Jean de La Fontaine (1621-1695) 

La Montagne qui accouche 

Une Montagne en mal d’enfant
Jetait une clameur si haute,
Que chacun, au bruit accourant,
Crut qu’elle accoucherait, sans faute,
D’une cité plus grosse que Paris ;
Elle accoucha d’une souris.
Quand je songe à cette fable,
Dont le récit est menteur
Et le sens est véritable,
Je me figure un auteur
Qui dit : Je chanterai la guerre
Que firent les Titans au Maître du tonnerre.»
C’est promettre beaucoup : mais qu’en sort-il souvent ?
Du vent.


La Cigale et La Fourmi 

La Cigale, ayant chanté
Tout l’été,
Se trouva fort dépourvue
Quand la bise fut venue.
Pas un seul petit morceau
De mouche ou de vermisseau.
Elle alla crier famine
Chez la Fourmi sa voisine,
La priant de lui prêter
Quelque grain pour subsister
Jusqu’à la saison nouvelle.
Je vous paierai, lui dit-elle,
Avant l’août, foi d’animal,
Intérêt et principal.
La Fourmi n’est pas prêteuse ;
C’est là son moindre défaut.
Que faisiez-vous au temps chaud ?
Dit-elle à cette emprunteuse.
Nuit et jour à tout venant
Je chantais, ne vous déplaise.
Vous chantiez ? j’en suis fort aise :
Et bien ! dansez maintenant.


Les Animaux malades de la peste

Un mal qui répand la terreur,
Mal que le Ciel en sa fureur
Inventa pour punir les crimes de la terre
La Peste (puisqu’il faut l’appeler par son nom)
Capable d’enrichir en un jour l’Achéron,
           Faisait aux animaux la guerre.
Ils ne mouraient pas tous, mais tous étaient frappés :
           On n’en voyait point d’occupés
A chercher le soutien d’une mourante vie ;
           Nul mets n’excitait leur envie ;
           Ni Loups ni Renards n’épiaient
           La douce et l’innocente proie.
           Les Tourterelles se fuyaient ;
           Plus d’amour, partant plus de joie.
Le Lion tint conseil, et dit : Mes chers amis,
           Je crois que le Ciel a permis
           Pour nos péchés cette infortune ;
           Que le plus coupable de nous
Se sacrifie aux traits du céleste courroux ;
Peut-être il obtiendra la guérison commune.
L’histoire nous apprend qu’en de tels accidents
           On fait de pareils dévouements :
Ne nous flattons donc point ; voyons sans indulgence
           L’état de notre conscience.
Pour moi, satisfaisant mes appétits gloutons
           J’ai dévoré force moutons ;
           Que m’avaient-ils fait ? Nulle offense :
Même il m’est arrivé quelquefois de manger
                                 Le Berger.
Je me dévouerai donc, s’il le faut ; mais je pense
Qu’il est bon que chacun s’accuse ainsi que moi 
Car on doit souhaiter selon toute justice
           Que le plus coupable périsse.
Sire, dit le Renard, vous êtes trop bon Roi ;
Vos scrupules font voir trop de délicatesse ;
Et bien, manger moutons, canaille, sotte espèce.
Est-ce un péché ? Non non. Vous leur fîtes, Seigneur,
           En les croquant beaucoup d’honneur;
           Et quant au Berger, l’on peut dire
           Qu’il était digne de tous maux,
Etant de ces gens-là qui sur les animaux
           Se font un chimérique empire.
Ainsi dit le Renard, et flatteurs d’applaudir.
           On n’osa trop approfondir
Du Tigre, ni de l’Ours, ni des autres puissances
           Les moins pardonnables offenses.
Tous les gens querelleurs, jusqu’aux simples Mâtins,
Au dire de chacun, étaient de petits saints.
L’Âne vint à son tour, et dit :
J’ai souvenance
            Qu’en un pré de Moines passant,
La faim, l’occasion, l’herbe tendre, et je pense
            Quelque diable aussi me poussant,
Je tondis de ce pré la largeur de ma langue.
Je n’en avais nul droit, puisqu’il faut parler net.
A ces mots on cria haro sur le Baudet.
Un Loup quelque peu clerc prouva par sa harangue
Qu’il fallait dévouer ce maudit Animal,
Ce pelé, ce galeux, d’où venait tout leur mal.
Sa peccadille fut jugée un cas pendable.
Manger l’herbe d’autrui ! quel crime abominable !
            Rien que la mort n’était capable
D’expier son forfait : on le lui fit bien voir.
Selon que vous serez puissant ou misérable,
Les jugements de Cour vous rendront blanc ou noir.


La Grenouille qui veut se faire aussi grosse que le bœuf

Une Grenouille vit un Bœuf
               Qui lui sembla de belle taille.
Elle qui n’était pas grosse en tout comme un œuf,
Envieuse s’étend, et s’enfle, et se travaille
               Pour égaler l’animal en grosseur,
Disant : Regardez bien, ma sœur ;
Est-ce assez ? dites-moi ; n’y suis-je point encore ?
Nenni. M’y voici donc ? Point du tout. M’y voilà ?
Vous n’en approchez point. La chétive Pécore
               S’enfla si bien qu’elle creva.
Le monde est plein de gens qui ne sont pas plus sages:
Tout bourgeois veut bâtir comme les grands seigneurs,
        Tout petit prince a des ambassadeurs,
              Tout marquis veut avoir des pages.


Le Corbeau et le Renard 

       Maître Corbeau, sur un arbre perché,
           Tenait en son bec un fromage.
       Maître Renard, par l’odeur alléché,
           Lui tint à peu près ce langage :
       Et bonjour, Monsieur du Corbeau,
    Que vous êtes joli ! que vous me semblez beau !
           Sans mentir, si votre ramage
           Se rapporte à votre plumage,
     Vous êtes le Phénix des hôtes de ces bois.
À ces mots le Corbeau ne se sent pas de joie,
           Et pour montrer sa belle voix,
   Il ouvre un large bec, laisse tomber sa proie.
   Le Renard s’en saisit, et dit : Mon bon Monsieur,
              Apprenez que tout flatteur
     Vit aux dépens de celui qui l’écoute.
   Cette leçon vaut bien un fromage sans doute.
           Le Corbeau honteux et confus
   Jura, mais un peu tard, qu’on ne l’y prendrait plus.


Discours à Madame de La Sablière

Iris, je vous louerais, il n’est que trop aisé ;
Mais vous avez cent fois notre encens refusé,
En cela peu semblable au reste des mortelles,
Qui veulent tous les jours des louanges nouvelles.
Pas une ne s’endort à ce bruit si flatteur.
Je ne les blâme point, je souffre cette humeur ;
Elle est commune aux Dieux, aux Monarques, aux Belles.
Ce breuvage vanté par le peuple rimeur,
Le Nectar que l’on sert au maître du Tonnerre,
(Et dont nous enivrons tous les Dieux de la terre,
C’est la louange, Iris. Vous ne la goûtez point ;
D’autres propos chez vous récompensent ce point,
Propos, agréables commerces,
Où le hasard fournit cent matières diverses :
Jusque-là qu’en votre entretien
La bagatelle a part : le monde n’en croit rien.
Laissons le monde et sa croyance.
La bagatelle, la science,
Les chimères, le rien, tout est bon. Je soutiens
Qu’il faut de tout aux entretiens :
C’est un parterre, où Flore épand ses biens ;
Sur différentes fleurs l’Abeille s’y repose,
Et fait du miel de toute chose.
Ce fondement posé, ne trouvez pas mauvais
Qu’en ces Fables aussi j’entremêle des traits
De certaine Philosophie
Subtile, engageante, et hardie.
On l’appelle nouvelle. En avez-vous ou non
Ouï parler ? Ils disent donc
Que la bête est une machine ;
Qu’en elle tout se fait sans choix et par ressorts :
Nul sentiment, point d’âme, en elle tout est corps.
Telle est la montre qui chemine,
A pas toujours égaux, aveugle et sans dessein.
Ouvrez-la, lisez dans son sein ;
Mainte roue y tient lieu de tout l’esprit du monde.
La première y meut la seconde,
Une troisième suit, elle sonne à la fin.
Au dire de ces gens, la bête est toute telle :
L’objet la frappe en un endroit ;
Ce lieu frappé s’en va tout droit,
Selon nous, au voisin en porter la nouvelle.
Le sens de proche en proche aussitôt la reçoit.
L’impression se fait, mais comment se fait-elle ?
Selon eux, par nécessité,
Sans passion, sans volonté.
L’animal se sent agité
De mouvements que le vulgaire appelle
Tristesse, joie, amour, plaisir, douleur cruelle,
Ou quelque autre de ces états.
Mais ce n’est point cela ; ne vous y trompez pas.
Qu’est-ce donc ? Une montre. Et nous ? C’est autre chose.
Voici de la façon que Descartes l’expose ;
Descartes, ce mortel dont on eût fait un dieu
Chez les Païens, et qui tient le milieu
Entre l’homme et l’esprit, comme entre l’huître et l’homme
Le tient tel de nos gens, franche bête de somme.
Voici, dis-je, comment raisonne cet auteur.
Sur tous les animaux, enfants du Créateur,
J’ai le don de penser ; et je sais que je pense.
Or vous savez, Iris, de certaine science,
Que, quand la bête penserait,
La bête ne réfléchirait
Sur l’objet ni sur sa pensée.
Descartes va plus loin, et soutient nettement
Qu’elle ne pense nullement.
Vous n’êtes point embarrassée
De le croire, ni moi. Cependant, quand aux bois
Le bruit des cors, celui des voix,
N’a donné nul relâche à la fuyante proie,
Qu’en vain elle a mis ses efforts
A confondre et brouiller la voie,
L’animal chargé d’ans, vieux Cerf, et de dix cors,
En suppose un plus jeune, et l’oblige par force
A présenter aux chiens une nouvelle amorce.
Que de raisonnements pour conserver ses jours !
Le retour sur ses pas, les malices, les tours,
Et le change, et cent stratagèmes
Dignes des plus grands chefs, dignes d’un meilleur sort !
On le déchire après sa mort ;
Ce sont tous ses honneurs suprêmes.

Quand la Perdrix
Voit ses petits
En danger, et n’ayant qu’une plume nouvelle,
Qui ne peut fuir encor par les airs le trépas,
Elle fait la blessée, et va traînant de l’aile,
Attirant le Chasseur, et le Chien sur ses pas,
Détourne le danger, sauve ainsi sa famille ;
Et puis, quand le Chasseur croit que son Chien la pille,
Elle lui dit adieu, prend sa volée, et rit
De l’Homme, qui confus, des yeux en vain la suit.
Non loin du Nord il est un monde
Où l’on sait que les habitants
Vivent ainsi qu’aux premiers temps
Dans une ignorance profonde :
Je parle des humains ; car quant aux animaux,
Ils y construisent des travaux
Qui des torrents grossis arrêtent le ravage,
Et font communiquer l’un et l’autre rivage.
L’édifice résiste, et dure en son entier ;
Après un lit de bois, est un lit de mortier.
Chaque Castor agit ; commune en est la tâche ;
Le vieux y fait marcher le jeune sans relâche.
Maint maître d’oeuvre y court, et tient haut le bâton.
La république de Platon
Ne serait rien que l’apprentie
De cette famille amphibie.
Ils savent en hiver élever leurs maisons,
Passent les étangs sur des ponts,
Fruit de leur art, savant ouvrage ;
Et nos pareils ont beau le voir,
Jusqu’à présent tout leur savoir
Est de passer l’onde à la nage.

Que ces Castors ne soient qu’un corps vide d’esprit,
Jamais on ne pourra m’obliger à le croire ;
Mais voici beaucoup plus : écoutez ce récit,
Que je tiens d’un Roi plein de gloire.
Le défenseur du Nord vous sera mon garant ;
Je vais citer un prince aimé de la victoire ;
Son nom seul est un mur à l’empire Ottoman ;
C’est le Roi polonais. Jamais un Roi ne ment.
Il dit donc que, sur sa frontière,
Des animaux entre eux ont guerre de tout temps :
Le sang qui se transmet des pères aux enfants
En renouvelle la matière.
Ces animaux, dit-il, sont germains du Renard,
Jamais la guerre avec tant d’art
Ne s’est faite parmi les hommes,
Non pas même au siècle où nous sommes.
(Corps de garde avancé, vedettes, espions,
Embuscades, partis, et mille inventions
D’une pernicieuse et maudite science,
Fille du Styx, et mère des héros,
Exercent de ces animaux
Le bon sens et l’expérience.
Pour chanter leurs combats, l’Achéron nous devrait
Rendre Homère. Ah s’il le rendait,
Et qu’il rendît aussi le rival d’Epicure !
Que dirait ce dernier sur ces exemples-ci ?
Ce que j’ai déjà dit, qu’aux bêtes la nature
Peut par les seuls ressorts opérer tout ceci ;
Que la mémoire est corporelle,
Et que, pour en venir aux exemples divers
Que j’ai mis en jour dans ces vers,
L’animal n’a besoin que d’elle.
L’objet, lorsqu’il revient, va dans son magasin
Chercher, par le même chemin,
L’image auparavant tracée,
Qui sur les mêmes pas revient pareillement,
Sans le secours de la pensée,
Causer un même événement.
Nous agissons tout autrement,
La volonté nous détermine,
Non l’objet, ni l’instinct. Je parle, je chemine ;
Je sens en moi certain agent ;
Tout obéit dans ma machine
A ce principe intelligent.
Il est distinct du corps, se conçoit nettement,
Se conçoit mieux que le corps même :
De tous nos mouvements c’est l’arbitre suprême.
Mais comment le corps l’entend-il ?
C’est là le point : je vois l’outil
Obéir à la main ; mais la main, qui la guide ?
Eh ! qui guide les Cieux et leur course rapide ?
Quelque Ange est attaché peut-être à ces grands corps.
Un esprit vit en nous, et meut tous nos ressorts :
L’impression se fait. Le moyen, je l’ignore :
On ne l’apprend qu’au sein de la Divinité ;
Et, s’il faut en parler avec sincérité,
Descartes l’ignorait encore.
Nous et lui là-dessus nous sommes tous égaux.
Ce que je sais, Iris, c’est qu’en ces animaux
Dont je viens de citer l’exemple,
Cet esprit n’agit pas, l’homme seul est son temple.
Aussi faut-il donner à l’animal un point
Que la plante, après tout, n’a point.
Cependant la plante respire :
Mais que répondra-t-on à ce que je vais dire ?

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