Yves Bonnefoy (1923-2016)

Passant, ce sont des mots… 

Passant, ce sont des mots. Mais plutôt que lire
Je veux que tu écoutes : cette frêle
Voix comme en ont les lettres que l’herbe mange.

Prête l’oreille, entends d’abord l’heureuse abeille
Butiner dans nos noms presque effacés.
Elle erre de l’un à l’autre des deux feuillages,
Portant le bruit des ramures réelles
À celles qui ajourent l’or invisible.

Puis sache un bruit plus faible encore, et que ce soit
Le murmure sans fin de toutes nos ombres.
Il monte, celui-ci, de sous les pierres
Pour ne faire qu’une chaleur avec l’aveugle
Lumière que tu es encore, ayant regard.

Simple te soit l’écoute ! Le silence
Est un seuil où, par voie de ce rameau
Qui casse imperceptiblement sous ta main qui cherche
À dégager un nom sur une pierre,
Nos noms absents désenchevêtrent tes alarmes,
Et pour toi qui t’éloignes, pensivement,
Ici devient là-bas sans cesser d’être.


Les Flambeaux 

Neige
Qui as cessé de donner, qui n’es plus
Celle qui vient mais celle qui attend
En silence, ayant apporté mais sans qu’encore
On ait pris, et pourtant, toute la nuit,
Nous avons aperçu, dans l’embuement
Des vitres parfois même ruisselantes,
Ton étincellement sur la grande table.

Neige, notre chemin,
Immaculé encore, pour aller prendre
Sous les branches courbées et comme attentives
Ces flambeaux, ce qui est, qui ont paru
Un à un, et brûlé, mais semblent s’éteindre
Comme aux yeux du désir quand il accède
Aux biens dont il rêvait (car c’est souvent
Quand tout se dénouerait peut-être, que s’efface
En nous de salle en salle le reflet
Du ciel, dans les miroirs), ô neige, touche
Encore ces flambeaux, renflamme-les
Dans le froid de cette aube ; et qu’à l’exemple
De tes flocons qui déjà les assaillent
De leur insouciance, feu plus clair,
Et malgré tant de fièvre dans la parole
Et tant de nostalgie dans le souvenir,
Nos mots ne cherchent plus les autres mots mais les
avoisinent,
Passent auprès d’eux, simplement,
Et si l’un en a frôlé un, et s’ils s’unissent,
Ce ne sera qu’encore ta lumière,
Notre brièveté qui se dissémine,
L’écriture qui se dissipe, sa tâche faite.

(Et tel flocon s’attarde, on le suit des yeux,
On aimerait le regarder toujours,
Tel autre s’est posé sur la main offerte.

Et tel plus lent et comme égaré s’éloigne
Et tournoie, puis revient. Et n’est-ce dire
Qu’un mot, un autre mot encore, à inventer,
Rédimerait le monde ? Mais on ne sait
Si on entend ce mot ou si on le rêve).


La Lumière, changée

Nous ne nous voyons plus dans la même lumière,
Nous n’avons plus les mêmes yeux, les mêmes mains.
L’arbre est plus proche et la voix des sources plus vive,
Nos pas sont plus profonds, parmi les morts.

Dieu qui n’es pas, pose ta main sur notre épaule,
Ébauche notre corps du poids de ton retour,
Achève de mêler à nos âmes ces astres,
Ces bois, ces cris d’oiseaux, ces ombres et ces jours

Renonce-toi en nous comme un fruit se déchire,
Ellace-nous en toi.
Découvre-nous
Le sens mystérieux de ce qui n’est que simple
Et fut tombé sans feu dans des mots sans amour.


Je vous légue

Mes proches, je vous lègue
La certitude inquiète dont j’ai vécu,
Cette eau sombre trouée des reflets d’un or.
Car, oui, tout ne fut pas un rêve, n’est-ce pas ?
Mon amie, nous unîmes bien nos mains confiantes,
Nous avons bien dormi de vrais sommeils,
Et le soir, ç’avait bien été ces deux nuées
Qui s’étreignaient, en paix, dans le ciel clair.
Le ciel est beau, le soir, c’est à cause de nous.

Mes amis, mes aimées,
Je vous lègue les dons que vous me fîtes,
Cette terre proche du ciel, unie à lui
Par ces mains innombrables, l’horizon.
Je vous lègue le feu que nous regardions
Brûler dans la fumée des feuilles sèches
Qu’un jardinier de l’invisible avait poussées
Contre un des murs de la maison perdue.
Je vous lègue ces eaux qui semblent dire
Au creux, dans l’invisible, du ravin
Qu’est oracle le rien qu’elles charrient
Et promesse l’oracle. Je vous lègue
Avec son peu de braise
Cette cendre entassée dans l’âtre éteint,
Je vous lègue la déchirure des rideaux,
Les fenêtres qui battent,
L’oiseau qui resta pris dans la maison fermée.

Qu’ai-je à léguer ? Ce que j’ai désiré,
La pierre chaude d’un seuil sous le pied nu,
L’été debout, en ses ondées soudaines,
Le dieu en nous que nous n’aurons pas eu.
J’ai à léguer quelques photographies,
Sur l’une d’elles,
Tu passes près d’une statue qui fut,
Jeune femme avec son enfant rentrant riante
Dans l’averse soudaine de ce jour-là,
Notre signe mutuel de reconnaissance
Et, dans la maison vide, notre bien
Qui reste auprès de nous, à présent, dans l’attente
De notre besoin d’elle au dernier jour.


Ici, toujours ici

Ici, dans le lieu clair. Ce n’est plus l’aube,
C’est déjà la journée aux dicibles désirs.
Des mirages d’un chant dans ton rêve il ne reste
Que ce scintillement de pierres à venir.

Ici, et jusqu’au soir. La rose d’ombres
Tournera sur les murs. La rose d’heures
Défleurira sans bruit. Les dalles claires
Mèneront à leur gré ces pas épris du jour.

Ici, toujours ici. Pierres sur pierres
Ont bâti le pays dit par le souvenir.
A peine si le bruit de fruits simples qui tombent
Enfièvre encore en toi le temps qui va guérir.


Le Myrte

Parfois je te savais la terre, je buvais
Sur tes lèvres l’angoisse des fontaines
Quand elle sourd des pierres chaudes, et l’été
Dominait haut la pierre heureuse et le buveur.

Parfois je te disais de myrte et nous brûlions
L’arbre de tous tes gestes tout un jour.
C’étaient de grands feux brefs de lumière vestale.
Ainsi je t’inventais parmi tes cheveux clairs.

Tout un grand été nul avait séché nos rêves,
Rouillé nos voix, accru nos corps, défait nos fers.
Parfois le lit tournait comme une barque libre
Qui gagne lentement le plus haut de la mer.


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