Les Tragiques par Agrippa d’Aubigné (1551-1630) – Préface

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L’Auteur à son livre:

Va, Livre, tu n’es que trop beau
Pour être né dans le tombeau
Duquel mon exil te délivre ;
Seul pour nous deux je veux périr :
Commence, mon enfant, à vivre,
Quand ton père s’en va mourir.

Encore vivrai-je par toi,
Mon fils, comme tu vis par moi ;
Puis il faut, comme la nourrice
Et fille du Romain grison,
Que tu allaite et tu chérisse
Ton père en exil, en prison.

Pour hardi, ne te cache point ;
Entre chez les Rois mal en point ;
Que la pauvreté de ta robe
Ne te fasse honte ni peur,
Ne te diminue ou dérobe
La suffisance ni le cœur.

Porte comme au Senat romain
L’avis et l’habit du vilain
Qui vint du Danube sauvage,
Et montra, hideux, effronté,
De la façon, non du langage,
La malplaisante vérité.

Si on te demande pourquoi
Ton front ne se vante de moi,
Dis-leur que tu es un posthume
Déguisé, craintif et discret,
Que la Vérité a coutume
D’accoucher en un lieu secret.

Ta tranche n’a or ne couleur ;
Ta couverture sans valeur
Permet, s’il y a quelque joie,
Aux bons la trouver au dedans ;
Aux autres fâcheux je t’envoie
Pour leur faire grincer les dents.

Aux uns tu donneras de quoi
Gémir et chanter avec toi,
Et les autres en ta lecture,
Fronçant le sourcil de travers,
Trouveront bien la couverture
Plus agréable que tes vers.

Pauvre enfant, comment parois-tu
Paré de la seule vertu ?
Car, pour une âme favorable,
Cent te condamneront au feu;
Mais c’est ton but invariable
De plaire aux bons et plaire à peu.

Ceux que la peur a révoltés
Diffameront tes vérités,
Comme fait l’ignorante lie :
Heureux livre qui en deux rangs
Distingue la troupe ennemie
En lâches et en ignorants.

Bien que de moi déjà soit né
Un pire et plus heureux ainé,
Plus beau et moins plein de sagesse,
Il chasse les cerfs et les ours,
Tu déniaises son ainesse
Et son partage est en amours.

Mais le second, pour plaire mieux
Aux vicieux, fut vicieux :
Mon esprit par lui fit épreuve
Qu’il était de feu transporté ;
Mais ce feu plus propre se treuve
A brûler qu’à donner clarté.

J’eus cent fois envie et remord
De mettre mon ouvrage à mort.
Je voulais tuer ma folie :
Cet enfant bouffon m’apaisait.
Enfin, pour la fin de sa vie
Il me depleut, car il plaisait.

Suis-je fâcheux de me jouer
A mes enfants, de les louer ?
Amis, pardonnez-moi ce vice :
S’ils sont camus et contrefaits,
Ni la mère ni la nourrice
Ne trouvent point leurs enfants laids.

Je pense avoir été sur eux
et père et juge rigoureux :
L’un à regret a eu la vie,
A mon gré chaste et assez beau ;
L’autre ensevelit ma folie
Dedans un oublieux tombeau.

Si, en mon volontaire exil,
Un juste et sévère sourcil
Me reprend de laisser en France
Les traces de mon perdu temps,
Ce sont les fleurs et l’espérance,
Et ceci les fruits de mes ans.

Aujourd’hui abordé au port
D’une douce et civile mort,
Comme en une terre féconde,
D’autre humeur je fais d’autres vers,
Marri d’avoir laissé au monde
Ce qui plaît au monde pervers.

Alors je n’adorais sinon
L’image vaine du renom,
Renom de douteuse espérance :
Ici sans espoir, sans émoi,
Je ne veux autre récompense
Que dormir satisfait de moi.

Car la gloire nous n’étalons
Sur l’échafaud en ces vallons ;
En ma libre-franche retraite,
Les triomphes des orgueilleux
N’entrent pas dedans ma logette,
Ni les désespoirs sourcilleux.

Mais, là où les triomphes vains
Peuvent dresser leurs chefs hautains,
Là où se tient debout le vice,
Là est le logis de la peur ;
Ce lieu est lieu de précipice,
Fait dangereux par sa hauteur.

Vallons d’Angrongne bien heureux,
Vous bienheureux les malheureux,
Séparants des fanges du monde
Votre chrétienne liberté,
Vous défendez à coups de fonde
Les logis de la Vérité.

Dedans la grotte d’un rocher
La pauvrette a voulu chercher
Sa maison, moins belle et plus seure ;
Ses pertuis sont arcs triomphants,
Où la fille du ciel assure
Un asile pour ses enfants.

Car je la trouve dans le creux
Du logis de soi ténébreux,
Logis élu pour ma demeure,
Où la vérité sert de jour,
Ou mon âme veut que je meure,
Furieuse de saint amour.

Je cherchais de mes tristes yeux
La vérité aux aspres lieux,
Quand de cette obscure tanière
Je vis resplendir la clarté
Sans qu’il y eût autre lumière
Sa lumière était sa beauté.

J’attache le cours de mes ans
Pour vivre à jamais au dedans :
Mes yeux, de la première vue,
bien que transis et explorés,
L’eurent à l’instant reconnue
A ses habits tout déchirés.

« C’est toi, dis-je, qui sens ravir
Mon ferme cœur à te servir ;
A jamais tu seras servie
De lui, tant qu’il sera vivant.
Peut-on mieux conserver sa vie
Que de la perdre en te servant ?

« De celui qui aura porté
La rigoureuse vérité
Le salaire est la mort certaine :
C’est un loyer bien à propos :
Le repos est fin de la peine,
Et la mort est le vrai repos. »

Je commençais à arracher
Des cailloux polis d’un rocher,
Et elle tordait une fonde ;
Puis nous jetions par l’univers,
En forme d’une pierre ronde,
Ses belles plaintes et mes vers.

Quelquefois, en me promenant,
La vérité m’allait menant
Aux lieux où celle qui enfante,
De peur de se perdre, se perd,
Et où l’église qu’on tourmente
S’enferma d’eau dans le désert.

O désert promesse des cieux,
Infertile, mais bienheureux !
Tu as une seule abondance,
Tu produis les célestes dons,
Et la fertilité de France
Ne gît qu’en épineux chardons.

Tu es circuit, non surpris,
Et menacé sans être pris.
Le dragon ne peut, et s’essaie :
Il ne peut nuire que des yeux.
Assez de cris et nulle plaie
Ne force le destin des cieux.

Quel château peut si bien loger ?
Quel roi si heureux qu’un berger ?
Quel sceptre vaut une houlette ?
Tyrans, vous craignez mes propos :
J’aurai la paix en ma logette,
Vos palais seront sans repos.

Je sens ravir dedans les cieux
Mon âme aussi bien que mes yeux
Quand en ces montagnes j’avise
Ces grands coups de la vérité
Et les beaux combats de l’église
Signalez à la pauvreté.

Je vois les places et les champs,
Là où l’effroi des braves camps,
Qui de tant de rudes batailles
Rapportaient les fers triomphants,
Purent les chiens de leurs entrailles
Défaits de la main des enfants.

Ceux qui par tant et tant de fois
Avaient vu le dos des François
Eurent bras et cœur inutile ;
Comme cerfs peureux et légers,
Ils se virent chassez trois mille
Des fondes de trente bergers.

Là l’enfant attend le soldat,
Le père contre un chef combat,´
Encontre le tambour qui gronde
Le psaume élève son doux ton,
Contre l’arquebuse la fonde,
Contre la pique le bâton.

Là l’enseigne volait en vain,
En vain la trompette et l’airain,
Le fifre épouvante au contraire
Ceux-là qu’il devait échauffer :
Ils sentaient que Dieu savoit faire
La toile aussi dure que fer.

L’ordre témoin de leur honneur
Aux chefs ne réchauffa le cœur ;
Rien ne servit l’expérience
Des braves lieutenants de Roy :
Ils eurent peur sans connaissance
Comment ils fuyaient et pourquoi.

Aux cœurs de soi victorieux
La Victoire fille des cieux
Et la Gloire aux ailes dorées
Présentent chacune un chapeau ;
Les insolences égarées
S’égarent loin de ce troupeau.

Dieu fit là merveille, ce lieu
Est le sanctuaire de Dieu ;
Là Satan n’a l’ivraie mise
Ni la semence de sa main ;
Là les agnelets de l’église
Sautent au nez du loup romain.

N’est-ce pour ouvrir nos esprits ?
N’avons-nous pas encore appris
Par David que les grands du monde
Sont impuissants encontre nous,
Et que Dieu ne veut qu’une fonde
Pour instrument de son courroux ?

Il se veut rendre assujettis,
Par les moyens les plus petits,
Les fronts plus hautains de la terre ;
Et, pour terrasser à l’envers
Les Pharaons, il leur fait guerre
Avec les mouches et les vers.

Les siréniens enragés,
Un jour en bataille rangés,
Dépitaient le ciel et la foudre,
Voulants arracher le soleil ;
Et Dieu prit à leurs pieds la poudre
Pour ses armes et leur cercueil.

Quand Dieu veut nous rendre vainqueurs,
II ne choisit rien que les cœurs,
Car toutes mains lui sont pareilles,
Et mêmes entre les païens,
Pour y déployer ses merveilles,
Il s’est joué de ses moyens.

L’exemple de Scévole est beau,
Qui, ayant failli du couteau,
Chassa d’une brave parole
L’ennemi du peuple Romain ;
Et le feu qu’endura Scévole
Fil plus que le coup de sa main.

Contre les tyrans violents
Dieu choisit les cœurs plus brûlants ;
Et quand l’église se renforce
D’autres que de ses citoyens,
Alors Dieu affaiblit sa force,
La maudit et tous ses moyens.

Car, quand l’éternel fit le choix
Des deux des premiers de ses Rois,*
Rien pour les morgues tromperesses
Ne se fit, ni pour les habits :
L’un fut pris entre les ânesses,
Et l’autre entre les brebis.

O mauvais secours aux dangers
Qu’un chef tiré des étrangers !
Heureuse française province
Quand Dieu propice t’accorda
Un prince, et te choisit un prince
Des pavillons de son Juda.

Malheur advint sur nos François
Quand nous bastimes sur François
Et ses malcontentes armées
Les forces d’un Prince plus fort :
Hélas ! elles sont consumées,
Et nous sur le seuil de la mort.

Autant de tisons de courroux
De Dieu courroucé contre nous
Furent ces troupes blasphémantes :
Nous avons appris cette fois
Que ce sont choses différentes
Que l’état de Dieu et des Rois.

Satan, ennemi caut et fin,
Tu voyais trop proche ta fin ;
Mais tu vis d’un œil pâle et blême
Nos cœurs ambitieux jaloux,
Et des-lors tu nous fis nous-mêmes
Combattre pour et contre nous.

Les Samsons, Gédéons, et ceux
Qui n’épargnèrent paresseux
Le corps, le hasard et la peine,
Pour, dans les feux d’un chaud été,
Boire la glace à la fontaine,
Ramenèrent la Vérité.

Rends-toi, d’un soin continuel,
Prince, Gédéon d’Israël ;
Bois le premier dedans l’eau vive,
En cette eau trempe aussi ton cœur :
Il y a de la peine oisive
Et du désir qui est labeur.

Bien que tu as autour de toi
Des cœurs et des yeux pleins de foi,
J’ai peur qu’une Dalide fine
Coupe ta force et tes cheveux,
Te livre à la gent Philistine
Qui te prive de les bons yeux.

Je vois venir avec horreur
Le jour qu’au grand temple d’erreur
Tu feras rire l’assistance ;
Puis, donnant le dernier effort
Aux deux colonnes de la France,
Tu te baigneras en la mort.

Quand ta bouche renoncera
Ton Dieu, ton Dieu la percera,
Punissant le membre coupable ;
Quand ton cœur, déloyal moqueur,
Comme elle sera punissable,
Alors Dieu percera ton cœur.

L’amour premier t’aveuglera
Et puis le meurtrier frappera.
Déjà ta vue enveloppée
N’attend que le coup du couteau,
Ainsi que la mortelle épée
Suit de près le triste bandeau.

Dans ces cabinets lambrissez,
D’idoles de cour tapissez,
N’est pas la vérité connue :
La voix du Seigneur des Seigneurs
S’écrit sur la roche cornue,
Qui est plus tendre que nos cœurs.

Ces monts ferrés, ces aspres lieux,
Ne sont pas si doux à nos yeux,
Mais l’âme y trouve ses délices ;
Et, là où l’œil est contenté
Des braves et somptueux vices,
L’œil de l’âme y est tourmenté.

Échos, faites doubler ma voix,
Et m’entendez à cette fois ;
Mi-célestes roches cornues,
Poussez mes plaintes dedans l’air,
Les faisant du recoup des nues
En France une autre fois parler.

Amis, en voyant quelquefois
Mon âme sortir de ses lois,
Si pour bravement entreprendre
Vous reprenez ma sainte erreur,
Pensez que l’on ne peut reprendre
Toutes ces fureurs sans fureur.

Si mon esprit audacieux
Veut peindre le secret des cieux,
J’attaque les dieux de la terre :
Il faut bien qu’il me soit permis
De fouiller, pour leur faire guerre,
L’arsenal de leurs ennemis.

Je n’excuse pas mes écrits
Pour ceux-là qui y sont repris :
Mon plaisir est de leur déplaire.
Amis, je trouve en la raison
Pour vous et pour eux fruit contraire,
La médecine et le poison.

Vous louerez Dieu, ils trembleront ;
Vous chanterez, ils pleureront :
Argument de rire et de craindre
Se trouve en mes vers, en mes pleurs,
Pour redoubler et pour étreindre
Et vos plaisirs et leurs fureurs.

Je plains ce qui m’est ennemi,
Les montrant j’ay pour eux gémi :
Car qui veut garder la justice,
II faut haïr distinctement
Non la personne, mais le vice,
Servir, non cacher l’argument.

Je sais que les enfants biens nés
Ne chantent, mais sont étonnés,
Et ferment les yeux débonnaires
(Comme deux des fils de Noé),
Voyants la honte de leurs pères
Que le vin fumeux a noyé.

Ainsi un temps de ces félons
(Les yeux bouchez à reculons)
Nous cachions l’orde vilenie ;
Mais nous les trouvons ennemis ;
Et nos pères de la patrie,
Qui ne pèchent plus endormis.

Rend donc, ô Dieu, si tu connais
Mon cœur méchant, ma voix sans voix.
O Dieu ! tu l’élève au contraire ;
C’est trop retenu mon devoir ;
Ce qu’ils n’ont pas horreur de faire,
J’ai horreur de leur faire voir.

Sors, mon œuvre, d’entre mes bras ;
Mon cœur se plaint, l’esprit est las
De chercher au droit une excuse :
Je vais le jour me refusant
Lorsque le jour je te refuse,
Et je m’accuse en t’excusant.

Tu es né légitimement,
Dieu même a donné l’argument ;
Je ne te donne qu’à l’église :
Tu as pour support l’équité,
La vérité pour entreprise,
Pour loyer l’immortalité.