Troisième Jour de La Semaine, ou, La Création du monde par Guillaume du Bartas (1544-1590)


Mon esprit qui volait sur ces brillantes voûtes,
Qui vont tout animant de leurs diverses routes,
Qui commandait aux vents, aux orages soulfreux,
Aux éclairs flamboyants, aux images affreux
Qui s’engendrent en l’air, d’un langage assez brave
N’aguère discourait sur un sujet si grave :
Mais rasant ce jour d’hui le plus bas élément,
Il est comme contraint de parler bassement :
Ou s’il parle un peu haut, sa voix est emportée
Par les ondeux abois de la mer irritée.

O Roi des champs flottants, ô Roi des champs herbeux.
Qui du vent de ta bouche ébranles, quand tu veux,
Le fondement des monts, et les vagues salées
Pousses contre l’azur des voûtes étoilées :
Fais que, docte arpenteur, je borne justement
Dans le cours de ce jour l’un et l’autre élément :
Fais que d’un vers disert je chante la nature
Du liquide Océan, et de la Terre dure :
Que d’un style fleuri je décrive les fleurs
Qui peindront ce jour d’hui les champs de leurs couleurs.

Tous ces monts escarpés, dont les cimes cornues
Voisinent l’épaisseur des vagabondes nues,
Sous les flots premier-nés cachaient leurs dos bossus,
Et la terre n’était qu’un marais paresseux,
Quand le Roi de ce Tout, qui, libéral, désire
Nous bailler comme à fief du bas monde l’Empire,
Commanda que Neptun, rangeant à part ses flots,
Découvrit promptement de la terre le dos :
Et qu’il se contentât que ci-devant son onde
Avait un jour entier occupé tout le monde.

Comme après que le ciel s’est en pleurs tout fondu,
Le flot baveusement sur la plaine étendu,
Fait des champs une mer : puis cessant tous ravages,
D’un invisible pas quitte les labourages
Du bœuf tirasse-coutre, en soi-même se boit,
Et restreint sa largeur dans un canal étroit :
La mer quitte ce jour montagne après montagne,
Côteau après côteau, campagne après campagne,
Et dans le ventre creux d’un plus petit vaisseau
Entonne vitement de toutes parts son eau.
Soit qu’au commencement l’imparfaite lumière
Eut attiré beaucoup de cette humeur première
Les lieux plus élevés : afin qu’au second jour
Dieu d’icelle format tant de cieux faits au tour.
Soit que le Tout-puissant fit de nouveaux espaces
Pour y loger ses flots, soit qu’ouvrant les crevasses
Et des monts et des champs, il lui plut d’enfermer
Sous terre quelque bras d’une si large mer.
Soit que pressant ces eaux, dont les rares brouées
Semblaient couvrir ce Tout d’un manteau de nuées,
Il les emprisonnât dans le clos de ces bords
Contre qui l’Océan perd ore ses efforts,
Sans les oser franchir : car la vertu Divine,
Connaissant sa nature inconstante et mutine,
L’emboûcha de ce frain, et contre ses fureurs
Rempara pour jamais l’élément porte-fleurs :
Tant qu’on voit quelquefois des vagueuses montagnes
Qui d’un flot abayant menacent les campagnes,
Se perdre en blanche écume, et se crevant au bord
N’oser rien attenter hors leur moite ressort.

Et qu’est-ce qu’en la mer pouvait être impossible
A ce grand Amiral, de qui la voix terrible,
Pour sauver son Isaac, les abîmes fendit,
Et du golfe Érythrée en l’air l’onde pendit ?
Qui droit vers le cristal de sa jumelle source
Du fleuve Palestin fit rebrousser la course ?
Le rebelle univers abîma sous les eaux ?
Et d’un roc sans humeur fit couler des ruisseaux ?

Voilà donques comment la pesanteur de l’onde
Fit d’un oblique tour une île de ce monde.
Car ainsi que le plomb que bouillant nous versons
Dessus un corps égal, coule en maintes façons,
S’enfuit ici tout droit, là serpentant se joue,
Ici son corps divise, et delà le renoue,
De ses chauds ruisselets presque en même moment
Dessus l’uni tableau toutes formes formant :
Dieu répandit les flots sur la terre fécondé,
En figure carrée, oblique, large, ronde,
En pyramide, en croix, pour au milieu de l’eau
Rendre notre Univers et plus riche et plus beau.
Tel est le bras Germain, tel le sein Gangétique,
Tel l’Arabe Neptun, tel le golfe Persique,
Et telle notre mer, dont les rameaux divers
En trois lots inégaux partagent l’Univers.

Et bien que chaque bras, pour si loin qu’il s’épande,
Ne soit qu’un ruisselet au pris de la mer grande :
Il fait cent autres mers par ses tours et destours,
Non diverses de flots, ains de nom et de cours :
Pour, moites, humecter par des sécrétés veines
La trop sèche épaisseur des campagnes prochaines :
Pour remparer maint peuple, et des Princes plus forts
Arrêter tout d’un coup les superbes efforts :
Pour d’éternels confins borner les Républiques :
Pour plus commodément exercer les trafiques,
Leur abrégeant la voie, et par l’aide du vent
Approcher dans un mois le Ponant du Levant.

Mais la terre ne doit à la mer Océane
Ces grands mers seulement : elle lui doit la Tane,
Le Nil, trésor d’Égypte, et son voisin qui perd
Tant de fois son humeur par le vague désert.
Elle lui doit le Rhin, le Danube, l’Euphrate,
Et l’autre orgueilleux fils de la froide Niphate,
Le Gange spacieux, et ce flot de renom
Qui l’Inde matinière a nommé de son nom :
Le Tage au bord doré, la Tamise, le Rhône,
Le Rha, l’Èbre, le Po, la Seine, et la Garonne,
Garonne qui si fort s’enflera de mes vers,
Que, peut être, son bruit s’orra par l’Univers,
Elle lui doit là-bas de Paraná le fleuve,
L’Amazonide flot, Darien dont s’abreuve
La troisième Castille, et Maraignon encor,
Eaux du bas Univers qu’on fait si riche d’or.
L’élément plus fécond d’elle tient ses fontaines,
Et le cristal qui court dans ses profondes veines :
Et puis en temps et lieu, non ingrat il lui rend,
En deux sortes l’humeur qu’en deux sortes il prend.

Car comme en l’alambic la braise souffletée
Élève une vapeur, qui peu à peu montée
Au sommet du chapeau, et moite, ne pouvant
Sa flairante sueur faire aller plus avant,
Mollement s’épaissit : puis tombant goutte à goutte,
Claire comme cristal dans le verre s’égoutte:
La plus subtile humeur qui flotte dans les mers,
Est des rais du Soleil portée par les airs,
Qui la refond en eau, et par routes divers
Dans le sein maternel se joint aux ondes perses.

Car la terre altérée ayant passé ces eaux,
Par le rare tamis de ses cavés boyaux,
Lui fait voie à la fin, et des roches hautaines
Fait sourdre jour et nuit mille vives fontaines :
Des fontaines se font les ruisseaux murmurants,
Des murmurants ruisseaux les ravageux torrents,
Des torrents ravageux les superbes rivières,
Des rivières se font les ondes marinières.

Les rochers plus voisins de l’astré firmament
Contribuent, neigeux, à cet accroissement :
Car si tôt que Titan, renouvelant sa peine,
Sur les gelés climats le beau printemps ramène,
De leur dos inégal il fond les blancs monceaux :
Leurs coupeaux se font verts : deçà delà les eaux
Bruyant sautent en bas : et courant écumeuses
Par les détroits pendants des montagnes pierreuses
Font cent et cent torrents, dont l’un, apercevant
Que son frère germain veut gagner le devant,
Diligentant ses pas avec lui s’associe :
Un autre, un autre encor avec lui se rallie
Courant même carrière, et tout d’un coup perdant
Et son flot et son nom dans un fleuve plus grand,
Ce grand fleuve se perd dans un fleuve plus large,
Qui, Roi de la campagne, à la parfin décharge,
Suivant le rendez-vous donné par l’Éternel,
Dans quelque bras de mer son tribut pérennel.

Et toutefois tant d’eaux, qui courent dans Nérée,
De Nérée ne font croître l’onde azurée.
Car outre que ces flots tout assemblés en un
Sont moindres qu’une goutte au prix du grand Neptun :
Phœbus, comme j’ai dit, et la bande Æolide,
Balayant tout le front de la campagne humide,
En hument peu à peu tout autant que les airs
Et la terre abreuvée en versent dans les mers.

Mais comme le frisson, la chaleur, la froidure,
Le craquement des dents que le fiévreux endure,
Ne viennent par hasard, ains par ordre et par temps
Troublent du frêle corps les membres tremblotants :
La mer a ses accès, se manie à passades
Des rades à la terre, et de la terre aux rades.
Ou soit que Océan, dès le commencement,
Poussé du bras de Dieu, ait pris ce mouvement,
Qui fait que tant soit peu jamais il ne séjourné :
Comme la pirouette, animée se tourne,
Baie en rond de soi-même, et reçoit longuement
Vertu par la vertu du premier mouvement.
Ou soit que cette mer, qu’Atlantique on appelle,
De la plus grande mer ne soit qu’une parcelle,
Et que son flot entrant dans le large fossé
Du plus haut Océan, s’aheurte, courroucé,
Contre des monts pierreux, dont la force solide,
Repoussant ses efforts lui fasse tourner bride.
Ou soit que le Croissant, qui verse son pouvoir
Sur les humides corps, la fasse ainsi mouvoir.

Et de fait sur nos bords on voit monter Neptune,
Si tôt qu’en notre Ciel on voit monter la Lune :
On le voit reflotter, soudain que le Croissant
Par la pente du Ciel vers l’Espagne descend.
Puis si tôt que son front constant en inconstance
Dessus l’autre horizon reparaître commence,
Il ressort en campagne : et quand son feu penchant
Passe l’autre midi, Neptun se va cachant.

Qui plus est, nous voyons que la mer Atlantique
Se déborde plus loin, que ni la Ligustique,
Ni la Bosphorienne, et qu’encor les palus,
Qui naissent de la mer, n’ont ni flus ni reflus :
D’autant comme I’on dit, que l’étoile argentine,
Qui déborde et resserre à son gré la marine,
Verse dessus les flots de montagnes bornés,
Ou de trop proches bords de toutes parts cernés,
Avec moins de pouvoir le pouvoir de ses cornes,
Que sur un Océan, qui semble être sans bornes.
Comme au cœur de l’été, si l’antre Æolien
Détient captif les vents, le flambeau Délien
Sèche plus aisément les ouvertes campagnes,
Que les valons murés des pierreuses montagnes.

Que si du grand Neptun le bouillonnant débord
Ne s’aperçoit si bien en pleine mer, qu’au bord :
Aux artères venteux ces mouvements ressemblent,
Dont les extrémités plus que le milieu tremblent,
Au moins comme il nous semble. Or le Roi des flambeaux
N’a pas moins de pouvoir que sa sœur sur les eaux.
Car le Soleil cuisant de sa chaude lumière
Les flots porte-bateaux de la mer poissonnière,
Et par ses rais gloutons jour après jour humant
Tout le breuvage doux du plus froid élément,
Dans le large canal d’Amphitrite il ne laisse
Qu’un sel toujours flottant, qu’une boisson épaisse
Qu’une amère liqueur. Mais voit comme la mer
Me jette en mille mers, où je crain d’abîmer.
Voit comme son débord me déborde en paroles !
Sus donc gagnons le port, et sur les rives moles
Des fleuves, des étangs, des lacs, et des ruisseaux
Contemplons les effets de leur puissantes eaux,
Et qui pour la plupart d’incroyables merveilles
Ravissent nos esprits, nos yeux, et nos oreilles.

La fontaine d’Amon, lors que Phœbus nous luit,
Est plus froide que glace : au contraire, la nuit,
Bien que le froid Croissant sur sa face rayonne,
Comme l’eau dans le pot, fumante elle bouillonne.

On tient pour tout certain que les feuillus rameaux
Qui, fracassés du vent, tombent dessus les eaux
D’Eurimène, ou Silare, à la fin s’endurcissent,
Et feuille, écorce, et bois en rocher convertissent.

He ! pourrais-je oublier, qu’un Palestin ruisseau
Tarit, religieux, chaque sabbat, son eau,
Ne voulant que son flot travaille en la journée
Par les divines Lois au repos destinée ?

Si l’amoureux berger entonne une chanson
Près de l’onde Éleusine, elle s’égaye au son
De la douce musette, elle bout, elle dance,
Suivant de point en point la rustique cadence.

Le Céphis, la Cérone, et le Xante au flot doux,
Le troupeau qui le boit fait blanc, noirâtre, roux :
Tout ainsi que l’humeur d’une Arabe fontaine
Proche des rouges mers rend rougeâtre sa laine.

Flots de Sole voisins, et toi surgeon Andrin,
D’où pouvez-vous tirer et cette huile, et ce vin,
Que chaque an vous versés ? as-tu point si féconde
O terre la poitrine ? Y a-t-il sous le monde
Vignobles et vergers ? exerce-on là-bas
Et l’état de Bacchus, et l’état de Pallas ?

Que dirai-je de toi, ô fontaine Sclavonne ?
Que dirais-je de toi, ô source de Dodone ?
Dont l’une ard les drapeaux, l’autre, ô merveille ! éteint
Le brandon allumé, et le rallume éteint.

Vraiment je coucherais ces vertus admirables
Au registre menteur des plus absurdes fables,
Sans cet humble respect que, novice, je dois
A cent et cent témoins d’irréprochable foi :
Et si de notre temps les pilotes avares
N’avaient trouvé des eaux en merveille plus rares.
De ce nombre infini de surgeons différents,
Dont on composerait des volumes bien grands,
Il me plaît loin d’ici, par champs inhospitables
En choisir cinq ou six, non moins vrais qu’incroyables.

Dedans l’Isle de fer (une de celles-là,
Qu’heureuses à bon droit le vieil siècle appela)
Le peuple mi-brutal, comme ailleurs ne s’abreuve
Des eaux d’une fontaine ou des ondes d’un fleuve.
Sa boisson est en l’air, la source de son eau
Gît es pleurs assidus d’un humide arbrisseau,
Arbrisseau qui fichant sa racine barbue
En un champ sans humeur, fait que sa feuille sue
Une douce liqueur : et comme le sarment,
Qu’on a taillé trop tard, distille lentement
Mainte larme emperlée, elle verse sans cesse
Goutte à goutte une eau claire, où la barbare presse
Accourt de toutes parts, sans que tous ses vaisseaux
Puissent un arbre seul épuiser de ruisseaux.

On trouve deux surjons en l’Islandaise terre,
Dont l’un s’écoule en cire, et l’autre change en pierre
Tout corps qui chet dedans, bien que son flot trop chaud
Regorge incessamment mille bouillons en haut.;
Dans le doré Pérou, non loin de sainte Hélène,
Une gluante poix coule d’une fontaine.

Et que dirais-je plus ? C’est ce monde nouveau
Qui porte vers Ponant maint fleuve, de qui l’eau
Connaissant mieux que nous quel est le droit usage
Du jour traine-besoin, et du frileux ombrage
De l’otieuse nuit, court roide tout le jour :
Et vit toute la nuit en paresseux séjour.

Dis-moi, que ferait-il contemplant la fontaine,
Qui lave de ses flots de Masères la plaine,
Et née à Bélestat, non loin des monts de Fois,
Le peuple Tolosain, riche, prouvait de bois ?
Chaque coup que Phébus, parfaisant sa carrière,
Sur les deux horizons reconduit la lumière,
Son eau porte-radeaux durant quatre ou cinq mois
Vingt et quatre fois naît, meurt vingt et quatre fois.
A sec on peut passer demie heure sa source,
Et demie heure après on ne peut de sa course
Soutenir la roideur : car son flot écumeux,
Naissant tâche égaler les fleuves plus fameux :
Flot docte à bien compter, qui guidé par Nature
Le temps si sûrement sans horloge mesure.

Or l’Éternelle main disposa sagement
Et tellement humide, et le sec élément :
Car l’un ne se pouvant maintenir sans breuvage,
Ni l’autre sans appui, sans canal, sans rivage,
Dieu les entrelassa : si que la terre ouvrant
Son sein à l’Océan, et l’Océan courant
A travers, alentour, et sous la terre ronde,
De tous deux se parfait le moyeu de ce monde.

Car si leurs corps mêlés n’occupaient le milieu
De la ligne, qui sert à l’Univers d’essieu,
Tous climats ne verraient mise sur la balance,
Pour contrepoids du jour, la mère du silence.
Le tour de l’horizon, mal-parti, s’étendroit
Beaucoup ou plus ou moins en l’un qu’en l’autre endroit.
Les Anticthons ou nous verrions au Ciel insignes
Reluire en même nuit plus de deux fois trois signes.
La Lune en temps certain là-haut n’éclipserait,
Et le Ciel débauché les saisons troublerait.

Cela même suffit pour montrer que de l’onde
Et du sec élément la masse est toute ronde :
Que ce n’est qu’un esteuf qui comme fait au tour
Voit le jour et la nuit s’entresuivre par tour
Voire quand un Vespuce, un Colomb, un Marc Pôle,
Et cent autres Typhis n’auraient sous autre pôle
Conduit le pôle arctique, et vivants sur les eaux
Trouvé dessous nos pieds tant de mondes nouveaux.

Non, ils n’eussent jamais perdu la Tramontane
Pour voir l’autre pivot, si la mer Océane,
Pour faire entièrement un globe avec sa sœur,
De tous et tous endroits ne courbait son humeur.

Mais, ô parfait Ouvrier, qui rien en vain n’essayes,
Avec quels arcs-boutants, ou de quelles étayes
Peux-tu si dextrement étançonner ceste eau,
Qu’elle n’a peu depuis se remettre à niveau ?

O Dieu, serait-ce point d’autant que toujours l’onde
Tend de son naturel vers le centre du monde :
Et que les flots salés vers le fond de ce fonds
Voulants tomber à-plomb demeurent toujours ronds ?
Ou bien serait-ce point pour autant que les rives
Dans leurs superbes flancs tiennent les eaux captives ?
Ou que nos Océans sont comme soutenus
De mille rocs semés entre leurs flots chenus ?
Ou bien serait-ce point ta puissance absolue
Qui la courbe à l’entour de la terre velue ?

O grand Dieu ! c’est ta main, c’est sans doute ta main
Qui sert de pilotis au domicile humain.
Car bien qu’il pende en l’air, bien qu’il nage sur l’onde,
Bien que de toutes parts sa figure soit ronde,
Qu’autour de lui tout tourne, et que ses fondements
Soient sans cesse agités de rudes mouvements :
Il demeure immobile, afin que sur sa face
Puisse héberger en paix d’Adam la sainte race.

La terre est celle-là qui reçoit l’homme né,
Qui reçut le nourrit : qui l’homme abandonné
Des autres éléments, et banni de nature,
Dans son propre giron, humaine, ensépulture.

On voit l’air maintes fois mutiné contre nous,
Des fleuves le débord déployer son courroux
Sur les frêles mortels : et la flamme céleste
Aussi bien que la basse est à l’homme funeste.

Mais des quatre éléments, le seul bas élément
Toujours, toujours se montre envers l’homme élément.
C’est lui seul qui jamais, tant soit peu, ne déplace
Du siège qui lui fut assigné par ta grâce.

Bien est vrai toutefois, ô Dieu, qu’étant fâché
Des exécrables mœurs d’un peuple débauché,
Souvent ta main colère éloche une parcelle,
Et non le corps total de la terre rebelle :
S’aidant des Aquilons, qui comme emprisonnés
Dans ses creux intestins, grommellent, forcenés.
La peur gelé nos cœurs, et blêmit nos visages :
Le vent sans faire vent fait trembler les bocages :
Les tours croulent de peur : et l’enfer irrité
Engloutit quelquefois mainte riche Cité.

Donques puisque le tas de la terre et de l’onde
Est le centre, le cœur, le nombril de ce monde :
Et puisque par raison l’enclos jamais n’est pas
Si grand que celui-là qui l’enclot de ses bras,
Qui doute que le rond de la terre et de l’onde
Ne cède, comme moindre, aux autres ronds du monde ?

En juge qui voudra, cette basse rondeur,
De qui nous admirons l’infinie grandeur,
Ne semble être qu’un point, au pris de ceste voûte,
Qui fait que tous les cieux, forcés, suivent sa route :
Vu que le moins brillant des brandons que nos yeux
Voient éparsement flamboyer dans les cieux
(Au moins si le compas des Astrologues n’erre)
Neuf et neuf fois encor est plus grand que la terre.

Que si nous supputons ce que le flot d’Atlas,
L’Indois, l’Américain, et mille, de leurs bras
Avec tant d’autres eaux occupent de ce globe,
Et ce qu’un Ciel trop chaud, ou trop froid en dérobe,
Ce peu deviendra rien. Humains, voilà le lieu
Pour qui vous méprisez le saint palais de Dieu.
Voilà de quels confins votre plus grande gloire
Limite de ses faits la superbe mémoire.

Rois, qui vassaux d’orgueil, pour étendre vos bords
De la largeur d’un poil, couvrez les champs de morts ;
Magistrats corrompus, qui sur vos saintes chaires
Mettez sordidement la Justice aux enchères,
Qui trafiquant le droit profanez vos états
Pour laisser une blette à vos enfants ingrats :
Vous qui faites produire usures aux usures :
Vous qui falsifiez les poids et les mesures,
Afin que deux cents bœufs à l’avenir pour vous
Le soc brise-guéret tirassent de leurs cous :
Vous qui vendez vos murs : et vous qui, pour acquerre
Dessus votre voisin quelque pouce de terre,
D’une main sacrilège à l’emblée arrachez
Les confins mitoyens par vos aïeux fichez :
Hélas ! que gagnez-vous ? quand par ruse ou par guerre.
Un Prince aurait conquis tout le rond de la terre.
Une pointe d’aiguille, un atome, un fétu,
Serait tout le loyer de sa rare vertu :
Un point serait son règne, un rien tout son Empire,
Et si moindre que rien, rien ici se peut dire.


Quand Dieu, qui en un rien fait plus avec sa voix
Qu’en cent ans les efforts des plus superbes Rois,
Eut séparé les flots, égalé les campagnes,
Enfoncé les valons, boursouflé les montagnes,
Change, change (dit-il) ô solide élément,
Ton vêtement de deuil en vert accoutrement.
Entortille ton front d’une riche couronne
Qui, de mes doigts tissue, et flaironne et fleuronne.
Déploie ta perruque, et d’un excellent fard
Commence d’embellir ton teint encor blafard.
Sus, sus, que désormais ta fertile matrice
Ne soit point seulement de tes hôtes nourrice :
Ains d’un sein libéral fournisse d’aliments
Les futurs citadins des autres éléments :
Tant que les airs, les flots, et le palais des Anges
Semblent être jaloux de tes belles louanges.

Il eut dit, et soudain le sapin jette-poix,
Le résineux larix, le cèdre libanois,
Et le buis toujours-vert se logèrent par troupes
Sur les venteux sommets des plus hautaines croupes.
Le chêne porte-gland, le charme au blanc rameau,
Le liège change-écorce, et l’ombrageux ormeau,
Par champs et par couteaux leurs escadrons campèrent.
Les fleuves tortueux leurs rivages bordèrent
De l’aune fend-Thétis, du saule palissant,
Du verdoyant osier, du peuplier trémoussant,
Et de maint bois qui sert aux flammes de fourrage,
De chevrons aux hôtels, aux animaux d’ombrage.

Jà le pêché velu, jà l’orange doré,
Le friand abricot, et le coing décoré
D’un blanchâtre duvet, portent sur leur écorce
Écrite du grand Dieu la pourvoyante force.
La doux-flairante pomme, et l’une et l’autre noix,
La restreignante poire, et le fruit Idumois,
La figue jette-lait, la cerise pourprée,
L’olive appétissante, et la prune sucrée,
Vont partout répandant un plaisant renouveau,
Faisant de chaque champ un paradis nouveau.

Ici le poivre fin comme en grappes s’assemble :
Delà croît la cannelle : ici sous Eure tremble
La muscadelle noix, qui fournit chacun an
Un publique butin aux hommes de Bandan.
Jà la blanche douceur du sucre encor humide
S’engendre dans le creux d’une plante Hespéride.
Jà le baume larmoyé : et jà les bois fameux
Du peuple Atramitain pleurent l’encens fumeux.
Jà la vigne amoureuse accole en mainte sorte
D’un bras entortillé son mari qui la porte :
Vigne qui cède autant à tout arbre en beauté,
Comme tout arbre cède à la vigne en bonté.

Son fruit pris par compas les esprits vivifie,
Enhardit un cœur mol, les cerveaux purifie,
Réveille l’appétit, redonne la couleur
Les conduits désopile, augmente la chaleur,
Engendre le pur sang, le troublé subtilise,
Chasse les excréments, l’entendement aiguise,
Épierre la vessie, et préserve nos corps,
Du Léthé jà voisins, de cent sortes de morts.

Bien que par le péché, dont notre premier père,
Nous a bannis du ciel, la terre dégénéré
De son lustre premier, portant de son Seigneur
Sur le front engravé l’éternel déshonneur :
Que son âge décliné avec l’âge du monde :
Que sa fécondité la rende moins fécondé,
Semblable à celle-là, dont le corps est cassé
Des tourments de Lucine, et dont le flanc lassé
D’avoir de ses enfants peuplé presque une ville,
Épuisé de vertu, devient enfin stérile :
Si fournit elle encor assez ample argument,
Pour célébrer l’auteur d’un si riche ornement.

Jamais le gai printemps à mes yeux ne propose
L’azur du lin fleuri, l’incarnat de la rose,
Le pourpre rougissant de l’œillet à maints plis,
Le fin or de Clitie, et la neige du lis :
Que je n’admire en eux le peintre qui colore
Les champs de plus de teints que le front de l’Aurore
Qui quittant des poissons le tempétueux séjour
Conduit avant-courrière les Indes un beau jour :
Ou de l’arc qui promet aux plaines altérées
D’arroser leurs seillons de fécondés orées.

L’Éternel non contant d’avoir paré de fleurs,
Enrichi de bons fruits, et parfumé d’odeurs
Les plantes de la terre : la même en leurs racines
Des humaines langueurs enclos les médecines.

Vraiment la Parque assaut l’homme en tant de façons,
Qu’il ne verrait jamais sans leurs sucs vingt moissons,
Ains semblable à la fleur du lin, qui naît et tombe
Tout en un même jour, son bers serait sa tombe,
Son printemps son hiver, sa naissance sa mort.

Bon Dieu ! combien d’esprits, qui jà frayent le bord
Du fleuve Stygien, rappelés par des herbes,
De l’avare Pluton trompent les mains superbes !
Jadis le fils barbu de l’imberbe Phœbus
Dans l’Attique palais recolla par leur jus
Le corps du jouvenceau, qui, chastement modeste
Préféra le supplice aux douceurs d’un inceste.
Medée avec leurs sucs pour plaire à son Jason
Savante rajeunit le gelé corps d’Æson.

O plantes, qui tenez en vie notre vie,
Et qui la rappeliez quand on nous l’a ravie,
Ce ne sont vos liqueurs éparses dans nos corps
Qui seulement font teste à tant et tant de morts :
Ains votre seule odeur, votre seul voisinage,
Contre dix mille assauts fortifient notre âge,
Produisant tant d’effets que celui seul les croit,
Qui de sa main les touche, et de son œil les voit.

La bleue chicorée à notre col pendue
Chasse les noirs brouillas, qui nous sillent la vue.
Et le pain de pourceau ne hâte seulement,
Quand il nous pend au col, le tard enfantement :
Ains qui plus est encor, si quelque femme enceinte
Passe sur sa racine, elle est presque contrainte
D’avorter sur le lieu. Les brûlantes saisons,
Le verre empoisonné, les rampantes poisons,
Qui dépeuplent d’humains la terre Cyrenoise,
N’endommagent celui qui tient sur soi l’armoise.

La pivoine, attachée au col d’un jeune enfant,
Dompte le mal cruel, dont le fils triomphant
D’Alcmène fut dompté. Si dans ta chaude tête
L’immodéré Bacchus émeut quelque tempête,
Ceint ton front de safran fraichement amassé,
Et tu verras bientôt cet orage passé.

Les carmes enchanteurs des trompeuses Sirènes,
Des Autans empestés les relantes haleines,
N’offensent tant soit peu ceux qui tant seulement
Ont mâché l’angélique : heureux médicament
Porté jadis çà-bas par un courrier céleste,
Comme son nom le porte, et sa force l’atteste.

Ainsi la sanguisorbe enclose dans la main
Bouche le flux du sang qui sort du corps humain.
Et la garance teint de sa rougeur l’urine
De celui qui longtemps porte au poing sa racine :
Admirable pastel, qui touchant le dehors
Sa couleur communique aux humeurs de nos corps !

Plantes, vous n’étendez seulement votre force
Dessus la race humaine : ains votre vertu force
Les plus fiers animaux, le plus solide fer,
Les plus noirs bataillons de l’effroyable enfer,
Et du Ciel flamboyant les plus belles lumières,
S’il est vrai ce qu’on lit des Thessalles sorcières.
 
L’étrangle-liépard par son attouchement
Le madré scorpion privé de sentiment :
Ainsi que l’hellébore en le touchant réveille
Sa vitale vertu, qui pour un temps sommeille.

Les serpents, se voyant de bétoine cernés,
Lèvent contre le Ciel leurs chefs enfelonnés,
Jettent un long sifflet, dans leurs rouges prunelles,
Allument tout d’un coup deux ardentes chandelles,
Courent l’un contre l’autre, et d’ire tout bouffis,
Rompant leur longue paix, se donnent cent défis :
Ils font entrechoquer d’une cargue funeste
Venin contre venin et peste contre peste,
Ils souillent de leur sang les prés bleus-jaunes-verts,
Leurs corps sont jà déjà de plaies tout couverts,
Ains ne sont qu’une plaie, et la Parque cruelle
Seule peut amortir l’ardeur de leur querelle.

Or comme cette-ci rompt les nœuds d’amitié :
La chasse-bosse éteint la fière inimité
Des acharnés genets, si leur pourvoyant maître
Durant leur chaud combat l’attache à leur chevêtre.

Le pourceau, qui reçoit son coutumier repas
Dans le creux tamaris, perd avant son trépas
La râtelle du flanc : aussi bien que s’il mange
Le spleen dévorant, de qui la dent étrange
Parmi tant d’intestins sait la rate choisir,
Pour d’icelle souler son affamé désir.

M’arrêterai-je ici ? les cavalots qui paissent
Dessus quelque vert tertre, où les Lunaires croissent,
S’en revint chaque soir et sans fer et sans doux
Chez leur maître étonné. Lunaire, où cachez-vous
Cet aimant, qui le fer si puissamment attire ? 
Lunaire, où cachez-vous la tenaille qui tire
Les fers si dextrement ? Lunaire, où cachez-vous
La maréchale main, qui arrache les clous
Si doucement des pieds ? Quelle forte serrure
Trompera vos efforts, si la ferme chaussure
D’un cheval qui ne fait que peu d’arrêt sur vous,
De vos subtiles dents ne garantit ses clous ?

Mais je ne pense point que l’Univers enfante,
Soit les monts, soit les vaux, une plus rare plante
Que le Dictame Idois, qui par le daim mangé,
Ne guérit seulement son flanc endommagé
Par le trait Gnosien, ains promptement rejette
Contre l’archer voisin la sanglante sagette.

Et que dirai-je plus ? ô bon Dieu ! n’est-ce pas
Un œuvre de tes mains, qu’on voit à chasque pas,
Voire en chaque gazon, cent et cent autres plantes
En couleur, en effet, en formes différentes ?
Et que chacune encor cueillie en sa saison,
A l’un est antidote, et à l’autre poison :
Est or’ cruelle, or’ douce : et contraire à soi-même
Donne tantôt la vie, et tantôt la mort blême.
La Toscane férule est du bœuf le trépas,
Mais de l’âne tardif le savoureux repas.
Tout de même voit on la ciguë rameuse
Utile aux étourneaux, aux hommes venimeuse.

On sait que la rosage aux mulets est poison :
Toutefois elle sert d’aspre contre-poison
A l’homme empoisonné. Quelle cruelle peste
Est plus que l’Aconite au corps humain funeste ?
Et son jus toutefois guérit le mal ardant
Qu’un serpent de sa queue en nos corps va dardant.

O boisson magnanime ! ô peste généreuse !
O superbe poison ! ô plante dédaigneuse !
Qui tue sans escorte, et qui contre nos corps
Ne veut avec secours déployer ses efforts :
Venin qui laisse en paix nos membres, s’il y treuve
Quelque autre fort venin : car adonc il épreuve
Sa force contre lui, et d’un secret duel
Fort à fort, seul à seul, cruel contre cruel,
Il combat si longtemps, si longtemps il estrive,
Qu’en fin meurt, l’un et l’autre, afin que l’homme vive.

Et bref soit que mes pieds foulent l’herbe des prés,
Qu’ils grimpent sur les monts, qu’ils brossent less forêts,
Je trouve Dieu partout : tout veut de lui dépendre,
Il ne fait que donner, et je ne fais que prendre.
Ici pour mes repas mille et mille moissons
Ondoient par les champs : ici mille toisons,
Dignes d’orner les corps des plus superbes princes,
Tremblent par les forêts des Sériques provinces.
Ici les bas rameaux des Maltesques cotons
Me portent des habits dans leurs blancs pelotons.
Ici le lin pigné se change en fines toiles,
Et le chanvre creusé en cordages et voiles :
Afin qu’étant porté tant du flot que du vent
Je rende familier le Ponant au Levant,
Je foule d’un pied sec l’Amphitrite profonde,
Et promène, hasardeux, mainte ville sur l’onde,
Ici un grain de Maïs en canne s’élevant
Trois fois l’an cinq cens grains produit le plus souvent,
Que là-bas les Indois sèchent, brisent, pétrissent,
Et pour chasser la faim en beau pain convertissent.

Cette puissante voix, qui l’Univers bâtit,
Encor encor sans cesse ici-bas retentit :
Cette voix d’an en an le monde renouvelle,
Et rien ne naît, ne vit, ne croît qu’en vertu d’elle.

Elle fait que le blé par une experte main
Sur l’émié guéret ne s’éparpille en vain,
Ains étant recouvert par le dentelé poutre,
Et couvé quelques jours sous le labeur du coutre,
Se pourrit pour renaître : et jette, humide-chaud,
Des racines en bas, et des germes en haut,
Enrichissant bientôt d’une heureuse naissance
De verdure les champs, les bouviers d’espérance.
Le germe croît en herbe, et l’herbe en long tuyau,
Le tuyau en épi, l’épi en blé nouveau.
Les épis, pour sauver les moissons déjà prestes
Du dégât des moineaux, se remparent d’arêtes,
Les grains ont des boursets, pour n’être trop souvent
Pourris, brûlés, épars, de l’eau, du chaud, du vent
Et les mois chalumeaux, pour mieux porter la graine,
Sont comme échalassés d’une noueuse gaine.

Lecteur, pardonne-moi, si ce jour d’hui tu vois,
D’un œil jà tout ravi, tant d’arbres en mon bois,
En mon pré tant de fleurs, en mon jardin tant d’herbes,
En mon clos tant de fruits, en mon champ tant de gerbes :
Vu que l’arbre fécond, que l’Isle de Zebut
A surnommé Cocôs, enrichir plus nous peut
Que des monts sourcilleux les forêts plus hautaines,
Que nos prés, nos jardins, nos vergers, et nos plaines.

Es-tu langui de soif ? tu trouveras du vin
Dans ses feuillards blessés. As-tu besoin de lin ?
L’écorce de son bois frappe, sérance, file,
Pour après en tirer une toile subtile.
Souhaites-tu du beurre ? Il ne faut que cacher
Tes convoiteuses dents dans le mol de sa chair.
Veux-tu goûter de l’huile ? en pur huile il se mue,
Quand son fruit haut et bas longuement on remue.
Te faut-il du vinaigre ? Et vraiment il ne faut
Que lui laisser souffrir d’un long Soleil le chaud.
Désires-tu du sucre ? Il faut pour quelques heures
Dans la fraicheur de l’eau tenir ses courges meures.
II est tout ce qu’on veut : et quand Midas encor
L’aurait entre ses mains, je crois qu’il viendrait or.
Je crois que Dieu pour rendre et notre vie heureuse
Et féconde la terre, et sa gloire fameuse,
N’eut rien fait que ce fruit, si ce grand Univers
Eut peu dit être beau sans tant de corps divers.

Or la terre n’a pas seulement son esquine
Couverte de trésors : sa féconde poitrine
Est si comble de biens, que les doigts affamés
Des avares humains ne l’épuisent jamais,
Comme étant plus nombreux que du Ciel les étoiles,
Que les flots aboyants de la mer porte-voiles,
Des plaines les épis, des forêts les rameaux,
Les animaux des bois, et les poissons des eaux.

Je tairai la geiette, et le marbre, et l’ardoise.
Je tairai pour ce coup la croupe Oromenoise,
Et ce mont d’Aragon, dont les mordants éclats
Salent des montagnards les mets plus délicats.

Il me plaît seulement que pour ce coup mon livre
S’orne de vermillon, de mercure et de cuivre,
D’arsenic, d’or, de plomb, d’antimoine, d’airain,
D’argent, de vert-de-terre, et de fer, et d’estain.
Il me plaît d’enchâsser dans l’or de mon ouvrage,
Un cristal qui rapporte au vif chaque visage,
L’agathe à mile noms, l’améthyste pourpré,
Le riche diamant, l’opale bigarré,
La cassidoine encor de beaux cerceaux couverte,
L’imprimante sardoine, et l’émeraude verte,
Le topaze peu-dur, le carboucle enflammé,
Bien qu’il ne soit jamais par le feu consumé.

Je sais bien que la terre à l’homme misérable
Semble être non plus mère, ains marâtre exécrable,
D’autant qu’à notre dame elle porte en son flanc
Et l’or traine-souci, et le fer verse-sang.
Comme si ces métaux, non l’humaine malice,
Avaient en tant de chefs fait foisonner le vice.

Tout ainsi que l’appât des chatouilleux trésors
Perd de l’homme méchant et l’esprit et le corps :
L’or dore les vertus et nous donne des ailes,
Pour nos cœurs élever jusqu’aux choses plus belles.

L’homme bien avisé ne se sert seulement
Du fer pour sillonner le champ donne-froment :
Il s’en sert au besoin pour défendre sa ville
Contre la tyrannie étrangère et civile.
Mais jamais le méchant ne manie le fer,
Que pour être instrument des furies d’enfer,
Pour voler le passant, pour égorger son frère,
Pour perdre son pays, pour massacrer son père.
Tout ainsi profanant un don vraiment divin,
L’ivrogne sa raison noie dedans le vin :
L’orateur corrompu s’aide de l’éloquence,
Pour pallier le vice, et charger l’innocence :
Et le prophète faux se targue en temps et lieu,
Pour tromper l’auditeur, du sacré nom de Dieu.
Car comme la vaisselle et puante et moisie
Gâte de son odeur la Grecque malvoisie :
Les plus saints dons de Dieu se changent en venins,
Quand ils sont possédés par des hommes malins.

Mais tairai-je l’aimant, dont l’âme morte-vive
De raison ma raison par ses merveilles prive ?
L’honneur Magnésien, la pierre qui s’armant,
D’un attrait sans attrait, d’un mousse accrochement,
D’aveugles hameçons, de crochets insensibles,
De cordeaux inconnus, et de mains invisibles,
L’éloigné fer attire : et ne peut apaiser
Son convoiteux désir, qu’il n’en ait un baiser,
Ains un embrassement, qui d’un fâcheux divorce,
Loyal, ne sent jamais la dépiteuse force,
S’il n’est par nous déjoint : tant et tant ardemment
L’aimant aime le feu, le feu aime l’aimant.
Et bien qu’un entre-deux leur serve de barrière,
Ils n’éteignent le feu de leur chaleur première :
Ains vis-à-vis de l’un l’autre saute tout-jour,
Témoignant pour le moins par signes son amour.

Mais, bon Dieu, qui pourrait comprendre en quelle sorte,
Un anneau, emporté d’un peu d’aimant, emporte
Un autre anneau de fer ? et que cestui, ravi,
Ravisse un tiers, le tiers un quatrième suivi
D’un cinquième chainon ? Quelle vertu si grande
Fait que sans s’accrocher l’un de l’autre dépende ?
Qu’ils soient noués sans nœud, liés sans liaison,
Et sans colle collés : démentant la raison,
Qui tient pour résolu que la chose pesante
Ne peut, en l’air pendue, éviter la descente.

Or je n’ignore point que celui, dont la main
La sophie Gregoise orna d’habit Romain,
Et qui reçut encor de sa femme peu sage
Le breuvage mortel, pour l’amoureux breuvage,
N’ait tâché de montrer par maint subtil discours
L’inconnue raison de si rares amours.

Mais Lucrèce, dis-moi, quelle vertu cachée
Tourne toujours vers l’Ourse une aiguille touchée
Par l’aimant tire-feu ? Vraiment si tu le peux,
D’un laurier toujours-vert je ceindrai tes cheveux,
Te confessant plus docte les secrets de nature,
Et que ton Empédocle, et que ton Épicure.

Bacchus avec ses vins, Cérès avec ses grains
D’un lien tant étroit n’obligea les humains,
Que Flave Melphitain, lors qu’heureusement sage
Premier il mit aux champs de l’aiguille l’usage.

Sa belle invention est celle qui de nuit
Sur les flottants sillons nos caraques conduit :
Qui nous sert de fanal, de Mercure, et de guide
Pour suivre tous les coins de la campagne humide,
Qui fait qu’un galion, par le Ciel courroucé
En un autre univers presque en un jour poussé,
Reconnait son climat, et remarque en la Carte
De combien de degrés l’Équinoxe s’écarte.

Mais la terre n’est point digne d’éternel los
Pour les biens seulement qu’elle a dessus le dos,
Ou dans ses creux rognons : ains son propre mérite
A chanter son honneur, riche, me sollicite.
J’appelle pour témoins ceux qui, faibles, ont fait
Maint profitable essai du salutaire effet
De la terre Sellée et de la Melienne,
De celle de Chio et de l’Éretrienne.

Je te salue, ô Terre, ô Terre porte-grains,
Porte-or, porte-santé, porte-habits, porte-humains,
Porte-fruits, porte-tours, aime, belle, immobile,
Patiente, diverse, odorante, fertile,
Vêtue d’un manteau tout damassé de fleurs,
Passementé de flots, bigarré de couleurs.
Je te salue, ô cœur, racine, base ronde,
Pied du grand animal qu’on appelle le Monde,
Chaste épouse du Ciel, assuré fondement
Des étages divers d’un si grand Bâtiment.
Je te salue, ô sœur, mère, nourrice, hôtesse
Du Roi des animaux. Tout, ô grande Princesse,
Vit en faveur de toi. Tant de cieux tournoyants
Portent pour t’éclairer leurs astres flamboyants.
Le feu, pour t’échauffer, sur les flottantes nues
Tient ses pures ardeurs en arcade étendues.
L’air, pour te rafraichir, se plaît d’être secous
Or d’un aspre Borée, or d’un Zéphyre doux.
L’eau, pour te détremper, de mers, fleuves, fontaines,
Entrelasse ton corps tout ainsi que de veines.

Hé, que je suis marri que les plus beaux esprits
T’aient pour la plupart, ô terre, en tel mépris :
Et que les cœurs plus grands abandonnent, superbes,
Le rustique labeur, et le souci des herbes
Aux hommes plus brutaux, aux hommes de nul pris,
Dont les corps sont de fer, et de plomb les esprits.

Tels ne furent jadis ces Pères vénérables,
Dont le sacré feuillet chante les faits louables,
Noé, Moïse, Abram, qui passèrent les champs,
Laboureurs, ou bergers, la plupart de leurs ans.
Tels ne furent jadis Philometor, Attale,
Archelas, et Hiéron, dont la dextre royale
Et pour glaive, et pour sceptre, a souvent soutenu
Or’ la courbe serpette, or’ le hoyau cornu.
Tels ne furent encor Cincinat, ni Fabrice,
Manie, ni Serran, qui guerroyant le vice,
D’un coutre couronné, d’une empérière main,
Et d’un soc triomphal, rayaient le champ Romain.

Scipion ennuyé des feintes bonnetades,
Des éclipses de Cour, des fâcheuses aubades
D’un peuple poursuivant, et ce grand Empereur
Qui d’affranchi vint Roi, et de Roi laboureur,
Dans des bourgs écartés, vieillards, se confinèrent :
Et le champ donne-blé d’un pareil soin traitèrent
Que jadis le dur Mars, disposant les fruitiers
Avec non moindre engin que d’un ost les quartiers.

O trois et quatre fois bienheureux, qui s’éloigne
Des troubles citadins ! qui, prudent, ne se soigne
Des emprises des rois, ains servant à Cérès
Remue de ses bœufs les paternels guérets !
La venimeuse dent de la blafarde envie,
Ni Favare souci, ne tenaillent sa vie.
Des bornes de son champ son désir est borné,
Il ne boit dans l’argent le philtre forcené,
Au lieu de vin grégeois, et parmi l’Ambrosie
Ne prend dans un plat d’or l’arsenic ôte-vie.

Sa main est son gobeau, l’argenté ruisselet
Son plus doux hypocras, le fromage, le lait,
Et les pommes encor, de sa main propre entées,
A toute heure lui sont sans apprêt apprêtées.

Les trompeurs Chicaneurs (harpies des parquets
Et sangsues du peuple) avecques leurs caquets
Bavardement fâcheux la tête ne lui rompent :
Ains les peints oiselets ses plus durs ennuis trompent,
Enseignants chaque jour aux doux-flairants buissons
Les plus divins couplets de leurs douces chansons.

Son vaisseau vagabond sur l’irrité Nérée
N’est or’ le jouet d’Eure, et tantôt de Borée :
Et dans un Océan éloigné de tout bord,
Misérable, ne va chercher l’horrible mort.
Ains passant en repos tous les jours de son âge,
De vue ne perd point tant soit peu son village,
Ne connait autre mer, ne sait autre torrent
Que le flot cristallin du ruisseau murmurant
Qui ses verts prés arrose : et cette même terre,
Qui, naissant, le reçut, pitoyable l’enterre.

Pour rappeler le somme il n’avale le jus
Ni du morne pavot, ni du froid jonc de Chus.
Et n’achète les tons, comme jadis Mécène,
Lorsqu’en son corps malsain, son âme encor moins saine
N’avait ni paix ni trêve, et que sans nul repos
La jalouse fureur le rongeait jusqu’aux os :
Ains sur le vert tapis de la plus tendre mousse
Qui frange un bord ondeux, hors de ses flancs il pousse
Un sommeil enchanté par le gazouillis doux
Des flots entrecassés des bords et des cailloux.

Le clairon, le tabor, la guerrière trompette,
L’éveillant d’un sursaut, n’arment d’armet sa tête,
Et d’un chef respecté le saint commandement
Ne le pousse, aveuglé, du lit au monument.
Le coq empanaché la diane lui sonne,
Limite son repas, et par son cri lui donne
Un chatouilleux désir d’aller mirer les fleurs
Que la flairante Aurore emperle de ses pleurs.

Un air emprisonné dans les rues puantes
Ne lui trouble le sang par ses chaleurs relantes :
Ains le Ciel découvert, dessous lequel il vit,
A toute heure le tient en nouvel appétit :
Le tient sain à toute heure : et la mort redoutée
N’approche que bien tard de sa loge écartée.

Il ne passe les grands cours ses misérables ans :
Son vouloir ne dépend du vouloir des plus grands :
Et changeant de Seigneur ne change d’Évangile.
Sur un papier menteur son mercenaire style
Ne fait d’une fourmi un Indois éléphant,
D’un vil Sardanapale un Hercul triomphant,
D’un Thersite un Adon, et ne prodigue encore,
D’un discours impudent le los d’Alceste à Flore :
Ains vivant tout à soi, et servant Dieu sans peur,
II chante sans respect ce qu’il a sur le cœur.

Le soupçon blêmissant nuit et jour ne le ronge :
A des aguets trompeurs nuit et jour il ne songe :
Ou s’il songe à tromper, c’est à tendre filets
Aux animaux des champs, gluaux aux oiselets,
Et manches aux poissons. Que si ses garde-robes
Ne sont toujours comblés de magnifiques robes
De velours à fonds d’or, et si les faibles ais
De son coffre peu sur ne ploient sous le fais
Des avares lingots, il se vêt de sa laine :
Des vins non-achetés sa cave est toute pleine,
Ses greniers de froment, ses rocs de saines eaux,
Et ses granges de foin, et ses parcs de troupeaux.
Car mon vers chante l’heur du bien aisé rustique,
Dont l’honnête maison semble une République :
Non l’état disetteux du rompu bûcheron,
De l’affamé pêcheur, du poure vigneron,
Qui caimandent leur vie, et qui n’ont qu’à boutées
Du pain en leurs maisons sur quatre pieux plantées.

Puisse-je, ô Tout-puissant, inconnu des grands Rois,
Mes solitaires ans achever par les bois :
Mon étang soit ma mer, mon bosquet mon Ardenne,
La Gimone mon Nil, le Sarrapin ma Seine,
Mes chantres et mes luths les mignards oiselets,
Mon cher Bartas mon Louvre, et ma Cour mes valets :
Où sans nul destourbier si bien ton los j’entonne,
Que la race future à bon droit s’en étonne.
Ou bien si mon devoir et la bonté des Rois
Me fait de leur grandeur approcher quelquefois,
Fais que de leur faveur jamais je ne m’enivre,
Que commandé par eux libre je puisse vivre,
Que l’honneur vrai je suive et non l’honneur menteur,
Aimé comme homme rond, et non comme flatteur.