Sixième Jour de La Semaine, ou, La Création du monde par Guillaume du Bartas (1544-1590)

Pèlerins, qui passez par la cité du monde,
Pour gagner la cité, qui, bienheureuse, abonde
En plaisirs éternels, et pour ancrer au port,
D’où n’approchent jamais les horreurs de la mort :

Si vous désirez voir les beaux amphithéâtres,
Les arsenaux, les arcs, les temples, les théâtres,
Les colosses, les ports, les cirques, les remparts,
Qu’on voit superbement dans notre ville espars,
Venez avecque moi. Car ce grand édifice
N’a membre, où tant soit peu luise quelque artifice,
Que je ne le vous monstre. Hé ! quoi, vous estes las ?
Mes plus chers compagnons, quoi ? vous ne voulez pas
Après avoir couru sur le dos de Neptune,
(Serfs d’Æole et du flot) si longuement fortune,
Donner un coup de rame, afin d’entrer au port,
Dont, joyeux, jà déjà je découvre le bord ?

O Père tout-puissant, sois guide de leur guide :
Verse le miel plus doux de l’humeur Castalide :
Sur ma langue indiserte, et par mes chants vainqueurs
Des tigres furieux apprivoise les cœurs,
Dompte les fiers lions : fais, qu’accoisant sa rage,
Tout genre d’animaux me vienne faire hommage.

Parmi tant d’animaux que ce jourd’hui tes doigts
Firent hôtes des champs, des rochers, et des bois,
Je vois que l’Éléphant, second chef de leur bande,
Déjà du champ brutal l’avant-garde commande :
Digne de telle charge, ou soit qu’on ait égard
A son dos tourrelé, qui porte maint soudard,
Ou soit qu’on mette en jeu cette prudente adresse,
Dont il semble obscurcir des humains la sagesse.

Écolier studieux, il rumine à part soi
La leçon qu’on lui baille, il révère son roi,
Il salue la Lune, il couve en sa poitrine
La doux-cuisante ardeur de la torche Cyprine,
Et, sentant d’un bel œil la douce cruauté,
Soupire sous le joug d’une humaine beauté :
Voire, si des Grégeois l’histoire ne nous trompe,
Il écrit quelquefois assez bien de sa trompe.

Mais cet esprit subtil, ni cet énorme corps
Ne le peut garantir des cauteleux efforts
Du fin Rhinocéros, qui n’entre onc en bataille
Conduit d’aveugle rage : ains, plutôt qu’il assaille
L’adversaire Éléphant, affile contre un roc
De son armé museau le dangereux estoc.
Puis, venant au combat, ne tire à l’aventure
La roideur de ses coups sur sa cuirasse dure :
Ains choisit, provident, sous le ventre une peau,
Qui seule craint le fil de l’aiguisé couteau.

Mais l’écaillé Dragon ne pouvant sans échelle
Attaquer l’Éléphant, se met en sentinelle
Sur un arbre touffu, et presque tous les jours
Guette dessus ce pas l’animal porte-tours,
Qui n’approche si tôt, que d’embûche il ne sorte,
De son corps renoué sanglant de telle sorte
Le corps de l’Éléphant, que l’Éléphant ne peut,
Branlant se dépêtrer des plis d’un si fort nœud :
Ains, comme en désespoir, d’un pas vite il s’approche
Ou d’un tige noueux, ou d’une ferme roche,
Pour contr’eux écacher cil dont l’embrassement
Déjà presque le traine au dernier soufflement.

A ce coup le Dragon promptement se délasse
Du corps de l’Éléphant, glisse en bas, et r’enlasse
De tant de nœud étroit ses jambes de devant,
Qu’il ne peut, entravé, se porter plus avant.

Tandis que l’Éléphant tâche en vain à défaire
De son mufle ces nœuds, l’impétueux adversaire
Met le nez dans son nez : et, fourrant plus avant
Son effroyable chef, lui clôt les huis du vent.

Mais quoi? bientôt il perd le fruit de sa victoire,
D’autant que tout soudain la bête aux dents d’ivoire
Tombe morte, et tombant, rompt de son poids le corps
Qui la mange dedans, et la presse dehors.

Semblables aux Français, dont les dextres mutines
Sanglantent leurs couteaux dans leurs propres poitrines,
Tandis que sans pitié, d’un fol zèle incités,
Du sang concitoyen ils souillent leurs cités :
Et qu’ore à Moncontour, ore aux champs des Druides,
Ils rougissent, cruels, leurs glaives parricides :
Faisant de leur patrie un funeste tombeau,
Où gît avec ses os du monde le plus beau.

Le Hirable cornu, le Chameau trouble-rive,
Voisinent l’Éléphant : et non loin d’eux arrive
Le superbe Taureau, l’Âne laborieux,
Le Cheval corne-pied, soudain, ambitieux,
Aime-maître, aime-Mars : et dont la brusque adresse
Sert volontairement à la dextre maîtresse.
Tel sans maître et sans mors fait de soi-même à mont,
Se manie à pied coy, à passades, en rond :
Tel suit, non attaché, Tescuyer qui le dompte :
Tel plie le genou quand son maître le monte :
Tel court sur les épics sans plier leurs tuyaux :
Tel sans mouiller ses pieds voltige sur les eaux.

En un autre escadron je vois le peureux Lièvre,
Le Lapin oublieux, et la broutante Chèvre,
La laineuse Brebis, le paresseux Pourceau,
Et le Cerf pied-léger, qui chaque renouveau
Perd sa tête rameuse : et, versant maintes larmes,
Reclus, gémit longtemps la perte de ses armes.

Hé Dieu ! quel plaisir c’est de voir tout un troupeau
De Cerfs aux pieds venteux s’ébattre dessus l’eau ?
L’un fend premier les flots, l’autre sur son esquine
Appuie, demi-droit, son col et sa poitrine,
Et les autres encor se vont entre-suivant :
Quand le premier est las le dernier va devant :
Comme en un libre état un homme seul ne guide
Toujours par cent travaux de sa ville la bride :
Un même magistrat toujours toujours n’a pas
Des affaires communs le soin dessus les bras :
Ains, ayant gouverné quelque temps, il décharge
Sur l’épaule d’autrui sa douce-amère charge.

Mais nul des animaux ne sert tant aux mortels
Que le Chien garde-forts, garde-parcs, garde-hôtels
Diligent prou voyeur, qui d’un nez véritable
Fournit de mets friands des grands Princes la table,
Ami jusqu’à la mort, frayeur du loup rusé,                  
Peur du craintif larron, veneur bien avisé.

Là je vois l’Escurieu, qui faisant jà du sage,
Sans contempler le Ciel, le temps futur présagé :
Et met devant son huis un assuré rempart,
Sachant bien que le vent doit souffler celle part.

Je vois l’accort Guenon, la mignarde Belette,
Le frauduleux Renard, l’odorante Civette,
Que le mol courtisan fait chèrement chasser
Par cent morts, et cent mers par-delà Tarnasser.

J’aperçois le Castor qui, bien avisé, coupe
Ses génitoires faux, et les jette à la troupe,
Qui sans peine l’atteint sur le Pontique bord,
Et qui souhaite plus ce gage que sa mort.

J’aperçois l’Hérisson, qui pour porter dommage
A celui qui le suit pour le mettre en servage,
Ses deux pieds paresseux joignant à son menton,
Sur ses cardes se roule, ainsi qu’un peloton.

Mais l’œil du Ciel ne voit chose plus admirable
Que le Caméléon, qui reçoit, variable,
Les diverses couleurs des corps qu’il a devant,
Et dont le sobre sein ne se paît que de vent.

Mon sang se fige tout, mon estomac à peine,
Pressé de froids glaçons, pousse hors son haleine :
Mes os tremblent de peur, mon triste cœur frémit
Mon poil en haut se dresse, et ma face blêmit,
Et jà devant mes yeux, comme il me semble, nage
D’une cruelle mort l’épouvantable image.

Hé ! qui serait celui, qui sans être étonné,
Pourrait, comme je suis, se voir environné
Des plus fiers animaux qui, pour régner sur terre,
Ont juré contre nous une immortelle guerre ?
Phœbus s’effrayerait, Hercul perdrait le cœur,
Combien que le premier se chante le vainqueur
Du redouté Python, et que l’autre se vante
Du Lion Néméen, et du Porc d’Érymanthe.

Quelle roideur de bras, ou quel engin subtil
Les pourrait garantir du grand brigand du Nil,
Qui nageant, et courant, impiteux, fait la guerre
Aux poissons dans les flots, aux hommes sur la terre ?
Ou de ce fier Dragon, qui tout seul attaqua
La Romulide armée, et contre qui braqua
Régulé tant d’engins, qu’il en eut démolie
La cité, qui tenait le sceptre de Lybie ?

Quel ferme corselet, quel conseil pourpensé
Les pourrait garantir de l’Aspic offensé,
Qui, fidèle mari, par plaine, et par montagne,
Pourchasse le meurtrier de sa chère compagne :
Et le sachant élire entre cent mil humains,
Souvent en plain marché se venge de ses mains ?

Quelle targe d’Ajax pourrait leurs corps défendre
Du pesteux Basilic : dont l’haleine peut fendre
Le marbre plus solide, et qui dans le cercueil
Peut pousser les humains d’un seul trait de son œil ?

O Dieu ! s’il est ainsi que pour notre lignée,
Cette ronde Maison fut par toi maçonnée :
Las ! pourquoi ce jourd’hui fis-tu ces animaux,
Qui ne servent de rien que pour combler de maux
Notre épineuse vie ? ô parâtre, et non père,
Si tu prenais plaisir à former la Vipère,
Le Stinc Alexandrin, et le Cenchre endormant,
Le Céraste cornu, le Chelydre fumant,
L’emmaillé Scorpion, et la Dipse altérante,
Pourquoi les armais-tu d’une ire si nuisante ?

Pardon, bon Dieu, pardon, ce n’est pas toi Seigneur,
Qui troublas de nos ans le commencé bonheur :
C’est notre orgueil, qui fit en l’enfance du monde
De deux cruels venins l’Amphisbène féconde.

Avant que contre toi Adam se révoltât,
Et que du fruit sacré, curieux, il goustât,
II vivait Roy d’Eden, sans avoir au front peinte,
Comme il a maintenant, la blêmissante crainte.

Les plus fiers animaux volontiers fléchissaient
Leur col dessous son joug, et prompts obéissaient
A sa voix, tout ainsi que le cheval adextre
Obéit à la bouche, à la gaule, à la dextre
De l’écuyer accort : et, farouche, ne suit
Son veuil propre, ains le veuil de cil qui le conduit,
Même, comme oublieux d’une si lâche offense,
Tu lui laissas encor suffisante prudence,
Pour fouler, quand il faut, de ses vainqueurs talons
Le chef des animaux qui sont les plus félons.

De tant de corps vivants, qui par les airs se jouent,
Qui marchent par les champs, qui dans les ondes nouent,
Tu munis l’un de dents, l’autre d’un bec crochu,
L’autre d’un noir venin, l’autre d’un pied fourchu,
L’autre d’épais serancs, l’autre d’une âpre écaille,
L’autre d’une cuirasse, et l’autre d’une maille.

Mais tu fis l’homme nu, lui donnant seulement,
Au lieu de ces harnois, un subtil jugement,
Qui se rouille, engourdi, si pour mettre en épreuve
Sa constante valeur, quelquefois il ne treuve
Sujet pour s’exercer : et si de toutes parts
Il n’est comme assiégé d’adversaires soudarts.

Et que sert à Milon cette épaule si large,
Et ce bras si nerveux, si jamais il ne charge
Qu’un fait accoutumé ? quelle ache, quel laurier,
Quel olivier, quel pin ceindra son front guerrier,
Si quelque autre Milon sur l’honorable piste
A ses vantés efforts, courageux, ne résisté ?

Au milieu des périls la prudence reluit,
Et la vraie vertu les couronnes poursuit
A travers mile morts : sachant que la victoire,
Qui n’apporte danger, n’apporte point de gloire.

O Père de ce Tout, seulement tu n’as pas
Pourvu l’homme de sens, pour gauchir au trépas
Dont il est menacé par tant et tant de pestes :
Ains pour l’amour de lui tu as rendu funestes
Les Serpents aux Serpents, et leur as suscité
Maint cruel ennemi, qu’ils n’ont point irrité.

Tu fais, ô Tout-puissant, que l’ingrate Vipère
Naissant, rompe les flancs de sa mourante mère,
Et que le Scorpion du sang de ses petits
Soûle gloutonnement ses cruels appétits :
Et qu’un d’eux, échappant la fureur paternelle,
Se venge par sa mort de la mort fraternelle.
Tu fais que la Belette ait un secret pouvoir
De meurtrir le Serpent si dangereux à voir :
Qui, se voyant surpris, plein d’ire, s’évertue,
Tuant de son venin le venin qui le tue.
Tu tais que Tchneumon, en Égypte adoré
Affranchit de poissons le marge labouré
Du fleuve Memphien : et qu’au besoin il use,
Pour se rendre vainqueur, moins d’effort que de ruse.

Celui qui fait armer son ennemi mortel
Par le sanglant défi d’un superbe cartel,
Prémédité ses coups, façonne sa posture,
Et couvre tout son corps d’une si juste armure,
Que l’appelé ne peut durant l’ardeur du choc
Trouver lieu découvert pour ficher son estoc.
Lui de même plutôt que commencer la guerre
Contre le louche Aspic, d’une gluante terre
Couvre son tendre cuir, et fait que puis après
Le blond Titan la sèche avec ses tièdes rais.
Armé de ce plastron, de l’Aspic il s’approche,
Et, fin, dans son gosier enfonce sa dent croche,
Cependant que l’Aspic emploie son effort
A fausser l’épaisseur d’un corselet si fort :

Ce prudent animal se sentant trop débile,
Pour tout seul attaquer l’écaillé Crocodile,
Avec le Roitelet complote son trépas :
Roitelet qui voyant que ce guetteur de pas
Presse, pour s’endormir, la limoneuse rive,
Lors qu’il y pense moins contre son flanc arrive,
Entre dedans sa bouche, et se voyant dedans,
Nettoie son palais, cure ses claires dents,
Chatouille son gosier, tant que la bête louche,
Charmée de plaisir ouvre encor plus sa bouche.
L’Ichneumon tout soudain se lance comm’ un trait
Dans le gosier brigand : et, vainqueur, se repaît
De ce corps si goulu, que la riche abondance
Du grand Nil ne pouvait fournir à sa dépence.

Mais je dirai bien plus, que l’humaine raison
Change la mort en vie, en santé la poison :
Si que contrepesant d’une juste balance
Et les biens et les maux, que l’humaine semence
Reçoit diversement de ces fiers animaux,
Nous verrons que les biens pèsent plus que les maux.

Dépêtré des serpents, le danger je n’évite.
Car las ! voici venir un félon exercite
D’animaux indomptés, de qui l’affreux regard,
L’épouvantable voix et le maintien hagard
Prive de sens mes sens, retient ma voix contrainte,
Et me fait désireux de ma première crainte.

Jà déjà l’Ours jeûneur, le Loup dégâte-parcs,
Et le Sanglier baveux bruient de toutes parts.
Jà fonce au front de chat, ébranlant mon audace,
D’un gosier grumelant du trépas me menace.
Le madré Léopard, le Tigre au pied léger,
Écumants de fureur, me viennent assiéger.
La Licorne les suit, et les suivent encore
L’Hyène sépulcral, le vite Mantichore,
Et le Ceph Nubien : dont l’un a notre voix,
L’autre notre visage, et le dernier nos doigts.
Je crain cet animal, que la terre sanglante

Des Caribes produit : animal, qui renfante
Mille fois les petits, et dans son propre corps
Entombe autant de fois ses fants non encor morts.

Las ! quel monstre est ceci, qui sur son dos fait bruire
Une forêt de dards ? fier, qui sans corde tire
Tant de traits en un coup ? de qui les rudes flancs
Sont couverts d’aiguillons, armés d’âpres serancs,
Hérissés de poinçons, qui toujours rejetonnent,
Et qui, s’il est besoin, à toute heure redonnent
Une fraiche bataille ? ô bienheureux archer
Qui n’es onques sans traits, qui fuyant sais toucher
L’ennemi qui te suit, et qui jamais ne jettes
Sans en faire un bon coup tes parentes sagettes.
Car tu n’es point contraint d’emprunter chaque fois
A Diane ses traits, à Phœbus son carquois :
Ou pour faire en nos corps une plaie plus grande,
Ton Brésil au Pérou, ta corde en Alebande.
Tu as tout de ton cru : car ton cuir toujours prêt
Te sert d’arc, de carquois, et de corde, et de trait.

Mais, courage : voici le Lion, qui commande
Sur les plus orgueilleux de la sauvage bande :
Généreux animal, qui n’est si fier aux fiers,
Que courtois aux courtois : qui prète volontiers
L’oreille pitoyable à cil qui le supplie,
Et qui d’un cœur ingrat les biens reçus n’oublie.

J’en appelle à témoin cet esclave Romain,
Qui (pour sortir des ceps de son maître inhumain,
Qui se servait de lui pour un gain déshonnête,
Non point comme d’un homme, ains comme d’une bête)
S’enfuit par les déserts, et du chemin lassé
Se retire à la fin dans un antre moussé.

A peine il commençait, pressé du somne, étendre
Ses membres harassés sur l’herbelette tendre
Du sauvage logis, qu’il voit entrer dedans
Un farouche Lion qui craquetait des dents.

Le brigand, qui se voit conduit par la Justice
A l’appareil honteux du mérité supplice,
Qui sent bander ses yeux, qui sent lier ses bras,
Qui n’attend que le coup du vengeur coutelas,
Meurt avant que mourir, tant et tant il s’asseure
Qu’il faut que sur le lieu sans plus tarder il meure :
Tout de même le serf voyant qu’il ne peut pas
Éviter en fuyant l’appréhendé trépas,
Moins combattre en camp clos, n’ayant pour toutes armes
Que les sanglots, les veux, les souspirs, et les larmes,
Embrassant jà la mort, demeure longuement
Sans chaleur, sans couleur, sans poux, sans mouvement.

Mais l’esclave à la fin reprend un peu courage,
Remarquant beaucoup plus de pitié que de rage
En son hôte nouveau, qui d’un regard humain
Semble comme implorer le secours de sa main :
Lui montrant maintes fois une épine fichée
Dans la brulante chair de sa patte écorchée.

Adonc, bien que craintif, l’esclave s’approchant
D’une legere main va l’espine arrachant :
Et, pressant de ses doigts la partie entamee,
Fait à terre couler l’apostume enflammée.

De ce pas le Lion, picoreur, va courir
Et par monts et par vaux, pour son hôte nourrir,
Son médecin nouveau, qui bientôt abandonne
Et les vivres brutaux, et la grote félonne :
Et derechef encor chemine, vagabond,
Où le sort le conduit, sur le sable infécond :
Jusqu’à tant que, repris, son seigneur le ramène
Pour servir de spectacle à la grandeur Romaine,
Et suivant la rigueur d’une barbare loi,
Déchiré des Lions, sanglanter un tournoi.

Cannibale félon, Cyclope inexorable,
Puis que tu veux combler de maux ce misérable,
Et pourquoi l’ôtes-tu, ô Busire inhumain,
Et pourquoi, Lestrygon, l’ôtes-tu de ta main,
Pour le livrer aux Ours, aux Onces, aux Lionnes,
Qui mille et mille fois sont moins que toi félonnes ?

Les Lions Néméens, les Tigres Ibérais,
Les Panthères d’Afrique, et les Ours Pannonais,
Ne sont point si cruels que celui qui dépouille
La sainte humanité : qui, barbare, se souille
Du sang de ses sujets, et de qui les ébats
Ne gisent qu’en impôts, massacres, et combats.

Parmi tant d’animaux, qui grumelants de rage
Couvrent le parc félon de sang et de carnage,
Un Lion, jà déjà cent fois victorieux,
Sur tout autre détient du fol peuple les yeux :
Bourreau de criminels, qui d’une faible escrime
En vain tachent fuir la peine de leur crime.

C’est contre ce Lion que le Serf fugitif,
Forcé, marche à la fin d’un pas lent et craintif.
Mais il n’entre si tôt dans la sanglante lice,
Que le Lion s’émeut : tout son crin se hérissé,
Son corps se raccourcit, son œil affreux reluit,
Et de sa bouche sort un effroyable bruit.
Puis fouettant maintes fois d’une queue nerveuse
Ore ses larges flancs, or’ la terre poudreuse,
Il réveille son ire : et va, roide, tout droit
Contre son ennemi qui déjà presque boit
L’onde du glacé Léthe : et les grands dieux réclame,
Non pour sauver sa vie, ains pour sauver son âme.

La bête, après avoir fait vingt ou trente pas,
S’arrête tout d’un coup : et mirant haut et bas
Les traits du pâle esclave, en fin d’aise ravie,
Se souvient de tenir de sa dextre sa vie.
Voilà pourquoi changeant sa haine en amitié,
En douceur son orgueil, sa colère en pitié,
Elle fiche ses yeux sur son pâle visage,
Lèche ses maigres mains, et lui fait humble hommage.

Le serf qui le connaît, et qui se voit connu,
Lève devers le Ciel son front déjà chenu,
Et, sans plus redouter la déchirante patte,
S’approche du Lion, le caresse, le flatte :
Et connait qu’un plaisir fait en adversité
Reçoit ou tôt, ou tard, le loyer mérité.

Il n’y a (comme dit l’un des Bessons de Dèle)
Sous la voûte du Ciel, connaissance plus belle
Que celle de soi-même : on ne trouve argument
Plus fécond en discours que l’humain bâtiment.
En nous se voit le feu, l’air, et la terre, et l’onde :
Et bref l’homme n’est rien qu’un abrégé du monde,
Un tableau raccourci, que sur l’autre Univers
Je veux ore tirer du pinceau de mes vers.

L’ingénieux maçon d’un artifice rare
Ne change en un palais les beaux rochers de Pare,
Ne le lambrisse d’or, n’élève jusqu’aux cieux
De ses épaisses tours le front audacieux :
Bref ne joint de tous points en un si docte ouvrage
L’usage à l’ornement, l’ornement à l’usage,
Afin que les Hiboux, les Huans, les Corbeaux
Occupent tant de murs non moins fermes que beaux :
Ains pour quelque grand Roi, dont la sagesse puisse
D’un si riche palais admirer l’artifice.
De même l’Éternel ne bâtit l’Univers
Pour les hôtes des bois, des ondes, et des airs :
Ains pour celui qui peut, ores jetant sa vue
Sur les règnes salés, ore sur l’étendue
De la terre blédière, ore devers les yeux,
Qui d’un ordre sans ordre éclairent dans les cieux,
Admirer, comme il faut, l’admirable artifice
De celui qui parfit un si bel édifice.

Or de tant d’animaux que sa voix anima,
L’homme fut le dernier qui l’air vivant huma,
Non pour être le moindre, ou qu’un ouvrier si sage
Eut peur de commencer par un si noble ouvrage :
Ains d’autant qu’il eut fait en vain un si grand Roi
Sans avoir des vassaux prêts à suivre sa loi.

Le sage ne conduit la personne invitée
Dans le lieu du festin, que la sale apprêtée
Ne brille de flambeaux, et que les plats chargés
Sur le linge Flamand ne soient presque rangés :
Ainsi notre grand Dieu, ce grand Dieu, qui sans cesse
Tient ici cour ouverte, et de qui la largesse
Par cent mille tuyaux fait découler sur nous
L’inépuisable mer de son nectar plus doux,
Ne voulut convier notre aïeul à sa table,
Sans tapisser plutôt sa maison délectable :
Et ranger, libéral, sous ses poiles astrés
La friande douceur de mille mets sucrés.

Tant d’admirables corps, dont le Ciel se décore,
Dont l’eau s’enorgueillit, dont la terre s’honore,
Ne sont que coups d’essai comparés comme il faut
A l’art industrieux d’un ouvrage si haut.

C’est pourquoi l’Architecte, et sans pair, et sans maître,
Quand dans le rien d’un rien, tout-puissant, il fit naître
L’air, la terre, le Ciel, et le flottant Neptun,
Fit de penser, de dire, et de faire tout un.

Mais voulant façonner sa naïve figure,
Le Roi de l’Univers, et l’honneur de Nature :
Comme s’il desirait un concile tenir,
Il huche sa Bonté, fait sa Force venir,
Assigne son Amour, appelle sa Largesse,
Convoque sa Justice, ajourne sa Sagesse :
Afin de consulter avec elles comment
II doit d’un second Dieu former le bâtiment :
Et que chacune à part d’une main non-avare
Contribue au dessein d’une chose si rare.

Ou plutôt qu’il consulte avec son vrai Portrait,
Son vrai Fils naturel, quelle grâce, quel trait,
Quelle âme il doit donner à celui qu’il désire
Créer pour lieutenant en ce terrestre empire,
Créant des animaux les diverses façons,
Dieu fait commandement que la mer en poissons,
Et la terre en troupeaux riche à jamais se rende :
Mais pour créer Adam à soi-même il commande.
Dieu forma tout d’un coup et le corps et l’esprit
Des autres animaux : mais quand il entreprit
Joindre en nous la mortelle et l’immortelle essence,
Sachant bien que c’était un fait de conséquence,
II s’aida d’un délai, et par moments divers
Forma l’âme et le corps du chef de l’Univers.

Architecte divin, Ouvrier plus qu’admirable,
Qui, parfait, ne voit rien à toi que toi semblable,
Sur ce rude tableau guide ma lourde main,
Où je tire si bien d’un pinceau non-humain
Le Roi des animaux, qu’en sa face on remarque
De ta Divinité quelque évidente marque.

O Père, tout ainsi qu’il te plut de former
De la marine humeur les hôtes de la mer :
De même tu formas d’une terrestre masse
Des fragiles humains la limoneuse race,
Afin que chaque corps forgé nouvellement
Eut quelque sympathie avec son élément.

Étends donc désireux de produire en lumière
Le terrestre Empereur, tu pris de la poussière,
La colas, la pressas, l’embellis de ta main,
Et d’un informe corps formas le corps humain :
Ne courbant toutefois sa face vers le centre,
Comme à tant d’animaux, qui n’ont soin que du ventre
Mourants d’âme et de corps : ains relevant ses yeux
Vers les dorés flambeaux qui brillent dans les cieux :
Afin qu’à tous moments sa plus divine essence,
Par leurs nerfs contemplât le lieu de sa naissance.

Mais tu logeas encor l’humain entendement
En l’étage plus haut de ce beau bâtiment :
Afin que tout ainsi que d’une citadelle
Il domptât la fureur du corps qui se rebelle
Trop souvent contre lui, et que notre raison,
Tenant dans un tel fort jour et nuit garnison,
Foulât dessous ses pieds l’envie, la colère,
L’avarice, l’orgueil, et tout ce populaire,
Qui veut, séditieux, toujours donner la loi
A celui qu’il te pleut leur ordonner pour Roi.

Les yeux, guides du corps, sont mis en sentinelle,
Au plus notable endroit de cette citadelle,
Pour découvrir de loin, et garder qu’aucun mal
N’assaille au dépourvu le divin animal.

C’est en les façonnant que ta main tant vantée,
Se semble être à peu près soi-même surmontée :
Ne les perçant à jour, pour ne rendre nos yeux
Tels que ceux qui voyants par un tuyau les cieux,
Ne remarquent que peu de si grande étendue,
Car les bords du canal rétrécissent leur vue :
Et pour ne difformer par tant de trous ouverts
La face du Seigneur de ce bas Univers.

Ces deux astres bessons, qui de leurs douces flammes
Allument un brasier dans les plus froides âmes,
Ces miroirs de l’esprit, ces doux-luisants flambeaux,
Ces doux carquois d’amour, ont si tendres les peaux,
Par qui (comme à travers deux luisantes verrières)
Ils dardent par moments leurs plus vives lumières,
Qu’ils s’éteindraient bientôt : si Dieu de toutes parts,
Ne les avait couverts de fermes boulevards :
Logeant si dextrement tant et tant de merveilles
Entre le nez, le front, et les joues vermeilles,
Ainsi qu’en deux valons plaisamment embrassés
De tertres, qui ne sont ni peu, ni trop haussés.

Et puis, comme le toit préserve de son aile
Des injures du Ciel la muraille nouvelle.
On voit mille dangers loin de l’œil repoussés
Par le prompt mouvement des sourcils hérissés.

Celui qui veut savoir combien l’humaine face
Reçoit d’un nez bien fait d’ornement et de grâce :
Qu’il contemple un Zopyre, à qui cent fois plus cher
Fut son Roi que son nez, son devoir que sa chair.
Le nez moins qu’en beautés en profits ne foisonne.
Le nez est un conduit qui reprend et redonne
L’esprit dont nous vivons : le nez est un tuyau,
Par qui l’os épongeux de l’humide cerveau
Hume la douce odeur : le nez est la gouttière,
Par qui les excréments de pesante matière
S’évacuent en bas, comme les moins épais
Se vont évaporant par les jointes du tais :
Tout ainsi que l’on voit les ondeuses fumées
Passer par le canal des noires cheminées.

Or pour ce que le temps, et dedans et dehors,
Avec sa lime sourde amenuise tout corps,
Et que tout ce qui prend et trépas et naissance,
A toute heure est sujet à perte de substance :
Le Tout-puissant a fait que la bouche nous rend
Ce que le sein dévore, ou que l’âge dépend :
Comme les arbres verts par les racines hument
L’humeur qui tient le lieu de l’humeur qu’ils consument.

Dieu la mit en tel lieu, tant afin que le nez
Fit l’essai de l’odeur des vivres destinés
Pour l’humain aliment : qu’afin que notre vue,
Subtile, discernât l’Anet de la Ciguë,
Et du Serpent l’Anguille : ainsi que sans faveur
La langue doit juger de leur vraie saveur.

Un double rang de dents sert à l’ouverte gueule
De forte palissade : et qui, comme une meule,
Brisant les durs morceaux, envoie promptement
Dans le chaud estomac l’imparfait aliment.
Et d’autant que les dents donn’raient à notre face,
S’on les voyait à nu, plus d’effroi que de grâce :
On voit par un grand art leurs deux ordres couverts
De deux rouges coraux, ni peu ni trop ouverts.

O bouche ! c’est par toi que nos aïeuls sauvages,
Qui, vagabonds, vivaient durant les premiers âges
Sous les cambrés rochers, ou sous les feuilleux bois,
Sans réglé, sans amour, sans commerce, sans loix,
S’unissant en un corps ont habité les villes,
Et porté, non-forcés, le joug des loix civiles.

O bouche ! c’est par toi que les rudes esprits
Ont des esprits savants tant de beaux arts appris.
Par toi nous allumons mille ardeurs généreuses
Dans les tremblants glaçons des âmes plus peureuses.
Par toi nous essuyons des plus tristes les yeux.
Par toi nous rembarrons l’effort séditieux
De la bouillante chair, qui nuit et jour se peine
D’ôter et trône et sceptre à la raison humaine.
Nos esprits ont par toi commerce dans les cieux.
Par toi nous apaisons l’ire du Dieu des Dieux,
Envoyant d’ici-bas sur la voûte étoilée
Les fidèles soupirs d’une oraison zélée.
Par toi nous fredonnons du Tout-puissant l’honneur :
Notre langue est l’archet, notre esprit le sonneur.
Nos dents, les nerfs battus, le creux de nos narines
Le creux de l’instrument, d’où ces odes divines
Prennent leur plus bel air, et d’un piteux accent
Dérobent peu à peu la foudre au Tout-puissant.

Mais en quel membre humain luisent plus de merveilles
Qu’les conduits tortueux des jumelles oreilles,
Portières de l’esprit, écoutes de nos corps,
Vrais juges des accents, huissières des trésors,
Dont Dieu nous enrichit, lors que dans son école
Ses saints Ambassadeurs nous portent sa parole ?

Et d’autant que tout Son semble toujours monter,
Le Tout-puissant voulut les oreilles planter
Au haut du bâtiment, ainsi qu’en deux garites,
Coquillant leurs canaux, si que les voix conduites
Par les obliques plis de ses deux limaçons,
Toujours de plus en plus en allongent leurs sons :
Comme l’air de la trompe, ou de la saquebute,
Dure plus que celui qui passe par la flûte :
Ou tout ainsi qu’un bruit s’étend par les détours
D’un écarté vallon, ou court avec le cours
D’un fleuve serpentant, ou, rompu, se redouble
Passant entre les dents de quelque roche double.

Ce qu’il fit d’autre-part, afin qu’un rude bruit
Traversant à droit fil l’un et l’autre conduit,
N’étourdit le cerveau, ains envoyât plus molles
Par ce courbé Dédale à l’esprit nos paroles :
Tout ainsi que le Gers, qui coule, tortueux,
Par le riche Armagnac, n’est tant impétueux
Que la Dou, qui sautant de montagne en montagne
Fend d’un cours presque droit de Tarbe la campagne.

Mains, qui du corps humain tracés la portraiture,
Oublirez-vous les mains, chambrières de nature,
Singes de l’Éternel, instruments à tous arts,
Et pour sauver nos corps non soudoyés soudards,
De nos conceptions diligentes greffières,
Ministres de l’esprit, et du corps vivandières ?

Tairez-vous des genoux, et des bras les ressors,
Qui jouent dextrement pour servir tout le corps ?
Car tout ainsi que l’arc son trait en l’air délâche,
Selon que plus ou moins sa corde est roide ou lâche,
Nos nerfs et nos tendons donnent diversement
A la machine humaine et force et mouvement :
Entrenouant les os, qui sont les poutres dures,
Les chevrons, les piliers, dont les belles jointures
Peuvent, malgré la mort, longuement empêcher
D’écarteler les murs de ce logis de chair.
Pourrez-vous point encor oublier l’artifice
Des pieds, soubassements d’un si rare édifice ?

Hé ! quoi ? n’est-il pas temps, n’est-il pas temps de voir
Dans les secrets du corps le non-secret pouvoir
D’un si parfait Ouvrier ? Prendrai-je la scalpelle
Pour voir les cabinets de la double cervelle,
Trésorière des arts, source du sentiment,
Siege de la raison, fertil commencement
Des nerfs de notre corps : que la sage nature
Arma d’un morion, dont la double fourrure,
Preserve du cerveau la froide humidité :
Registre où chaque jour d’un invisible touche
Quelque rare savoir l’homme d’étude couche ?

Pourrais-je déployer sur un docte feuillet
Ce Dédale subtil, cet admirable ret
Par les replis duquel l’esprit monte et dévale,
Rendant sa faculté de vitale, Animale :
Tout ainsi que le sang et les esprits errans
Par le chemin courbé des vaisseaux préparants
D’un cours entortillé s’élaborent, se cuisent,
Et en sperme fécond peu à peu se réduisent ?

Décrirais-je du cœur les inégaux côtés
D’un contre poids égal sur leur pointe plantés ?
Dont l’un s’enfle de sang, et dans l’autre s’engendrent
Les artères mouvants, qui par le corps s’épandent.
Là le subtil esprit sans cesse ba-battant
Témoigne la santé d’un pouls tout-jour constant :
Ou changeant à tous coups de branle et de mesure,
Monstre que l’accident peut plus que la nature ?.

Fendrais-je le poumon, qui, d’un mouvement doux,
Tempère nuit et jour l’ardeur qui vit chez nous ?
Semblable au ventelet, qui d’une fraiche haleine
Évente en plain été les cheveux d’une plaine.
Poumon qui prend sans fin, qui sans fin rend l’esprit,
De qui le change fait qu’ici tout homme vit :
Soufflet qui s’agitant par divers intervalles
Fait sonner doucement nos parlantes régales !

Fendrais-je l’estomac, qui cuisinier parfait,
Cuit les vivres si bien, qu’en peu d’heure il en fait
Un chile nourricier : et fidèle l’envoie
Par la veine portière es cavernes du foie ?
Le foie en fait du sang, puis le jetant dehors,
Le départ justement aux membres de ce corps
Par les conduits rameux d’une plus grande veine,
Semblable, ou peu s’en faut, à la vive fontaine,
Qui divisant son cours en cent petits ruisseaux,
Humecte un beau jardin de ses éparses eaux.

De vrai, comme cette eau diversement conduite
Fait croître ici l’œillet, là le froid aconite,
Ici le prunier doux, ici l’aigre murier,
Ici la basse vigne, ici le haut poirier,
Ici la molle figue, ici la dure amande,
Ici l’aluine amère, et deçà la lavande :
Tout de même le sang et le bon aliment,
Par tout le corps humain courants diversement,
S’allongent ore en nerf, ore en os s’endurcissent,
S’étendent ore en veine, or en chair s’amollissent,
Se font ici moelle, ici muscle, ici peau.
Pour rendre notre corps et plus fort et plus beau.

Mais non, je ne veux pas faire une ample revue
Des membres que l’ouvrier dérobe à notre vue.
Je ne veux dépecer tout ce palais humain :
Car ce brave projet requiert la docte main
Des deux fils d’Esculape, et le labouré style
Du disert Galien, ou du haut Hérophile.
Par cet échantillon il me suffit d’avoir
Tellement quellement montré le saint pouvoir
Non du fils de Jaÿet, ains du vrai Prométhée,
Inimitable Ouvrier de l’image vantée.

Or ce docte Imager, pour son œuvre animer,
Ne prit de l’air, du feu, de terre, de la mer,
Une cinquième essence, ains poussant son haleine,
Il fit comme couler de la vive fontaine
De sa Divinité quelque petit ruisseau
Dans les sacrés conduits de ce frêle vaisseau.

Non qu’il se démembrât, non qu’il fît un partage
De sa triple-une essence avec son propre ouvrage :
Ains, sans perdre le sien, d’un souffle il le rendit
Riche de ses vertus : et, puissant, répandit
Si bien ses rais sur lui, qu’encor même il lui reste
Quelque lustre apparent de la clarté céleste.

Ainsi, l’esprit d’Adam procéda de l’esprit
Père de l’Univers : sans toutefois qu’il prit
La moindre portion de sa simple substance,
Comme le fils reçoit essence de l’essence
De son père mortel : ou comme au renouveau
De l’humide sarment naît un bourgeon nouveau.

Bref ce n’était qu’un vent : or le vent bien qu’il sorte
Du creux de l’estomac, toutefois il n’emporte
Rien de notre substance, ains seulement retient
Les pures qualités de la part dont il vient.

Inspiré par ce vent, ce vent je veux décrire.
Celui n’a point d’esprit qui son esprit n’admire.
Celui n’a point de sens qui nuit et jour ne sent
Les effets merveilleux d’un souffle si puissant.

Je sais que comme l’œil voit tout hors que soi-même,
Que notre âme connait toutes choses de même,
Hors que sa propre essence : et qu’elle ne peut pas
Mesurer sa grandeur de son propre compas.
Mais comme l’œil qui n’est offensé d’un catère,
Se voit aucunement dans l’onde ou dans le verre,
Notre âme tout ainsi se contemple à peu-près
Dans le luisant miroir de ses effets sacrés.

Le vent d’Austre qui rompt de sa meuglante haleine
Les rameaux des forêts, qui de l’humide plaine
Fait mille monts et vaux, qui baisse, audacieux,
Les pointes qui par trop s’avoisinent des cieux :

L’odorante vapeur que la rose soupire,
Tandis que les soupirs d’un amoureux Zéphyr
Émaillent la campagne, et que pour plaire aux cieux
La terre se revêt d’un habit précieux :

Les discordants accords que produit une Lyre
Ne peuvent être vus : mais celiy se peut dire
Sans nez, oreille, chair, qui ne flaire, oit, et sent
L’odeur, le son, le choc, des fleurs, du luth, du vent.
Bien que de notre esprit la nature subtile
Fuye nos faibles yeux : son mouvement agile,
Et ses braves discours, montrent que nous n’avons
Seulement un esprit par lequel nous vivons :
Ains un esprit divin, sacré, pur, admirable,
Non-fini, non-mortel, non-mêlé, non-palpable.

Car soit que cet esprit, inventeur de tout art,
Soit tout en tout le corps, et tout en chaque part,
Soit qu’il règne au cerveau, soit qu’au cœur il habite,
Sénèque, où pouvais-tu enregistrer la suite
De tant de mots divers, de tant de longs discours,
Pour les redire après voire même au rebours ?

Où se pouvait cacher ce grand tableau de cire
Où d’un seau bien gravé la mémoire de Cyre
Imprimait et les fronts et les noms des soudards,
Qui suivaient par milliers ses vainqueurs étendards ?

En quel vaisseau profond le Légat de ce Pyrrhe,
Qui, trompé par les vers de l’oracle de Cyrrhe,
Tenta l’effort Romain, versait tant de trésors,
Pour puis en temps et lieu les étaler dehors ?

La Mémoire est des yeux la fidèle greffière,
Le livre des paysans, la riche trésorière
Qui tient, comme en dépot, tout ce que les humains,
Poussés de vents divers, ont tenté de leurs mains :
Depuis que Dieu jeta les fondements du monde,
Que Phœbus s’attifa d’une perruque blonde,
Et que l’astre, qui plus s’approche des mortels,
Mendia ses rayons des rayons fraternels.
Si bien que la raison feuilletant, curieuse,
Les plus secrets archifs d’une mémoire heureuse,
Et d’un nœud Gordien tenant entrelassés
Tant les actes présents, que les gestes passés,
Vient docte du futur, et rend l’homme plus sage,
Pour passer, bien heureux, le reste de son âge.

Or bien que notre esprit vive comme captif
Dans les ceps de ce corps, qu’il languisse chétif
Sous un obscur tombeau, d’une tirade il vole
Et d’Imave outre Calpe, et de la terre au pôle :
Plus vite que celui qui d’un flamboyant tour,
Tout ce grand Univers postillonne en un jour.

Car quittant quelquefois les terres trop connues,
D’une allègre secousse il saute sur les nues,
Il noue par les airs, où, subtil, il apprend
De quoi se fait la neige, et la grêle, et le vent :
De quoi se fait l’éclair, la glace, la tempête,
La pluie, le tonnerre, et la triste comète.

Par les degrés de l’air il monte, audacieux,
Sur les planchers du monde, il visite les cieux
Étage après étage, il contemple leurs voûtes,
Il remarque l’accord de leurs contraires routes
D’un infaillible get : et d’un certain compas
Il conte leurs brandons, il mesure leurs pas,
Il aulne leur distance : et comme si le monde
N’enfermait dans le clos de sa figure ronde
Des sujets assez beaux, il s’élance dehors
Les murs de l’Univers : et loin, loin de tous corps
Il voit Dieu face à face, il voit les chastes gestes
Et le zèle fervent des courtisans célestes.

Que ne peut un esprit, qui, fuyant le repos,
Brûle d’un saint désir d’éterniser son los ?
Étant ton clair regard du Ponant à l’Aurore,
Et du bord Islandais jusqu’au rivage More :
Là rien tu ne verras de parfaitement beau,
Que la plume, le fer, le moule, ou le pinceau,
N’ait si bien imité, que notre œil peut à peine
Discerner le vrai corps d’avec sa forme vaine.
Ceste jument d’airain, sur qui les étalons
Lançaient, étant en rut, leurs fragiles talons :
Ce bel arbre pampré, que la vive peinture
De Zeuxe fit jadis à l’envi de Nature,
Et sur qui les oiseaux à flottes voletaient,
Et pour un vrai raisin le tableau bequetaient :
Ce marbre Athénien, qu’un jeune homme folâtre
Avait jà fiancé dans son âme idolâtre :
L’Appéloise Venus, qui, portraite, n’avait
Guère moins d’amoureux que quand elle vivait :
Sont témoins suffisants qu’une docte peinture,
Déesse peut former toute une autre nature.

Mais l’artifice humain ne produit seulement
Une masse sans âme, un corps sans mouvement,
Ains il peuple les airs d’un volant exercite
D’animaux bigarrés. Le Tarentin Archite
(Prince docte et vaillant) fit un pigeon de bois,
Qui poussé par l’accord de divers contrepoids
Se guindait par le ciel. Que dirai-je de l’aigle,
Dont un docte Allemans honora notre siècle ?
Aigle qui délogeant de la maîtresse main
Alla loin au-devant d’un Empereur Germain :
Et, l’ayant rencontré, soudain d’une aile accorte
Se tournant, le suivit jusqu’au seuil de la porte
Du fort Nurembergeois, que les piliers dorés,
Les tapissés chemins, les arcs élaborés,
Les foudroyants canons, ni la jeunesse isnelle,
Ni le chenu Sénat n’honoroaient tant comme elle.

Un jour, que cet ouvrier plus d’ébats, que de mets,
En privé festoyait ses seigneurs plus aimés,
Une mouche de fer dans sa main recelée
Prit, sans aide d’autrui, sa gaillarde volée,
Fit une entière ronde, et puis d’un cerceau las,
Comme ayant jugement, se percha sur son bras.

Esprit vraiment divin qui dans l’étroit espace
Du corps d’un moucheron peux trouver prou de place
Pour tant de contre-poids, chainettes, et ressors,
Qui lui servaient d’esprit, d’espérons, et de mords !

Vous-mêmes, ô clairs cieux, bien que votre carrière
Roulant toujours d’un train, ne trouve de barrière
Qui la puisse arrêter, n’échappez point les mains
Des humains, qui ne sont que par l’écorce humains.

Un Perse non content d’avoir borné par guerre
Son domaine à peu-près des bornes de la terre,
Pour régner dans le Ciel, maçon ne redressa
Le palais de Nemrod, et, géant, n’entassa
Montagne sur montagne : ains sans bouger de terre,
Magnifique, il fondit un si grand Ciel de verre,
Que posant quelquefois son haut trône au milieu,
Sous ses pieds orgueilleux il voyait comme un Dieu
Les feux de l’autre Ciel se cacher sous Nérée,
Pour tirer hors des flots leur perruque dorée.

Or ce Ciel n’avait rien de merveilleux en soi,
Qu’une énorme grandeur digne d’un si grand Roi.

Mais, bon Dieu, qui croirait que les dextres mortelles
Fissent de nouveaux cieux, et d’étoiles nouvelles,
Qui par le train constant de leurs contraires cours
Pussent marquer les ans, et les mois, et les jours ?
Et c’est bien toutefois une histoire avérée
Par cent graves témoins, que ce fin Briarée
Qui longtemps défendit, armé de mille mains,
Le mur Saragossais contre l’ost des Romains :
Qui brûla d’un miroir maint navire de guerre,
Qui de la terre en l’onde, et de l’onde en la terre
Par sa dextre traina les plus pesants vaisseaux
Qui glissèrent jamais sur les Tyrrhénes eaux,
Fit des cercles luisants, où les flammes errantes,
Qui sont es cieux plus bas, où les torches brillantes
Qui décorent le front du vite firmament,
D’elles-mêmes tournaient d’un réglé mouvement.

Hé ! pourrais-je cacher sous un obscur silence
Ce nouveau ciel d’argent, qui n’aguère à Byzance
Fut au grand roi des Turcs mandé par Ferdinand ?
Là-dedans un esprit sans fin se promenant
Agitait la machine : et bien que l’une sphère
Glissât fort lentement, et que l’autre au contraire
Diligentât ses pas, leurs astres toutefois
Des astres naturels ne transgressaient les lois.
Là le Soleil, suivant du biais Zodiaque
Les luisantes maisons, jamais ne se détraqué
De son prescrit chemin : là sa sœur dans un mois
Parfait son vite cours, et changeant mainte fois
De forme de visage, ore grande, or’ petite,
Les divers changements de l’autre Lune imite.

O parfait animal ! qui sais faire mouvoir
Les cercles étoilés, qui ton divin pouvoir
Étends dessus les cieux, qui tiens en main la bride
Du perruqué Soleil et de la Lune humide :
Ce chatouilleux désir, qui te fait imiter
Les ouvrages plus-beaux du non-feint Jupiter,
Porte par ses fidèle témoignage
De ton extraction, et que son saint image
Fut en ton âme empreint, quand son Esprit vivant
Pour animer ton corps, t’emplit d’un sacré vent.

Car, comme il est tout beau, ton âme est toute belle,
Comme il est immortel, ton âme est immortelle :
Il ne chôme jamais, et ton entendement
Est toujours en travail, alerte, en mouvement.
Il discourt, tu discours : et ta meure prudence,
A quelque parentage avec sa providence.
Il fait tout par raison, tu fais tout par compas.
Il est l’honneur du Ciel, toi l’honneur de çà-bas.
Il est le grand Pontife, et toi son grand Vicaire.
Il est Roi souverain, et toi Roi tributaire.

De vrai tout aussitôt que l’Éternel t’eut fait,
Il mit dessous ta main cet ouvrage parfait,
Fit que tous animaux te vinrent reconnaitre :
Et te donna pouvoir d’imposer, comme maîstre,
Des noms pleins d’efficace aux émaillés oiseaux,
Aux hôtes des forêts, aux citadins des eaux.
Heureux, et trop heureux ! si tu n’eusses, ô Père,
Apostat, effacé ce divin caractère.

Or puisque le flambeau de nos esprits accorts
Luit si bien à travers la lanterne du corps :
Quelle sainte clarté naîtra de cette étoile,
Lorsqu’elle brillera sans falot et sans voile ?

L’esprit semble celui, qui, pour vivre en maison,
Que l’injure du Ciel perce en toute saison,
Qu’un lac clôt de ses eaux, qu’un Autan toujours baise,
Mal sain, ne vit jamais un quart d’heure à son aise.

L’esprit semble à peu près l’araigne, qui, vivant
Au centre de son drap agité par le vent,
S’émeut tout aussitôt que la bruyante guêpe
Touche tant seulement l’un des bords de son crêpe.

Vous qui dans ce Tableau, parmi tant de portraits,
Du Roi des animaux contemplés les beaux traits         
Çà çà tournez un peu et votre œil et votre âme,
Et, ravis, contemplez les beaux traits de la femme,
Sans qui l’homme çà bas n’est homme qu’à demi :
Ce n’est qu’un Loup garou du soleil ennemi,
Qu’un animal sauvage, ombrageux, solitaire,
Bigarre, frénétique, à qui rien ne peut plaire
Que le seul déplaisir : né pour soi seulement,
Privé de cœur, d’esprit, d’amour, de sentiment.

Dieu donc pour ne montrer sa main moins libérale
Envers le mâle humain, qu’envers tout autre mâle,
Pour le parfait patron d’une sainte amitié,
A la moitié d’Adam joint une autre moitié,
La prenant de son corps, pour étreindre en tout âge
D’un lien plus étroit le sacré mariage.

Comme le Médecin, qui désire trancher
Quelque membre incurable, avant que d’approcher
Les glaives impiteux de la part offensée,
Endort le patient d’une boisson glacée,
Puis sans nulle douleur, guidé d’usage et d’art,
Pour sauver l’homme entier, il en coupe une part :
Le Tout-puissant ternit de aïeul la face,
Verse dedans ses os une mortelle glace,
Sille ses yeux ardents d’un froid bandeau de fer,
Guide presque ses pieds jusqu’au seuil de l’enfer,
Bref si bien engourdit et son corps et son âme,
Que sa chair sans douleur par ses flancs il entame,
Qu’il en tire une côte, et va d’elle formant
La mère des humains, gravant si dextrement
Tous les beaux traits d’Adam en la côte animée,
Qu’on ne peut discerner l’amant d’avec l’aimée.
Bien est vrai toutefois qu’elle a l’œil plus riant,
Le teint plus délicat, le front plus attrayant,
Le menton net de poil, la parole moins forte,
Et que deux monts d’y voire en son sein elle porte.

Or après la douceur d’un si profond sommeil,
L’homme unique n’a point si tôt jeté son œil
Sur les rares beautés de sa moitié nouvelle,
Qu’il la baise, l’embrasse, et haut et clair l’appelle
Sa vie, son amour, son appui, son repos,
Et la chair de sa chair, et les os de ses os.

Source de tout bonheur, amoureux Androgyne,
Jamais je ne discours sur ta sainte origine
Que, ravi, je n’admire en quelle sorte alors
D’un corps Dieu fit deux corps, puis de deux corps un corps.

O bienheureux lien, ô noce fortunée,
Qui de Christ et de nous figures l’Hyménée !
O pudique amitié, qui fonds par ton ardeur
Deux âmes en un âme, et deux cœurs en un cœur !
O contrat inventé dans l’odorant parterre
Du printanier Eden, et non dans ceste terre
Toute rouge de sang, toute comble de maux,
Et le premier enfer des maudits animaux,
Qui guerroie le Ciel ! ô sacrée alliance
Que le fils d’une vierge orna de sa présence !
Lors que les eaux de Cane il convertit en vin,
Témoignage premier de son pouvoir divin.
Par ton aime faveur, après nos funérailles,
Bienheureux, nous laissons des vivantes médaillés,
Changeons la guerre en paix, en parents nous croissons :
Et l’homme éternisant en nos fils renaissons.

Par toi nous éteignons les impudiques flammes
Que l’archer Paphien allume dans nos âmes :
Et apprenant de toi comme il faut bien aimer,
Trouvons le miel plus doux, et le fiel moins amer,
Qui s’entre succédant comblent la vie humaine
Or’ de sucré plaisir, or’ d’angoisseuse peine,
Cela fait, l’Éternel aux bienheureux Amants
Commande de peupler par saints embrassements
Le désert Univers, et faire qu’en tous âges
Leur beau couple eut çà-bas des survivans images.
Il avait imposé n’aguère mêmes lois
Aux félons animaux qui logent dans les bois,
Aux troupeaux emplumez, aux bandes qui fécondés
Ont reçu de sa main en partage les ondes.
Les ours depuis ce temps engendrèrent des ours,
Les dauphins des dauphins, les vautours des vautours,
Les humains des humains, et, d’un ordre immuable
Nature à ses parents rendit le fils semblable.
Combien que tout ainsi que Vulcan mélangeant
L’or à la couleur blonde avec le blanc argent,
En fait un tiers métal, qui retient quelque chose
De l’un et l’autre corps, dont, riche, on le compose :
Souvent deux animaux, en espèce divers,
Contre l’ordre commun qui règne en l’Univers
Confondant, échauffés, leurs semences ensemble
Forment un animal qui du tout ne ressemble
A l’un de ses parents : ainsi son corps bâtard
Retient beaucoup de trais de l’une et l’autre part.
Dieu non-content d’avoir infus en chaque espèce
Une engendrante force, il fit par sa sagesse
Que sans nulle Venus des corps inanimés
Maints parfaits animaux çà bas fussent formés.
Ainsi la froide humeur produit la Salamandre,
Qui semblable en effets à celle qui l’engendre,
Grosse de cent hivers amortit promptement
La flamme aux rouges flots par son attouchement.
Ainsi l’ailé Pyrauste en l’ardente fournaise
S’engendre de Vulcan, s’égaye sur la braise,
Se perd perdant la flamme : et le vite élément.
Qui, goulu, mange tout, seul lui sert d’aliment.
Ainsi sous soi Boote es glaceuses campagnes,
Tardif, voit des oisons qu’on appelle Gravagnes :
Qui sont fils, comme on dit, de certains arbrisseaux
Qui leur feuille fécondé animent dans les eaux.
Ainsi le vieil fragment d’une barque se change
En des Canards volants : ô changement étrange !
Même corps fut jadis arbre vert : puis vaisseau,
N’aguère champignon, et maintenant oiseau.