
Et qui sans fin coulant de moelle en moelle,
Éteint par ses hivers la chaleur naturelle,
Ne laisse l’homme en paix, jusqu’à tant que ses os
Par le gelé tombeau soient tenus en depos.

Pourtant ne cuide point que cet excès réduise
Rien des corps à néant : seulement il déguise
Leur forme en cent façons, sans que le corps des corps
Perde ni gagne rien soit dedans soit dehors.
Car tout ce qui se fait, se fait de la matière,
Qui dans l’antique rien fut faite la première.
Tout ce qui se resout, en elle se resout.
Depuis que l’Éternel fit de rien ce grand Tout,
Rien de rien ne se fait : rien en rien ne s’écoule :
Ains ce qui naît ou meurt ne change que de moule.
Son corps tantôt s’alonge, ores il s’accourcit,
Ore il se fait épais, tantôt il s’étrécit.

Et de vrai, si d’un rien les corps prenaient naissance,
La terre produirait le froment sans semence :
Les enfants désirés naîtraient des flancs puceaux :
Tout se ferait partout : quelquefois dans les eaux
S’engendrerait le cerf, sur terre la baleine,
Et parmi l’air venteux le mouton porte-laine :
Les cormiers et les pins naîtraient dans l’océan :
La noix pendrait du chêne, et du noyer le glan :
Et l’aigle, transgressant de nature la règle,
Produirait la colombe, et la colombe l’aigle.
Que si les corps prenaient d’eux même accroissement,
L’homme, à croître tardif, viendrait en un moment
Tout aussi grand qu’il est : des forêts les ramées
Naîtraient avec les troncs des plantes non semées :
L’éléphant, non sevré, pourrait avant saison
Porter dessus le dos toute une garnison :
Et le poulain, sortant du flanc de la cavale,
Hennissant après Mars serait un Bucéphale.

Au contraire, si rien en rien se reduisoit,
Et tout ce qui se touche, et tout ce qui se voit
A chaque heure perdant quelque peu de matière
Enfin deviendrait rien. Si la Parque meurtrière
Pouvait de fond en comble anéantir les corps,
Les corps seraient sitôt évanouis que morts.

A la longue des monts les hauts faites s’abaissent :
Mais les creusés vallons de leur perte s’engraissent.
Et ce que le débord du Rhône ou du Thesin
Au champ proche ravit, est acquis au voisin.

Le ciel, brûlant d’amour, verse mainte rousée
Dans l’amarri fécond de sa chère épousee :
Qu’elle rend puis après, seringuant ses humeurs
Par les pores secrets des arbres et des fleurs.
Quiconque a remarqué comme une seule masse
De cire peut changer cent et cent fois de face,
Sans croître ni décroître : il comprend aisément
De ce bas univers l’assidu changement.
La matière du monde est cette cire informe,
Qui prend, sans se changer, toute sorte de forme :
La forme est le cachet : et le grand Dieu vivant
Le juste Chancelier, qui nuit et jour gravant
Ses grands et petits seaux dans ce corps si muable,
Rend une même masse or’ vile, or’ honorable.

Rien n’est ici constant : la naissance et la mort
Président par quartier en un même ressort.
Un corps naître ne peut, qu’un autre corps ne meure.
Mais la seule matière immortelle demeure,
Tableau du Tout-puissant, vrai corps de l’Univers,
Réceptacle commun des accidents divers,
Toute pareille à soi, toute en soi contenue,
Sans que le vol du temps l’accroisse ou diminue,
Immuable d’essence, et muable de front,
Plus que n’est un Protée, et plus qu’encor ne sont
Les poulpes cauteleux, qui sur l’ondeux rivage
Changent pour butiner chaque heure de visage.
Telle que le François, qui, guenon affété
Des étrangères mœurs, se paît de nouveauté :
Et ne mue, inconstant, si souvent de chemise
Que de ses vains habits la façon il déguise.
Telle qu’une Lais, dont le volage amour
Voudrait changer d’ami cent mille fois le jour,
Et qui n’étant à peine encore délacée
Des bras d’un jouvenceau, embrasse en sa pensée
L’embrassement d’un autre, et son nouveau plaisir
D’un plaisir plus nouveau lui cause le désir.
Car la matière ayant d’un amour variable
Époinçonné le cœur : mais n’étant point capable
De prendre tous portraits en une même part,
Et dans un même temps, elle reçoit à part
Figure après figure, en sorte qu’une face
S’efface par le trait qu’un autre face efface.

Le principal motif de ces événements,
Est le mortel discord de nos quatre éléments,
Qui d’un repos haineux par ordre s’entremangent :
Et comme neige et flots l’un en l’autre se changent,
Fils et Pères d’eux-mêmes. Or chacun élément
Ayant deux qualités, dont l’une absolument
Règne sur sa compagne, et l’autre est hommagère :
Ceux de qui le pouvoir de toutes parts contraire
Est comme en contre-carre, emploient plus d’effort
Et de peine et de temps à s’entremettre à mort.
La flamme chaude-sèche en l’onde froide-humide,

La terre froide-sèche en l’air chaud et liquide
Ne se mue aisément, à cause qu’inhumains,
Ils combattent ensemble et de pieds et de mains.
Mais bien la terre, l’air vitement se reduisent
L’une en l’eau, l’autre en feu : d’autant qu’ils symbolisent
En une qualité : si bien qu’à chacun d’eux,
Est plus aisé de vaincre un ennemi que deux.

Donques puisque le nœud du sacré mariage,
Qui joint les éléments enfante d’âge en âge
Les fils de l’univers, et puisqu’ils font mourir
D’un divorce cruel tout ce qu’on voit périr :
Et changeant seulement et de rang et de place,
Produisent, inconstants, les formes dont la face
Du monde s’embellit : comme quatre ou cinq tons,
Qui, diversement joints, font cent genres de sons :
Qui par le charme doux de leur douce merveille
Emblent aux écoutants les âmes par l’oreille.
Ou comme en ces écrits vingt et deux éléments,
Pour être transposez, causent les changements
Des termes qu’on y lit, et que ces termes même,
Que ma sainte fureur dans ce volume sème,
Changeant seulement d’ordre, enrichissent mes vers
De discours sur discours infiniment divers :
Ce n’est point sans raison, qu’avec telle industrie
L’Éternel partagea leur commune patrie,
Assignant à chacun un siège limité
Propre à leur quantité, propre à leur qualité.

Qui voit donc quelquefois comme un lingot avare,
Vaincu du chaud Vulcan, ses richesses sépare :
Comme d’un pas tardif l’or avec l’or s’enfuit,
L’argent cherche l’argent, le cuivre s’entresuit,
Et ce tout composé de pièces inégales
Se divise en ruisseaux orangés, blancs et pâles :
Il comprend qu’aussitôt que la bouche de Dieu
S’ouvre pour assigner à chaque corps son lieu,
Le feu contre le feu, l’eau contre l’eau se serre,
L’air se va joindre à l’air, et la terre à la terre.

Ainsi doncques la lie et bourbe de ce Tas,
Suivant son naturel, à plomb descend en bas,
Le feu, comme léger, d’une force diverse
Les fentes du Chaos en même heure traverse :
Par bluettes s’envole, et non moins prompt que chaud
De ce monde pesant gagne le lieu plus haut :
De la façon qu’on voit, lors que l’aube bigarre,
Le plancher de Cathay d’une couleur bizarre,
Fumer les mornes lacs, et dans le frais de l’air
Par les pores des champs les vapeurs s’exhaler.

Mais craignant que le feu, qui ses frères enserre,
Pour être trop voisin, ne cendroye la terre,
Comme arbitres nommés, Dieu commence étaler
Entre si grands haineux et l’Amphitrite et l’air.
L’un d’eux ne suffisait pour éteindre leur guerre.
Le flot, comme parent favorisait la terre,
L’air du feu son cousin soutenait le parti :
Mais tous deux unissant leur amour départi,
Peurent facilement appointer la querelle
Qui sans doute eut défait la machine nouvelle.

L’air se parque dessus, l’eau se range sous lui,
Non poussez par le sort, ains conduits par celui,
Qui pour entretenir la nature en nature,
Tous ses œuvres a fait par poids, nombre et mesure.
Car si Neptun se fut auprès du feu logé,
Soudain soudain le feu, se cuidant outragé,
Pour se prendre à l’arbitre eut laissé sa partie.
Or les sacrés anneaux de la chaine, qui lie
Les membres de ce Tout, sont tels que quand il veut,
Celui qui les a joints seul desjoindre les peut.

Nérée, comme armé d’humeur et de froidure,
Embrasse d’une main la terre froide-dure,
De l’autre embrasse l’air : l’air, comme humide-chaud,
Se joint par sa chaleur à l’élément plus haut,
Par son humeur à l’eau, comme les pastourelles,
Qui d’un pied trépignant foulent les fleurs nouvelles,
Et mariant leurs bons au son du chalumeau,
Gayes, baient en rond sous les bras d’un ormeau,
Se tiennent main à main, si bien que la première
Par celles du milieu se joint à la dernière.

Car puisqu’il est ainsi que le sec élément
Ses propres animaux ne nourrit seulement :
Ains, qui plus est encor, du lait de ses mamelles
Repaît du ciel flottant les escadres isnelles,
Et les ventres gloutons des troupeaux écaillés
Qui fendent les seillons des royaumes salés :
Tellement que la terre est ou mère ou nourrice
De ce qui court, qui vole, et qui nage, et qui glisse :
Il fallait qu’elle fût son propre contrepoids,
Pour ferme demeurer contre les fiers abois
Du naufrageux Neptune, et les bouches irées
Des Austres chaleureux, et des gelés Borées.
Il fallait que son corps mornement ocieux
Plus que tout autre corps fût éloigné des cieux :
Afin que de leur cours l’éternelle vitesse
Ne donnât des cerceaux à sa froide paresse,
Roide, la ravissant, tout ainsi que sans fin
Elle roue avec soi l’élément plus voisin.

Puis qu’aussi d’autre-part l’harmonieuse course
Des clairs brandons du ciel est l’immortelle source
De la vie terrestre, et que tous changements
Sont à peu près causés de leurs prompts mouvements,
L’Éternel ne pouvait loger en lieu du monde
Mieux qu’au centre du Tout notre aïeule féconde.

Car les vitaux rayons des Astres flamboyants
Versent éparsement sur les airs ondoyants,
Sur la flamme voûtée, et sur la demeurance –
Des peuples sans poumon, leur puissante influence.
Mais toutes leurs vertus se vont finalement
Unir dedans le rond du plus bas élément,
Comme moyen du tout : ainsi que dans la roue,
Qui grave d’un long trac son voyage en la boue,
Les éloignés rayons se vont étrécissant,
Au milieu du bouton leurs pointes unissant.

Comme le clair Soleil la verrière traverse,
Des Astres tournoyants l’influence diverse
Passe de part en part sans nul empêchement
Le diaphane corps du plus chaud élément,
Les régions de l’air, le transparent de l’onde,
Non le solide corps du fondement du monde.
C’est pourquoi justement nous pouvons appeler
Concubines du Ciel l’onde, la flamme, et l’air :
D’autant que son Phœbus, sa Lune, sa Pléiade,
Ne jouissent jamais que comme de passade,
De l’amour de ces trois : combien qu’incessamment
Le Ciel, mâle, s’accouple au plus sec élément :
Et d’un germe fécond, qui toute chose anime,
Engrosse à tous moments sa femme légitime
La terre plantureuse, et de corps si divers
En forme et naturel embellit l’Univers.

L’Océan plus léger que la terrestre masse.
Et plus pesant que l’air, au milieu d’eux se place :
Pour tant mieux tempérer d’une moite froideur
De l’un la sècheresse, et de l’autre l’ardeur.

Hé ! ma Muse où vas-tu ! mignonne, tourne bride :
N’épuise tout d’un trait la source Castalide.
Sursoy pour ce jour d’hui de la terre et des flots
L’assiette, la grandeur, la faculté, le los :
Et sans anticiper l’origine du monde,
Laisse jusqu’à demain mêlés avecques l’onde
Les montagneux rochers : car ce sera demain
Que Dieu séparera de sa puissante main
Ces brouillés éléments, et les terres velues
Ornera, libéral, de forêts chevelues.

Il est temps, mon amour, mon unique souci,
Pour s’envoler plus haut, de déloger d’ici.
Il est temps, ou jamais, d’enter tes fortes ailes
Sur le lis immortel de tes vierges aisselles.
Afin que sur ton dos accortement léger,
Je puisse sûrement par les cieux voltiger.
Çà-çà donc, mon bonheur, çà, prête-moi l’épaule :
Afin que là-dessus, des premiers de la Gaule,
J’ébauche de ma main ce laurier que les cieux,
Avares, ont celé longuement à mes yeux.

L’air, hôte des brouillats, jouet des forts orages,
Domicile inconstant des emplumés nuages,
Règne du vite Æole, et magasin des vents,
Dont le commerce fait mouvoir les corps vivants,
N’est pas tout un partout : le compas des plus sages
Le divise à bon droit en trois divers étages :
Dont le plus élevé, tant pour ce que le cours
Du ciel premier moteur, l’emporte tous les jours
De l’Aurore au Ponant, et du Ponant encore
A l’adoré berceau de la vermeille Aurore,
Que pour être voisin de l’élément plus haut,
Par les hommes savants est estimé fort chaud.
Celui que nous touchons par temps certain endure
Ore l’âpre chaleur, ore l’âpre froidure,
Ore un moyen état : ses flots sont au printemps
Tièdement tempérez, en automne inconstants,
Froids l’hiver, chauds l’été : car les champs lors rejettent
Les rayons que çà-bas dix mille astres sagettent :
Et sur tous Apollon, aux traits duquel le flanc
De notre rond séjour sert de bute et de blanc.

Mais celui du milieu, pour avoir sa demeure
Loin du lambris ardent, qui ce bas monde emmure,
Et pour ne se pouvoir ressentir de ce chaud,
Que le sec élément toujours repousse en haut,
Frissonne en sa rondeur d’une glace éternelle.
Car comme se pourrait l’eau endurcir en grêle,
Même lorsque l’été fait blanchir nos moissons,
Si ses climats n’étaient par-semés de glaçons ?
Vraiement tout aussitôt que le Soleil déloge
De chez les doux Bessons, pour visiter la loge
Du Cancre ou du Lion qui pantèlent d’ardeur,
Ce plancher mitoyen redouble sa froideur.
Car assiégé du chaud de deux fortes armées
Contre ses froids hivers plus qu’onques animées,
Il presse étroitement son froid de toutes parts,
Et son effort uni est plus roide qu’épars.

Ainsi l’ôt des Chrétiens, qui lointain des frontières
Ne crain point la fureur des Turquesques bannières,
Va marchant en désordre, et vaguement épars
Fait autant d’escadrons comme il a de souldars :
Si bien que quelquefois le mutin populace,
Armé d’arcs et bâtons, le rompt, le bat, le chasse.
Mais s’il sent approcher les lunés gonfanons
De la race Ottomane, et les doubles canons
Qui mirent par le choc de leur salpêtre foudre
Les murailles de Rhode et de Belgrade en poudre :
Soudain il se rallie, et dans un champ étroit,
Il se va retranchant, le courage lui croît,
Le sang lui bout d’ardeur, et la voisine force
Du peuple circoncis sa puissance renforce.

Cette antipéristase (il n’y a point danger
De naturaliser quelque mot estranger,
Et même en ces discours, où la Gauloise phrase
N’en a point de son cru qui soient de telle emphase)
Est celle qui nous fait beaucoup plus chaud trouver
Le tison flamboyant sur le cœur de l’hiver,
Qu’aux plus chauds jours d’été : qui fait que la Scythie
Baisée trop souvent par l’époux d’Orithie,
Produit des nourrissons, dont les seins affamés,
Soit l’été, soit l’hiver, digèrent plus de mets
Que ces maigres humains que la torche Delphique
Rôtit incessamment sur le sable Lybique :
Qui fait même que nous qui bienheureux, humons
Un air sainement doux les creux de nos poumons,
Cachons dans l’estomac une chaleur plus vive
Lors que le froid Janvier sur nos climats arrive,
Que quand le blond Phœbus pour un temps se bannit
De Chus, pour recourir près de notre zénith.

La tout-puissante main de Dieu fit ce partage :
Afin que le frimas, la comète, l’orage,
La rosée, le vent, et la pluie, et le glas,
Se créassent en l’air mitoyen, haut, et bas :
Dont les uns députés pour féconder la terre
Et les autres pour faire à nos crimes la guerre,
Peussent les cœurs plus fiers engraver chaque jour
Du monarque du ciel et la crainte et l’amour.
Car comme en la ventouse un peu d’ardente cire,
Ou par fuite du vide, ou de soi-même attire
Par le dos découpé l’humeur surabondant,
Qui, trop subtil, allait sur les yeux descendant :
Ce flamboyant courrier dont la perruque blonde
Redore chaque jour, or’ l’un, or’ l’autre monde,
Attire incessamment deux sortes de vapeurs,
Et des champs ondoyants, et des champs porte-fleurs.
Dont l’une éparse, sèche, agile, pure, ardente,
Et l’autre chaude un peu, mais humide, et pesante,
Durant le cours de l’an discourant par les airs
Semblent rendre ce Tout à soi-même divers.

Si donc une vapeur est si rare que d’elle
L’eau former ne se puisse, et que même son aile,
Engluée du froid, rase tant seulement
Le manteau fleuronné du plus bas élément,
Tout notre air se noircit, et la bruine humide,
A fleur des champs herbeux, paresseuse, réside.

Que si cette vapeur s’envole lentement,
Non jusqu’au froid plancher du venteux Élément,
Ains plus haut que la neble, elle est en peu d’espace
Faite en Avril rosée, ainsi qu’en Janvier glace.

Mais si cette vapeur peut, gaillarde, arriver
Au séjour éternel du frissonnant hiver,
L’eau qui, gagnant le haut, est et rare et menue,
Par la vertu du froid se presse en une nue,
Qui noue par le ciel dessus les vents ailés :
Jusqu’à tant que ses flots par gouttes dévalés
Retrouvent leurs aïeux : soit qu’un vent roide pousse
La nue vers la nue, et d’une aspre secousse,
Crevées, les contraigne à répandre leur eau.
Comme la frêle aiguière et le frêle goubeau
Qu’on voit s’entrechoquer entre les mains d’un page,
Versent soudainement l’un et l’autre breuvage :
On soit qu’un vent plus doux par le Ciel se jouant
Aille par maint soupir leurs larmes secouant :
Ainsi qu’après la pluie, une pluie distille
Des cimes des forêts, lorsqu’une Aure gentille
S’ébattant à travers les rameaux verdoyants,
Se plait à frisoter leurs cheveux ondoyants :
Soit que d’un moite poids le haut nuage foule
La nue de dessous, et qu’une humeur s’écoule
Pressée d’une autre eau : tout ainsi que tant plus
La claie on va chargeant des présents de Bacchus,
Tant plus son fond percé dans la cuve écumeuse
Verse de toutes parts une liqueur fumeuse.

Lors maint fleuve céleste en nos fleuves se perd,
On ne voit rien que pleurs : le Ciel d’ombre couvert
Semble choir goutte à goutte, et les terres béantes
Se couvrent quelquefois de grenouilles puantes :
Ou d’autant que l’humeur, qui voltige là-haut,
Comprend le sec, l’humide, et le froid et le chaud,
Dont çà bas tout s’anime : ou d’autant que l’haleine
Des Eures, balayant la poudroyante plaine,
Amoncelle dans l’air quelque poussier fécond,
Dont ces lourds animaux pêle-mêle se font :
Ainsi que sur le bord d’une ondeuse campagne,
Qui se fait de l’égout d’une proche montagne,
Le limon écumeux se transforme souvent
En un vert grenouillon, qui formé du devant,
Non du derrière encor, dans la bourbe se joue
Moitié vif, moitié mort, moitié chair, moitié boue.

Quelquefois il advient que la force du froid
Gèle toute la nue : et c’est alors qu’on voit
Tomber à grands flocons une céleste laine.
Le bois devient sans feuille, et sans herbe la plaine :
L’Univers n’a qu’un teint : et sur l’amas chenu
A grand peine du Cerf paraît le chef cornu.
D’autrefois il survient qu’aussitôt que la nue
Par un secret effort en gouttes d’eau se mue,
Que de l’air du milieu l’excessive froideur
Les durcit en boulets, qui tombant de roideur
Quelque fois, ô pitié ! sans faucille moissonnent,
Vendangent sans couteau, les fruitiers ébourgeonnent,
Dénichent les oiseaux, déshonorent nos bois,
Acravantent nos bœufs, et fracassent nos toits.

Si les torches, qu’au ciel l’Éternel a semées,
Des roignons de la terre élèvent des fumées
Un peu sèches d’ardeur, leur feu prompt et léger
Près des cercles d’azur soudain les veut loger.
Mais si tôt le sommet de leur teste fumeuse
N’a pas touché du froid la province frilleuse,
Et senti quel pouvoir le camp audacieux
De leur haineux mortel a gagné dans les cieux,
Qu’elles veulent gagner la face maternelle,
Aidées du surpoids qu’elles ont puisé d’elle.

Mais voici sur le champ venir à leur secours
Une nouvelle ardeur qui rebrousse leur cours,
Qui leur redonne cœur, et qui remet les armes
Dans leur tremblante main. Avec ces frais gendarmes
Elles vont de plus beau rallumer leurs combats :
Et or’ gagnant le haut, or’ culbutant à bas,
Agitent notre ciel d’une diverse sorte,
Selon que leur matière est ou débile ou forte.

Cela dure bien peu, d’autant qu’en ces assauts
Et le chaud et le froid se trouvant comme égaux,
En prouesse et bonheur, pour finir cet émeute,
L’un empêche leur vol, l’autre empêche leur cheute :
Si que cette vapeur, qui ne peut un moment
Demeurer en repos fait rond son mouvement,
Vole de Pôle en Pôle, et bourdonnant se guinde
Or’ de l’Inde en l’Espagne, or’ de l’Espagne en l’Inde.

A ces esprits souffleurs, bien qu’ils soient animés
Quasi d’un même esprit, qu’ils soient quasi formés
De semblable vapeur, la diverse naissance
Donne divers surnoms et diverse puissance.

Sentant les quatre vents, qui d’un chemin divers
Marquent les quatre coins de ce grand Univers,
Je remarque es effets de leurs bruyants passages
Quatre temps, quatre humeurs, quatre éléments, quatre âges
Cil qui nait chez l’Aurore, imite en qualité
L’âge tendre, le feu, la colère, l’été.
Cil qui sèche en venant l’Afrique solitaire,
L’âge plus fort, les airs, le sang, la primevère.
Cil qu’on sent du Ponant moitement arriver,
L’âge pesant, et l’eau, et le phlegme, et l’hiver.
Cil qui part de la part où toujours l’air frissonne,
L’âge flétri, les champs, l’humeur triste, et l’automne.

Non que jusqu’à présent nous n’ayons aperçu
Plus de vents que l’Ouest, le Nord, l’Est et le Su.
Celui qui voit sur mer or’ l’un or’ l’autre Pôle,
En marque trente-deux sur sa docte boussole :
Bien qu’ils soient infinis, comme infinis les lieux
D’où sort l’exhalaison qui ventelle les cieux.
Mais tous de quel côté que prompts ils se débandent,
Ainsi que de leurs chefs de ces quatre dépendent.
Ils nettoient tantôt d’un murmurant balai
Le ciel confusément de nuages voilé.
Tantôt d’un chaud soupir ils sèchent les campagnes
Noyées par Électre et ses moites compagnes.
Ils tempèrent tantôt d’une tiède froideur
L’air, qui sous l’avant-chien braisillonne d’ardeur.
Tantôt sur l’arbre ils font mûrir la poire rousse,
Le froment dans l’épi, la fève dans la gousse.
Or’ ils portent la nef d’un vol non engourdi
De l’Aube à l’Occident, et du Nord au Midi,
Ore pirouettant d’une hâte sans hâte
Du moulin brise-grain la pierre ronde-plate,
Ils transforment, meuniers, en maint atome blanc
Le blé qu’ils ont puisé dans le terrestre flanc.

Que si l’exhalaison est et chaude et gluante,
Mais telle toutefois, qu’elle cède, impuissante,
Aux éternels glaçons du venteux élément :
Son combustible corps voltige incessamment,
Jusqu’à tant qu’il s’allume, et qu’en terre il se jette
Ainsi qu’une fusée, ou comme une sagette
Empennée de feu. Mais quand l’exhalaison
Des engourdis hivers surmonte la maison,
De même elle s’enflamme, et, faite un nouvel astre,
Dénoncé tristement quelque prochain désastre.

Mais son feu, pour avoir beaucoup plus d’aliment
Que n’a l’autre vapeur, dure plus longuement :
Soit que l’exhalaison, incessamment émue
Par le branle du ciel, en un brandon se mue :
S’enflammant tout ainsi que le charbon qui dort
Dedans le sec bouchon pour un temps comme mort,
Que le poing artisan secoue puis à l’ombre,
Pour faire, ménager, un jour d’une nuit sombre.
Soit qu’elle prenne feu du plus haut élément,
Comme le vif flambeau va le mort allumant.

Selon que la vapeur est éparse, ou serrée,
Qu’elle est ou longue, ou large, ou sphérique, ou carrée,
Égale, ou non égale, elle figure en l’air
Des portraits qui d’effroi font les hommes trembler.
Un clocher tout en feu de nuit ici flamboyé :
Ici le fier dragon à replis d’or ondoyé :
Ici le clair flambeau, ici le trait volant,
La lance, le chevron, le javelot brûlant
S’éclatent en rayons, et la chèvre parée
De grands houppes de feu, sous la voûte éthérée
Bondit par-ci par-là. Un astre étincelant
Menace en autre part d’un crin presque sanglant
De grêle les bouviers, les pasteurs de pillage,
Les citoyens d’émeute, et les nochers d’orage.

Mais qu’ouï-je dans le ciel ? il semble que ce Tout
Écartèle ses murs de l’un à l’autre bout.
Il semble qu’à ce coup l’horrible Perséphone
Détachant Alecton, Mégère, et Tisiphone,
Jà lasse de régner sur les bords Stygieux,
Transporte son enfer entre nous et les Cieux.

Je sais qu’on tient, qu’alors que la vapeur humide,
Qui part tant du doux flot, que du flot Néréide,
Et Tardante vapeur montent ensemblement
Dans Testage second du venteux élément,
La chaude exhalaison, se voyant revêtue
De la froide épaisseur de ceste humide nue,
Renforce sa vertu, redouble ses ardeurs,
Et, rejointe, fait teste aux voisines froideurs.

Le lion qui, banni des forêts paternelles,
Se voit sifflé, moqué, dépité des pucelles,
Et des enfants oiseux, d’un effroyable bruit
Remplit son parc étroit : va, vient, suit et resuit
La nouvelle prison, et forcené, désire
Non tant sa liberté, que d’assouvir son ire.
Tout de même ce feu désireux de briser
Sa flottante cloison, ne se peut apaiser :
Ains sans cesse il discourt, sans cesse il tourbillonne,
Il bourdonne, il frémit, il meugle, il bruit, il tonne,
Jusqu’à ce qu’éclatant ses prisons par dessous,
Armé de flamme et souffre il canonne sur nous.

Car désireux de joindre en ses aspres vacarmes,
Aux soldats fraternels ses affaiblis gendarmes,
Et de cet Univers gagner le lieu plus chaud,
Grondant, il tâche faire une sortie en haut.
Mais il est assiégé d’une fosse si large,
Et d’un ost si puissant, que bien qu’ores il charge
De ce côté le froid, et qu’ore en autre part
L’escarmouche il attaque, il trouve maint soudart
Qui d’un cœur généreux ses vains efforts repousse :
Si que désespéré, d’une ardente secousse,
Oublieux de l’honneur, il s’enfuit, comme il peut
Par la porte honteuse, et non par l’huis qu’il veut.

L’Océan bout de peur, les bourgeois d’Amphitrite
Trouvent pour se sauver la mer même petite.
La terre s’en émeut, le pasteur écarté
Ne se peut assurer sous le rocher voûté.
Le ciel, peureux, s’entrouvre : et Pluton, Pluton même
Au plus bas d’Achéron peint son front d’un teint blême.

L’air flamboyé d’éclairs, car la foudre enfonçant
La nue qui le va de tous côtés pressant,
En fait sortir ces feux qui nos yeux éblouissent :
Tout ainsi que celui que les Muses chérissent
Fait, avant qu’il soit jour, d’un fusil affilé
Blueter le caillou sur le drap mi-brûlé.

Et qui plus est, la foudre est fait d’une fumée
De soi-même toujours sèchement enflammée :
Dont l’incroyable effort peut briser tous nos os
Sans blesser notre peau, peut fondre l’or enclos
Dans un avare étui sans que l’étui se sente
Intéressé du choc d’une ardeur si puissante :
Peut tronçonner l’estoc sans sa guaine toucher :
Peut foudroyer l’enfant sans entamer la chair,
Ni les os, ni les nerfs de la mère étonnée,
Que sa charge elle voit plutôt morte que née :
Cendroyer les souliers sans les pieds offenser,
Et vuider de liqueur le muy sans le percer.

Mes yeux, jeunes, ont vu mille fois une femme,
A qui du ciel tonnant la fantastique flamme,
Pour tout mal, ne fit rien, que d’un rasoir venteux
Dans moins d’un tourne-main tondre le poil honteux.

Tairai-je cent portraits qui, tristes, semblent être
Cloués au front du ciel ? Quelquefois je vois naître
Un cercle tout en feu des rais clairement beaux
De Phœbus, de la Lune, et des autres flambeaux,
Qui regardant à plomb sur le dos d’une nue
Également épaisse et de ronde étendue,
Et ne pouvant fausser l’épaisseur de son corps,
En couronne arrondis, se répandent aux bords :
Ainsi, ou peu s’en faut, qu’une torche allumée
Au coin d’un cabinet dont la porte est fermée,
Ne pouvant percer l’huis du lustre de ses rais,
Les fait luire dehors par les bords de ses aix.

Mais quand vers son déclin du Soleil le visage
Flamboyé vis-à-vis d’un humide nuage,
Qui ne peut soutenir l’eau, dont il est enceint,
Plus long temps dans le flanc, sa claire face il peint
Dessus l’humide nue, et d’un pinceau bizarre
La courbure d’un arc sur nos têtes bigarre.
Car l’opposé nuage, et qui premier reçoit
Les traits de cet Archer, les repousse tout droit
Sur la nue voisine, et son teint divers mêle
Avec l’or éclatant d’une torche si belle,
Tout ainsi que Phœbus frappant contre un gobeau
Sur la fenêtre assis, tu vois soudain que l’eau
Renvoie d’un long trait cette clarté tremblante
Contre le haut plancher de ta salle brillante.

D’autre part si la nue est assise à côté,
Non sous, ou vis-à-vis, soit de l’astre argenté,
Soit du doré brandon : et l’un et l’autre forme
Par un puissant aspect sa double ou triple forme
Dans le nuage uni. Le peuple est étonné
De voir en même temps par trois cochers mené
Le beau char donne-jour, et qu’encor les nuits brunes
Reçoivent à l’envi pour roines plusieurs Lunes.

Mais pourquoi, fols humains, allez-vous compassant
Du compas de vos sens les faits du Tout-puissant ?
Quel superbe désir, mais plutôt quelle rage,
Vous fait de Dieu sans Dieu déchiffrer tout l’ouvrage ?

Quant à moi, je sais bien qu’un homme docte peut
Rendre quelque raison de tout ce qui se meut
Dessous le ciel cambré : mais non, non si solide
Qu’elle laisse un esprit de tout scrupule vide.
Et quand il le pourrait, nous devons toutefois
En vantant ces outils, vanter sans fin les doigts
Qui les mettent en œuvre, et qui par tant de sortes
Donnent en un moment âme aux choses plus mortes.

Si tôt que j’ois tonner, je cuide ouïr la voix
Qui les pasteurs entrône, et détrône les rois.
Par le choc brise-tours du foudre j’imagine
L’invincible roideur de la dextre Divine.
Quand je vois que le Ciel tout s’éclate en éclairs,
Je vois des yeux de Dieu les rais saintement clairs.
Quand il pleut par saison, c’est alors que je pense
Que Dieu verse ici-bas sa corne d’abondance.
Quand l’eau ravit nos ponts, et nos champs labourés,
Dieu pleure, à mon avis, nos péchés non pleurés :
Et jamais l’arc en ciel son long pli ne bigarre
Qu’il ne me soit pour seau, qu’il ne me soit pour arre,
Que le flot général pour la seconde fois,
Hautain, n’ondoiera sur la cime des bois
Qu’Atlas dans le ciel cache, ou sur les hautes branches
Que Caucase soutient sur ses croupes plus blanches.
Mais sur tout je m’émeus quand le courroux des cieux
De prodiges armé se présente à nos yeux :
Quand ce Tout se débauche, et pêle-mêle change
Son ordre coutumier en un désordre étrange.

Qu’on fonde en un esprit tant d’esprits que Pallas
D’une chaste mamelle allaite entre ses bras :
Qu’il me donne, s’il peut, quelque raison certaine
De quoi se fit le lait, et la chair, et la laine
Qui chut jadis du ciel ? qu’il me dit comment
Dans les nues se peut engendrer ce froment
Dont on a vu deux fois couverte une partie
De ce terroir Germain, qu’on nomme Carinthie ?

Dieu, le grand Dieu du Ciel, s’égaye quelquefois
A rompre haut et bas de Nature les lois :
Voulant que ces effets à Nature contraires
Soient les avant-coureurs des futures misères.

Tant de gouttes de feu que le Ciel larmoya
Dessus les champs Lucains, lorsque Rome envoya
La fleur Œnotriene en la riche campagne
Que l’eau traine-limon du gras Euphrate bagne,
Présageaient que le fer du Parthe tire-droit
Presque le nom Lucain l’an suivant éteindrait.

Ces fifres éclatants, ces craquetis des armes,
Qu’on oyait dans le ciel, tandis que les gendarmes
De l’invincible Rome enferraient de leurs dards
Les Cimbres, les Teutons, et les Suisses soudars,
Contre les vains discours du profane Épicure,
Nous montrent que le sort ne peut rien en Nature.

Toi, qui vit foudroyer de maint trait tout ardent
L’abominable chef d’un Olympe grondant
Contre la Trinité, perdis-tu pas l’audace
D’abayer après elle, et cracher sur la face
Du Dieu triplement-un, qui ne laisse impunis
Les blasphémés çà bas contre son nom vomis ?

Hébreu, non plus Hébreu, ains semence barbare
D’un Lestrygon, d’un Turc, d’un Scythe, d’un Tartare,
Dis-moi, que pensais-tu, que pensais-tu, voyant
Ton temple menacé d’un glaive flamboyant ?
Sinon que l’Éternel devait d’un bras robuste
Exécuter l’arrêt de sa vengeance juste
Sur tes murs et tes fils, que la faim ôterait
Les restes de la peste : et le fer glanerait
Les restes de ces deux : que les fils misérables,
Rentreraient dans les corps des mères exécrables,
Bourrelles de soi-même : et que le coutre encor
Dérouillerait son fer dessus tes palais d’or ?
Et tout, tout pour avoir fait mourir par envie
Ce grand Roi qui venait pour te donner la vie.

La fontaine de sang qui rougeâtre ondoya :
Cet énorme rocher, dont le Ciel foudroya
La terre Ligustique : et tant de croix sanglantes
Sur les tristes habits des humains apparentes :
Semblaient comme crier que les Turquois soudars
Dans Gênes ficheraient leurs bouffants étendards.

Que ne fais-tu profit, ô frénétique France,
Des signes dont le Ciel t’appelle à repentance ?
Peux-tu voir d’un œil sec ce feu prodigieux
Qui nous rend chaque soir effroyables les cieux,
Cet astre chevelu, qui menace la terre
De peste, guerre, faim, trois pointes du tonnerre,
Qu’en sa plus grand’ fureur Dieu foudroyé sur nous ?

Mais las ! que peut du Ciel le désarmé courroux,
Puisque tant de durs fléaux qui te plaient l’eschine
N’arrachent un soupir de ta dure poitrine ?
Ton sang est ta boisson : ta faim ne se repaît
Que de ta propre chair : ce qui te nuit te plait :
Tu n’as nul sentiment non plus qu’un léthargique :
Tu fuis ta guérison : plus l’Éternel te pique,
Plus tu fais du restif : franc d’un sacré souci,
Tu t’engraisses de coups comme un âne endurci :
Et tel que le plastron, ou la blanche alumelle
Tu vas plus résistant, quand plus on te martèle.

Mais je vois qu’il vaut mieux quitter ces vains discours
Je vois qu’on perd le temps en parlant à des sourds.
Je vois bien qu’il vaut mieux reprendre mes brisées,
Pour chanter du Seigneur les œuvres plus prisées.

Ainsi donc qu’à la cour le Monarque a le flanc
Bravement entouré des princes de son sang,
Qu’après eux la Noblesse, et qu’encor après elle
Marche honorablement le Magistrat fidèle,
Selon que plus ou moins leur différent état
Voisine la grandeur du plus haut Magistrat :
Dieu logea près du ciel l’élément qui seconde
En vitesse et clarté les beaux planchers du monde :
Et les autres après, selon qu’ils sont parents
Soit des cieux azurez, soit de leurs feux errants.

Et toutefois plusieurs, donnant plus de créance
Aux yeux qu’à la raison, arrachent cette essence
De son naturel siège, et tâchent vainement
Retrancher de ce Tout le meilleur Élément :
Le feu donne-clarté, porte-chaud, jette-flamme,
Source de mouvement, chasse-ordure, donne-âme,
Alchimiste, soldat, forgeron, cuisinier,
Chirurgien, fondeur, orfèvre, canonnier,
Qui peut tout, qui fait tout, et dont la source embrasse
Dessous les bras du ciel le rond de ceste masse.

Si le feu se campait entre nous et les cieux,
Nous le verrions de nuit : car c’est lorsque nos yeux
Remarquent (disent-ils) d’assez loin par les prées
Des ardents vermisseaux les esquines dorées.
Puis comment verrions-nous brillonner à travers
D’un si grand corps de feu les yeux de l’Univers :
Puisque le plus aigu des plus saines prunelles
Ne voit rien à travers le feu de nos chandelles ?

Incrédules esprits, si jamais les soupirs
Or’ des roides Autans, or’ des mignards Zéphyrs
Ne se faisaient sentir, vous croiriez être vide
L’espace qui départ la terre, et l’eau liquide
Du ciel sans fin-rouant : et croiriez aussi peu
Le venteux élément, que l’élément du feu.

Autant que ces flambeaux, dont chez nous on allonge
Les jours que Capricorne en mer trop soudain plonge,
Cèdent au clair Phœbus : autant en pureté
Notre feu cède au feu de l’Université.
Car notre feu n’est rien qu’une épaisse lumière
Pleine d’obscurité, de crasse, de fumière,
Mais celui de là-haut, pour n’être point souillé
Par le mélange épais d’un aliment brouillé,
Pour être loin de nous, pour ne sentir Æole
Voisin, voisine fort la nature du Pôle.

Mais de quelle matière, ô Maistre ingénieux,
Formerai-je après toi les courbures des Cieux ?
Je ressemble, incertain, à la feuille inconstante,
Qui sur le faîte aigu d’un haut clocher s’évente :
Qui n’est point à soi-même, ains change aussi souvent
De place et de seigneur, que l’air change de vent.

Par le docte Lycée ores je me promène :
Ore l’Académie en ses ombres me mène.
Mes pas dessus les pas d’Aristote imprimant
Je prive d’éléments le doré firmament.
J’en banni tout mélange, et crois que la puissance
De Dieu l’a façonné d’une cinquième essence :
Vu que les éléments poussent directement
Deux en haut, deux en bas, leur divers mouvement
Mais la course du ciel, sans qu’elle se détourne
A côté, haut ou bas, toujours en rond se tourne.

Leur cours n’est éternel : ains s’arrête en ce lieu
Qui pour siège éternel leur fut élu de Dieu :
Mais le Ciel azuré, sans jamais prendre haleine,
Poste, poste sans fin d’une course certaine :
Il va toujours d’un train, et mue d’un faix sans faix,
Il ne sait point que c’est de chevaux de relais.

Les corps où sont unis, l’eau, l’air, le feu, la terre,
Sont sans cesse agités d’une intestine guerre,
Qui cause avec le temps leur vie et leur trépas,
Leur croître, et leur décroître : et qui ne permet pas
Que sous l’astre cornu presque pour un quart d’heure
En un même sujet une forme demeure.
Mais le Ciel ne cognait des Parques la rigueur :
Croissant d’ans il ne croît de corps, ni de vigueur :
L’usage donc ne ruse, ains sa verde vieillesse
Est en tout et par tout semblable à sa jeunesse.

Puis soudain revenant disciple studieux
De l’Attique Platon je les mets dans les cieux.
C’est la terre qui fait par ses membres solides
Et visibles leurs feux, et leurs corps non fluides.
L’air les fait transparents, la flamme rend légers,
Chauds, prompts et lumineux, leurs cercles passagers.
Et les ondes oignant les bords dont s’entrebaisent
Leurs globes tournoyants, d’une humeur froide apaisent
La chaleur, qui naissant de leurs prompts mouvements
Ne ferait qu’un brandon de tous les éléments.
Non que je fasse égaux les corps dont je compose

Ce corps, qui de son rond embrasse toute chose,
A ces lourds éléments, qu’ici-bas les humains
Et voient de leurs yeux, et touchent de leurs mains.
Il sont tous beaux, tous purs, une sainte harmonie
D’un éternel lien tient leur substance unie :
L’air est privé de cours, le feu d’embrasement,
De pesanteur la terre, et l’eau d’écoulement.
Ils ne sont tant soit peu l’un à l’autre funestes :
Et, pour le dire court, ils sont du tout célestes.
Voilà jusqu’où s’étend la superbe fureur
Des hommes aveuglés d’ignorance et d’erreur,
Qui, comme s’ils avaient mille fois calcinée
La matière d’en haut, d’une langue effrénée,
Osent acertainer, sans preuve et sans raison,
De quel bois l’Éternel charpenta sa maison.

Or cent fois j’aime mieux demeurer en ce doute,
Qu’en errant faire errer le simple qui m’écoute,
Attendant qu’un saint Paul redescende des cieux :
Ou bien, que déchargé du manteau vicieux
De ce rebelle corps, qui mon âme sans cesse
D’un pesant contrepoids en bas presse et represse,
Moi-même j’aille voir les beautés de ce lieu :
Si lors je veux rien voir que la face de Dieu.

Mais tout autant ou plus, es écoles mortelles
Pour le nombre des cieux s’émeuvent de querelles.
Cestui-ci n’en croit qu’un, faisant courre à travers
Sa liquide épaisseur les yeux de l’Univers :
Ainsi que les poissons d’une glissante esquine
Coupent, qui çà qui là, les flots de la marine.
L’autre, faisant par l’œil un certain jugement,
Et voyant sept flambeaux poussez diversement,
Deçà delà courir : d’autre part que le reste
Des brandons, qui la nuit dorent le front céleste,
Marche d’un même train, divise, ingénieux,
En huit étages ronds le bâtiment des Cieux.
Et l’autre, et l’autre encor, remarquant en la dance
Du plus étoilé Ciel une triple cadence,
Et qu’un corps n’a qu’un cours qui lui soit naturel,
En conte et neuf et dix, sans sous un nombre tel
Comprendre l’Empyrée : où sans cesse ruissèlent
Les fleuves de nectar : où sans fin s’amoncèlent
Plaisirs dessus plaisirs : où I’on voit en tout temps
Fleurir heureusement les beautés d’un printemps :
Où vit toujours la vie : où Dieu tient ses assises,
Cerné de Séraphins et des âmes acquises
Par le sang de ce corps, dont le vol glorieux
Jadis logea plus haut la terre que les cieux.
Car aussi je ne veux que mon vers se propose
Pour sujet les discours d’une si haute chose.

O beau Rond cinq fois double, ennemi du séjour,
Vie de l’Univers, sacré père du jour,
Sacré père de l’an, de toi-même modèle,
Qui ne changes de place, et toutefois ton aile
Sur nous vole si tôt que notre entendement
Seul peut, comme tien fils, suivre ton mouvement :
Infiniment fini, franc de mort, d’accroissance,
De discord, de langueur, aime-son, aime-dance,
Toujours semblable à toi, tout à toi, tout en toi,
Clair, transparent, léger, du bas monde la loi,
Qui bornes, non borné, d’un grand tour toute chose,
Qui tiens, toute matière en toi, ou sous toi close,
Trône du Tout-puissant : volontiers dans ces vers
Je chanterai les lois de ton branle divers,
S’il était encor temps, et ma plume esrenée
N’avait peur d’allonger par trop cette journée.
Encor, encor je crains que quelque médisant
Aille de troupe en troupe à l’avenir disant,
Que ma muse languarde à chaque vent fait voile,
Tissant fil contre fil, pour allonger sa toile.

Mais quiconque tu sois, souviens-toi qu’en ce lieu,
J’amoncèle à bon droit tant d’ouvrages de Dieu :
D’autant que par le tour de la grande Étendue,
Que l’Éternelle main à ce jour d’hui pendue
Entre les eaux d’embats, et les eaux de là-haut,
J’entends les cieux, les airs, et l’élément plus chaud,
Qui séparent des eaux de la mer azurée
Celles que Dieu roula sur la voûte éthérée.

Or je n’ai point si peu feuilleté les écrits,
Qui pour leur beau discours sont ore en plus grand pris :
Que j’ignore combien les plus savantes plumes,
Par subtils arguments, osent dans leurs volumes
Brocarder ce cristal, épancher tous ces flots,
Tarir cet Océan qui clôt tout de son clos.

Mais comme les beaux traits d’une dame modeste,
Qui, contente des dons que la faveur céleste
Lui donne à plaine main, par gestes ou par fard
N’augmente sa beauté assez belle sans art,
Méritent plus grand los, que l’œillade impudique,
Le maintien affété, la démarche lubrique,
La fausse chevelure, et le teint emprunté,
Dont une courtisanne embellit sa beauté :
Aussi je tiens plus cher le céleste langage,
Bien qu’il retienne plus du rustique ramage
Que de l’école Attique, et que la vérité
Soit l’unique ornement de sa Divinité,
Que ces discours dorés, dont la prudence humaine
Déguise les erreurs de sa doctrine vaine.

J’aime mieux ma raison démentir mille fois,
Qu’un seul coup démentir du saint Esprit la voix,
Qui crie en tant de parts, que sur les voûtes rondes
Du ciel il a rangé je ne sais quelles ondes :
Ou soit que de cette eau l’étrange qualité
Avec les basses eaux ait peu d’affinité :
Soit que, faite vapeur, d’un transparent nuage,
Elle couvre du Ciel le plus hautain étage :
Ou soit, comme Ion dit, qu’un cristal, fait au tour,
Du doré firmament embrasse tout le tour.
Et pourquoi, combattu de conjectures vaines,
Donn’rai-je arrêt certain sur preuves incertaines ?

De moi, je ne vois point pourquoi le sens humain
Ne croit que celui-là, dont la puissante main
Pour passer à pié sec de Jacob les batailles
Jadis une grand mer roidit en deux murailles,
Ait peu si sûrement cendrer tant et tant d’eaux,
Sur les cercles rouans du Ciel porte-flambeaux.

A toute heure tu vois tant de mers dans les nues,
Qui, menaçants nos chefs, ne sont point soutenues,
Que d’un air secoué de cent venteux abois,
Et puis, faible, ne peut souffrir le moindre poids.
Tu vois que cette mer, qui cerne ce bas monde,
Malgré tout accident demeure toujours ronde,
Sans que de tant de flots les écumeux efforts
Osent, pour s’aplanir, outrepasser leurs bords.
Pourquoi donc ne crois-tu que cette voûte puisse
Soutenir une mer, de qui l’onde ne glisse
Par la pente du globe ? O cœur incirconcis,
Pense au moins que c’est Dieu, qui tient ces flots assis
En si grillante part : pense que si Nature
D’une coulante humeur chaque moment figure
Et la perle solide et le cristal luisant :
Que peut pour un seul coup le Père tout puissant
De Nature et du Ciel ?  Pense et repense encore,
Que ce palais superbe, où tu commandes ore,
Bien que fait d’un grand art, fut tombé vitement
S’il n’eut eu pour plancher un humide élément.
Car comme le cerveau tient la plus haute place
Du petit univers, et que sa moite glace
Modéré la chaleur des parties d’embats :
L’Éternel pour mêler avec le feu le glas,
Et tempérer l’ardeur des flambeaux du grand Monde,
Sur les Cieux étoilés cambra ce jour d’hui l’onde.

Ces eaux, comme I’on dit, jointes aux basses eaux,
Des monts plus sourcilleux dérobant les coupeaux
Eussent noyé ce Tout, si triomphant de l’onde,
Noé n’eut comme enclos dans peu d’arbres le monde,
Bâtissant une nef, et par mille travaux
Conservant là-dedans tout genre d’animaux.

Ils n’y furent entrés que dans l’obscure grotte
Du mutin roi des vents le Tout-puissant garrote
L’Aquilon chasse-nue, et met pour quelque temps
La bride sur le col aux forcenés Autans.
D’une aile toute moite ils commencent leur course,
Chaque poil de leur barbe est une humide source,
De nues une nuit enveloppe leur front,
Leur crin débagoulé tout en pluies se fond :
Et leurs dextres pressants l’épaisseur des nuages,
Les rompent en éclairs, en pluies, en orages.

Les torrents écumeux, les fleuves, les ruisseaux
S’enflent en un moment : jà leurs confuses eaux
Perdent leurs premiers bords, et dans la mer salée,
Ravageant les moissons, courent bride avalée,
La terre tremble toute, et tressuant de peur,
Dans ses veines ne laisse une goutte d’humeur.
Et toi, toi-même, ô Ciel, les écluses débondes
De tes larges marais, pour dégorger tes ondes
Sur ta sœur, qui vivant et sans honte et sans loi,
Se plaisait seulement à déplaire à ton Roi.

Jà la terre se perd, jà Nérée est sans marge,
Les fleuves ne vont plus se perdre en la mer large,
Eux-mêmes sont la mer, tant d’Océans divers
Ne font qu’un Océan : même cet Univers
N’est rien qu’un grand étang, qui veut joindre son onde
Au demeurant des eaux qui sont dessus le monde.

L’esturgeon côtoyant les cimes des châteaux
S’émerveille de voir tant de toits sous les eaux.
Le manat, le mular, s’allongent sur les croupes
Où n’aguère broutaient les sautelantes troupes
Des chèvres porte-barbe : et les dauphins camus
Des arbres montagnards rasent les chefs ramus.

Rien ne sert au lévrier, au cerf, à la tigresse,
Au lièvre, au cavalot, sa plus vite vitesse :
Plus il cherche la terre, et plus et plus, hélas,
Il la sent, effrayé, se perdre sous ses pas.

Le bièvre, la tortue, et le fier crocodile,
Qui jadis jouissaient d’un double domicile,
N’ont que l’eau pour maison : les loups et les agneaux.
Les lions, et les dains voguent dessus les eaux,
Flanc à flanc sans soupçon. Le vautour, l’arondelle,
Après avoir longtemps combattu de leur aile
Contre un certain trépas : en fin tombent lassez
(N’ayant où se percher) dans les flots courroucés.

Quant aux pauvres humains pense que cestui gagne
La pointe d’une tour, l’autre d’une montagne :
L’autre pressant un cèdre, or’ des pieds, or’ des mains,
A boutées gravit au plus haut de ses reins.
Mais las, les flots montants, à mesure qu’ils montent,
Soudain qu’ils font arrêt, soudain leur chef surmontent

L’un sur un ais flottant, hasardeux, se commet,
L’autre vogue en un coffre, et l’autre en une met :
L’autre encor mi-dormant sent que l’eau débordée
Sa vie et son châlit ravit tout d’une ondée.
L’autre de pieds et bras par mesure ramant
Résisté à la fureur du flot, qui fraichement
A son flanc abîma ses germaines, sa mère,
Le plus cher de ses fils, sa compagne, et son père.
Mais en fin il se rend, jà las de trop ramer,
A la discrétion de l’indiscrète mer.

Tout tout meurt à ce coup : mais les Parques cruelles,
Qui jadis, pour racler les choses les plus belles,
S’armaient de cent harnois, n’ont ores pour bourreaux
Que les efforts baveux des bouillonnantes eaux.

Tandis la sainte nef sur l’esquine azurée
Du superbe Océan naviguait assurée,
Bien que sans mât, sans rame, et loin loin de tout port :
Car l’Éternel était son Pilote et son Nord.
Trois fois cinquante jours le général naufrage
Dégâta l’Univers : en fin d’un tel ravage
L’Immortel s’émouvant, n’eut pas sonné si tôt
La retraite des eaux, que soudain flot sur flot
Elles gagnent au pié : tous les fleuves s’abaissent :
La mer rentre en prison : les montagnes renaissent :
Les bois montrent déjà leurs limoneux rameaux :
Jà la campagne croît par le décroît des eaux.
Et bref la seule main du Dieu darde-tonnerre
Monstre la terre au ciel, et le ciel à la terre :
Afin qu’il vit encor la Panchaïque odeur
Fumer sur les autels sacrés à sa grandeur.

O Dieu ! puis qu’il t’a pieu tout de même en notre âge
Sauver ta sainte nef du flot et de l’orage :
Fai que ce peu d’humains, qui s’appuient sur toi,
Croissent de même en nombre, et plus encor en foi.

Fin du second jour de la semaine